III. LA SAISINE PARLEMENTAIRE EN DROIT COMPARÉ
Dimitri Löhrer
Maître de conférences en droit public à l'Université de Pau
La question de la saisine parlementaire des cours constitutionnelles dans le cadre du contrôle de constitutionnalité se prête particulièrement bien à la comparaison pour deux raisons.
Premièrement, cette voie d'accès au juge constitutionnel est présente dans de nombreux systèmes juridiques, avec des modalités à la fois similaires et différentes, donc propice à la comparaison. Deuxièmement, la mise en perspective de ces modalités permet une meilleure connaissance de cette voie d'accès en général et pour la France en particulier.
La comparaison européenne est particulièrement instructive, car la saisine parlementaire est une caractéristique du modèle européen de justice constitutionnelle, présente dans la plupart des pays ayant opté pour un contrôle de constitutionnalité des normes de type concentré. Certains pays comme l'Italie font exception, mais la majorité de nos voisins européens ont adopté ce mécanisme.
Nous avons choisi de nous concentrer sur quatre pays : l'Allemagne, la Belgique, le Portugal et l'Espagne. Ces quatre systèmes juridiques offrent des configurations multiples et des pratiques variées, propices à la comparaison. Notre analyse se limite à la seule saisine parlementaire exercée dans le cadre du contrôle de constitutionnalité abstrait des normes, excluant d'autres chefs de compétences qui n'ont pas d'équivalent en France, comme le recours d'amparo en Espagne.
Pour analyser les modalités juridiques de la saisine parlementaire dans ces pays, nous retenons trois critères : le type et le nombre de parlementaires requis, le moment de la saisine, et les normes dont la constitutionnalité peut être contestée par les parlementaires.
Concernant le type et le nombre de parlementaires, on observe une grande diversité. Comme le souligne Marc Verdussen, la juridiction constitutionnelle peut être saisie par une fraction, généralement minoritaire, de membres d'une ou plusieurs assemblées parlementaires. Cette fraction peut être déterminée par un nombre fixe ou un pourcentage du nombre total des parlementaires.
En Allemagne, par exemple, la Cour constitutionnelle peut être saisie par un quart des membres du Bundestag, uniquement la chambre basse du parlement.
En Espagne, en revanche, la saisine parlementaire du tribunal constitutionnel est ouverte à une minorité de cinquante députés ou cinquante sénateurs. Au Portugal, qui a un parlement monocaméral, un dixième des membres de l'Assemblée de la République (23 députés) peut saisir le tribunal constitutionnel. Ces deux pays permettent aussi aux membres des assemblées législatives régionales de saisir le tribunal constitutionnel, avec des modalités différentes.
Le système belge est plus atypique, requérant une majorité qualifiée des deux tiers des membres des assemblées législatives pour la saisine, qui s'effectue par l'intermédiaire du Président.
Concernant le moment de la saisine, le contrôle a priori sur saisine parlementaire est rare. Il n'existe pas en Belgique, est limité à une catégorie spécifique de normes en Allemagne et au Portugal, et a été partiellement rétabli en Espagne pour les statuts des communautés autonomes. Le contrôle a posteriori est commun aux quatre systèmes, avec des délais variables : sans limite en Allemagne et au Portugal, de trois mois en Espagne, et de six mois en Belgique.
Les normes contestables dans le cadre de la saisine parlementaire diffèrent selon les pays. En Belgique et en Espagne, seules les normes législatives peuvent être contestées. En Allemagne et au Portugal, le champ est plus large, incluant le droit fédéral et des Länder en Allemagne, et toute norme, y compris les actes administratifs réglementaires, au Portugal.
Ces éléments permettent de comprendre les modalités juridiques de la saisine parlementaire des Cours constitutionnelles dans ces pays. Des données statistiques pourraient apporter un éclairage supplémentaire sur l'utilisation concrète de ce mécanisme.
