Victor Fouquet
Docteur en droit public de l'Université Paris
1 Panthéon-Sorbonne
Conseiller au groupe Union Centriste du
Sénat
Si j'interviens en la qualité de docteur en droit, j'interviens aussi et surtout en la qualité de conseiller du groupe Union Centriste, ici au Sénat, chargé du suivi des travaux de la commission des finances.
Et à ce titre, je centrerai mon intervention sur la saisine de la loi de finances, à laquelle je suis naturellement le plus confronté.
Avant de témoigner de l'intérieur sur la préparation de la saisine, quelques mots sur les particularismes du contrôle a priori des lois de finances, ainsi que sur le groupe politique pour lequel je travaille, particularismes qui, vous allez le comprendre, influent sur la teneur de mon témoignage.
La possibilité de cette saisine parlementaire a permis de systématiser la saisine et donc le contrôle de constitutionnalité des lois financières, s'agissant à tout le moins des lois de finances initiales.
Depuis la révision de 1974, seules cinq lois de finances initiales sur cinquante n'ont pas été déférées au Conseil constitutionnel par au moins soixante parlementaires. Dont trois années consécutivement, au titre des lois de finances pour 2007, 2008 puis 2009, pour des raisons qui tenaient sans doute au besoin d'adaptation à la réforme de la loi organique relative aux lois de finances (LOLF), alors même que la présidence de la commission des finances de l'Assemblée nationale était dévolue à un membre de l'opposition qui, à l'époque, était aussi l'un des deux pères de la LOLF : Didier Migaud.
Cette quasi-automaticité de la saisine en loi de finances initiale explique en tous les cas la place importante occupée par la loi de finances dans l'activité contentieuse du Conseil constitutionnel, puisque les saisines financières représentent près de 25 % du total des saisines parlementaires. C'est moins le cas pour les lois de finances rectificatives (une sur deux environ fait l'objet d'une saisine), ni et encore moins pour les lois de règlement pour lesquelles les saisines ont été beaucoup moins régulières (seules cinq ont été déférées au Conseil constitutionnel).
L'autre spécificité du contrôle a priori des lois de finances tient à la nature évidemment très politique du budget lui-même, et, corrélativement, à la prudence que le Conseil constitutionnel manifeste à rappeler régulièrement qu'il ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation de même nature que celui du Parlement.
Le contenu et la temporalité propres aux lois de finances annuelles affectent tant l'office du Conseil constitutionnel que la préparation de la saisine elle-même.
Lors de l'examen des lois de finances initiales, le Conseil constitutionnel use très rarement de la possibilité de soulever des griefs d'office, exception faite des « cavaliers budgétaires » qui, en application de la LOLF, ne relèvent pas du champ des lois de finances.
Cela tient au délai très court dont dispose le Conseil constitutionnel pour rendre sa décision : sept ou huit jours, soit moitié moins que pour les lois ordinaires non financières.
Cette contrainte calendaire, qui pèse d'abord sur le Conseil constitutionnel, affecte aussi la préparation de la saisine - certes plus indirectement. Puisque, pour avoir une réelle portée, la saisine doit formuler des griefs d'inconstitutionnalité qui soient suffisamment motivés, précis et explicites, sans se borner à une critique générale des dispositions contestées par les parlementaires. La motivation de la saisine va autrement dit circonscrire l'étendue du contrôle de constitutionnalité.
L'introduction d'un contrôle a posteriori avec la révision de 2008 n'a pas atténué cette obligation de motivation des saisines. Cela est dû à ce que les auteurs de la saisine savent que le Conseil constitutionnel est plus facilement enclin à censurer a priori une mesure fiscale destinée à entrer en vigueur très rapidement, qu'à l'abroger a posteriori dans le cadre d'une QPC.
Concernant la matière budgétaire, le Conseil d'État a considéré que les questions de procédure budgétaire n'étaient pas susceptibles de justifier le renvoi d'une QPC. Le fait que le contrôle a posteriori soit globalement étranger à la matière budgétaire commande également d'apporter une attention toute particulière à la préparation de la saisine.
Pour comprendre mon point de vue, je rappelle que le groupe Union Centriste avait la particularité, jusqu'à la dissolution de juin dernier, d'être dans la majorité sénatoriale avec le groupe Les Républicains sans être, contrairement à ce dernier, dans l'opposition au pouvoir exécutif. Cela n'a pas empêché certains sénateurs centristes, dont le groupe comporte à ce jour moins de soixante unités, de cosigner, le cas échéant, la saisine émanant du groupe Les Républicains.
Cette précision me semble d'autant plus importante qu'elle montre que la réforme de 1974 n'a pas profité uniquement à l'opposition. Car il arrive, à l'intérieur d'un groupe parlementaire, qu'il y ait des doutes sur la constitutionnalité de telle ou telle disposition - notamment fiscale - et que ces doutes s'expriment sans que la totalité des cosignataires de la saisine soient dans l'opposition au Gouvernement. Cela est surtout vrai lorsque la majorité est à la fois relative et pluri-polaire.
Quand bien même le groupe UC atteindrait seul l'étiage requis, c'est-à-dire soixante sénateurs signataires (ce qui sera peut-être bientôt le cas), les différentes sensibilités politiques en son sein ne garantiraient ni l'unanimité de ses membres quant au principe de la saisine ni leur unanimité quant au contenu de la saisine.
La saisine parlementaire est donc bien une protection qui a été donnée, non seulement à l'opposition, mais plus largement aux minorités politiques quelles qu'elles soient, y compris aux fractions minoritaires de la majorité. C'est d'ailleurs ce qu'avait tenu à souligner le président Valéry Giscard d'Estaing, en 2004, à l'occasion du trentième anniversaire de la saisine parlementaire.
J'évoquais la cosignature de sénateurs centristes à la saisine du groupe Les Républicains, car mon homologue Sébastien Girod me faisait remarquer au moment de préparer cette intervention que, contrairement à leurs homologues députés, les sénateurs du groupe Les Républicains ne saisissaient pas systématiquement le Conseil constitutionnel lors de la loi de finances. L'usage du droit de saisine n'est donc pas systématique.
En la matière, les saisines sénatoriales sont moins « politisées » que celles émanant de l'Assemblée nationale ; elles dépendent moins étroitement d'une logique d'opportunité ou de rentabilité politique, et relèvent davantage d'une question de pertinence juridique. Il ne s'agit pas de faire contrôler toutes les lois de finances, mais de cibler celles pour lesquelles la censure de certaines dispositions sont juridiquement possibles.
Je souhaite aborder les différentes étapes qui jalonnent la préparation de la saisine, et à ses aspects à la fois formels et matériels, à la fois stratégiques et rédactionnels.
Quelques exemples peuvent illustrer la démarche très diverse qui conduit les auteurs de la saisine à vouloir faire reconnaître, au-delà de la censure, l'existence de principes constitutionnels.
La décision de saisir le Conseil constitutionnel est prise par les parlementaires en réunion de groupe. La décision va en réalité dépendre des débats que la loi de finances aura suscités en commission des finances puis en séance publique.
La préparation de la saisine est conditionnée, au moins en partie, par l'effectivité des moyens soulevés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Suivant l'incidence des saisines sur la jurisprudence, les intentions des parlementaires vont elles-mêmes varier. La stratégie va dépendre en réalité de la matière objet du contentieux : fiscale ou budgétaire.
En démocratie représentative, le consentement à l'impôt - « principe des principes » du droit public financier, pour reprendre la formule du professeur Éric Oliva - repose sur le Parlement. C'est en revanche au Gouvernement qu'il revient d'élaborer le budget et de conduire les affaires financières de l'État. Cette répartition des tâches se retrouve dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, et par voie dans de conséquence dans l'approche et la préparation des saisines.
En matière budgétaire, les griefs invoqués dans la saisine vont surtout avoir pour objectif de provoquer une réponse de la part du Conseil constitutionnel ou de faire évoluer l'Exécutif dans certaines de ses pratiques. Ce n'est pas parce que le Conseil constitutionnel ne censure pas que le bilan du contrôle de constitutionnalité est nul.
Par exemple le principe sincérité budgétaire distingue la sincérité « quantitative » des prévisions budgétaires, et la sincérité « qualitative » du périmètre budgétaire ou de la présentation des opérations financières.
Malgré la prise en compte des avis du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) dans sa jurisprudence, le Conseil constitutionnel rejette invariablement le grief d'insincérité budgétaire. Ces raisons sont liées à l'incertitude associée à l'exercice prévisionnel ; ensuite, à la définition purement subjective de l'insincérité, assimilée à un dol budgétaire et rendant « l'intention de fausser les grandes lignes du budget » difficilement caractérisable ; enfin, et surtout, à la gravité des conséquences en cas de censure de la totalité de la loi de finances quelques jours seulement avant son entrée en vigueur, et donc finalement à la primauté du principe de continuité de la vie nationale sur le principe de sincérité budgétaire.
Ce principe « quantitatif » de sincérité budgétaire remplit en fait un rôle instrumental dont la sanction ne peut être que politique. Non seulement la saisine sénatoriale sur le projet de loi de finances pour 2024 a été le moyen de prolonger le débat parlementaire, et de poursuivre la bataille engagée au moment de la discussion budgétaire, mais elle a aussi préparé le terrain, d'une certaine façon, aux travaux de la « mission d'information sur la dégradation des finances publiques depuis 2023 » créée par la commission des finances du Sénat en mars 2024.
S'agissant de la sincérité « qualitative », afférente à la présentation du budget, on peut observer un lien entre, d'un côté, la possibilité que le Conseil constitutionnel puisse être saisi et le Gouvernement sanctionné, et, de l'autre, une amélioration globale de la présentation du budget.
Sous l'effet des saisines parlementaires, le budget a subi une profonde mutation qui réside dans l'attention dont font preuve désormais les acteurs impliqués dans le processus de préparation du budget. Le mûrissement d'une argumentation, réitérée à coups de saisines, produit donc des effets positifs qui ne sont pas nécessairement illustrés par une censure.