Damien Connil
Chargé de recherche CNRS (UMR DICE-IE2IA, Université de Pau)
En 2023, la Cour constitutionnelle allemande n'a rendu que cinq décisions dans le cadre du contrôle abstrait des normes, dont quatre sur saisine parlementaire. Ces décisions ne représentent que 0,07 % de l'ensemble des décisions rendues, ce qui corrobore les chiffres donnés par Marc Verdussen il y a dix ans (0,065 %).
En Belgique, sur 178 décisions, 70 arrêts ont été rendus sur recours en annulation (39 %), mais aucune sur saisine d'un président d'assemblée législative. La dernière remonte à 2014. 98 % des saisines sont réalisées par des requérants individuels et non institutionnels.
En Espagne, en 2023, le Tribunal a reçu 8 120 demandes, dont 26 concernaient le recours en inconstitutionnalité. Sur ces 26 recours, 10 étaient portés par des parlementaires (38 %). Sur 190 décisions rendues, 34 concernaient des recours en inconstitutionnalité, dont 23 sur saisines parlementaires (17 du Congrès des députés, 2 du Sénat, 4 d'assemblées législatives des communautés autonomes).
Au Portugal, sur 1 896 arrêts et décisions sommaires, neuf concernaient le contrôle abstrait, dont quatre en contrôle a priori (sur saisines du Président de la République) et cinq en contrôle a posteriori (dont une sur saisine de l'assemblée législative de la région autonome de Madère).
Ces chiffres mettent en évidence plusieurs éléments. La saisine parlementaire, bien que peu utilisée, reste une voie d'accès possible aux juges constitutionnels dans ces différents pays. Cela soulève la question de la singularité du cas français, où cette voie d'accès est plus considérée comme plus ordinaire et révèle des chiffres plus importants.
La faible utilisation de la saisine parlementaire dans ces quatre pays peut s'expliquer par la structure de la justice constitutionnelle, notamment l'existence d'autres requérants jouant davantage le rôle de défense de la Constitution (le Président de la République au Portugal, les requérants individuels en Belgique) et d'autres voies d'accès aux juges constitutionnels (recours d'amparo ou conflit entre organes en Espagne et en Allemagne).
Cette situation contraste avec le cas français, où les parlementaires jouent principalement le rôle de défenseurs de la Constitution. L'introduction tardive de la QPC en France n'a pas tari les saisines parlementaires dans le cadre du contrôle a priori, ce qui soulève la question de la persistance d'une culture parlementaire de saisine du Conseil constitutionnel.
L'analyse des saisines parlementaires du juge constitutionnel nécessite un examen approfondi pour comprendre les modalités procédurales, les éléments statistiques, les pratiques et la perception de cette procédure. Il convient d'étudier les ressorts politiques et conjoncturels, ainsi que les nouvelles façons pour les parlementaires de saisir le juge constitutionnel, individuellement, en groupe ou via l'institution.
L'approche comparative de la saisine parlementaire apporte une richesse d'informations, mais une étude plus systématique s'impose. Des données quantitatives, statistiques, qualitatives, textuelles et empiriques sont nécessaires. C'est l'objectif du projet de recherche que nous menons actuellement avec le Conseil constitutionnel à l'Université de Pau.
Ce projet vise trois objectifs principaux :
1. Proposer une analyse détaillée, pays par pays, des acteurs, des modalités et du contenu des saisines parlementaires constitutionnelles.
2. Identifier les éventuelles stratégies en matière de saisines et de non-saisines.
3. Examiner les effets de la saisine parlementaire à plusieurs niveaux :
· sur les décisions et la jurisprudence (taux de succès des saisines, conformité, non-conformité, réserves) ;
· sur la juridiction constitutionnelle (organisation, fonctionnement, délais, anticipation des saisines, audition des parlementaires, règles procédurales) ;
· sur la démocratie constitutionnelle et l'État de droit en général.
Philippe Bas. - Je remercie nos intervenants pour cette étude approfondie qui confirme la puissance du système français comparé à d'autres systèmes. Bien que ces derniers aient leurs mérites, nous constatons que le système français a une grande portée et une efficacité en termes de pratique et de défense des droits.