La préparation de la saisine revêt une dimension d'autant plus stratégique que les auteurs de la saisine savent qu'ils s'exposent, au gré des alternances politiques et une fois de retour dans la majorité, à soumettre leurs propres pratiques à une jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'ils auront contribué à façonner par leurs saisines lorsqu'ils étaient dans l'opposition.
La saisine a beau être préparée en amont, elle est en définitive souvent finalisée dans l'urgence. L'an dernier, le 12 décembre, c'est-à-dire au terme de la première lecture du budget au Sénat, la première mouture de la saisine sénatoriale ne visait que le principe de sincérité et la question des reports de crédits budgétaires. Entre le 12 et le 21 décembre, jour du dépôt de la saisine au Conseil constitutionnel, c'est-à-dire en neuf jours seulement, il y aura eu au total sept versions différentes de la saisine, fruits de multiples allers-retours entre les deux groupes politiques de la majorité sénatoriale et avec le rapporteur général, enrichies de nouveaux griefs contestant de nouvelles dispositions.
Cette urgence rend l'exercice d'autant plus difficile. Car quand bien même les groupes politiques ont des conseillers ayant de solides connaissances en droit constitutionnel, aucun n'a les moyens d'affecter trop longtemps son conseiller attitré à la préparation uniquement de la saisine, surtout en période budgétaire.
La saisine est finalisée dans l'urgence au terme d'un marathon budgétaire souvent long et éprouvant.
En amont, la préparation de la saisine va mobiliser et conjuguer les apports de plusieurs catégories d'acteurs : les conseillers de groupes, bien sûr, mais aussi les « inspirateurs » internes (les administrateurs de la commission des finances, qui travaillent auprès du rapporteur général et avec lesquels on se coordonne, parfois même les parlementaires eux-mêmes) ou externes (universitaires, cabinets d'avocats ou d'affaires publiques...) au Sénat.
Vont être utilisés ou cités à l'appui des argumentations défendues les avis du Haut Conseil des finances publiques, parfois les travaux de la Cour des comptes, évidemment la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de plus en plus souvent le droit européen (notamment les moyens tirés de la Convention européenne des droits de l'Homme), et éventuellement - mais trop rarement - les travaux de la doctrine. Plus on a de sources, plus la saisine est préparée de manière sereine et rigoureuse.
La préparation de la saisine est un exercice de modestie et d'humilité. En préparant la saisine, on ne cherche pas tant à faire l'exégèse de telle ou telle disposition du bloc de constitutionnalité qu'à coller au plus près de l'interprétation qui en est donnée par le Conseil constitutionnel en droit positif. C'est un exercice finalement très formalisé.
Par ailleurs, nous ne sommes que les exécutants des élus pour lesquels nous travaillons. Ce sont eux qui, ayant la légitimité démocratique, assument politiquement le choix et le contenu de la saisine qu'ils cosignent. Ce sont eux qui dressent souverainement la liste des dispositions qu'ils souhaitent voir contestées, et pour lesquelles ils espèrent obtenir, soit une censure, soit une validation assortie d'une réserve d'interprétation.
Le circuit de la saisine est un circuit long, compte tenu de la diversité des informations et des informateurs qui l'irriguent, et des arbitrages politiques à faire quant à son contenu final.
On peut regretter le caractère fuyant d'une jurisprudence constitutionnelle qui, statistiquement, donne assez rarement satisfaction aux parlementaires requérants. Encore que ce constat doive être relativisé dans le domaine fiscal, où l'élargissement aux parlementaires du droit de saisine a favorisé une « constitutionnalisation » assez inattendue du droit fiscal.
Un statut constitutionnel de contribuable a pu être façonné grâce à l'usage de la saisine parlementaire.
C'est grâce à des saisines parlementaires, et grâce à des griefs tirés de l'article 13 de la Déclaration de 1789 et de l'atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques, qu'a pu émerger la notion d'imposition excessive ou confiscatoire ; que le Gouvernement a été enjoint de revoir sa copie sur la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales ; ou encore qu'une « niche fiscale », comme la niche dite « FIFA », prévoyant des exonérations fiscales énormes en faveur des fédérations sportives internationales, a pu être censurée l'an dernier.
Pour le grand financier Gaston Jèze, l'impôt était un instrument de répartition de la charge fiscale en tous les citoyens. Or, l'extension de la saisine a permis progressivement de matérialiser dans notre droit constitutionnel la théorie jézienne du partage équitable de l'effort fiscal.
Lors du trentième anniversaire de la révision de 1974, le président Valéry Giscard d'Estaing avait rappelé que son intention avait été de limiter la « tentation très française d'abus du pouvoir du pouvoir de la majorité », tentation bien résumée par le député André Laignel lors des débats sur les nationalisations avec la formule : « Vous avez juridiquement tort parce que vous êtes politiquement minoritaire. ».
La réforme de 1974 s'est avérée être un bon rempart à la toute-puissance majoritaire. Il faut donc être reconnaissant au président Giscard d'Estaing de l'avoir permise.