IV. DÉBAT

François Saint-Bonnet. - Ma question porte sur la nature de la coïncidence entre le développement du contentieux constitutionnel dans les années 1980 et la théorisation de la juridictionnalisation. S'agit-il d'une coïncidence temporelle ou causale ? Le développement du contentieux a-t-il conduit à l'élaboration de théories et à la juridictionnalisation ? Ou bien ce processus était-il prévu et attendait-il simplement que le contexte soit propice, ce qui se serait produit en 1974 ?

Aïda Manouguian. - Je ne pense pas qu'il y ait eu de complot ou de planification préalable concernant l'évolution du Conseil constitutionnel. Son développement semblait imprévisible malgré les articles sur le contrôle de constitutionnalité des lois. En 1970, Charles Eisenmann estimait peu probable que cette institution devienne une véritable juridiction. La doctrine était alors assez désenchantée.

Le tournant est survenu avec la décision du 16 juillet 1971, dont les effets n'ont été pleinement mesurés qu'après l'instauration de la saisine parlementaire. Seule la QPC, parmi les différentes renaissances du Conseil constitutionnel, a été véritablement planifiée.

La décision de 1971 et la saisine parlementaire de 1974 résultent davantage de la volonté de réviser la Constitution via l'article 89. Cette nouvelle approche du droit constitutionnel a ensuite suscité l'enthousiasme de la doctrine constitutionnaliste.

Bruno Daugeron. - J'ai le sentiment que, grâce aux trois intervenants, nous venons de vivre un moment doctrinal en ce qu'il révèle une transition entre une vision agiographique de cette réforme et une approche plus distanciée. Le point selon lequel les droits de la minorité pouvaient cacher le recul des droits du Parlement en tant qu'institution me semble crucial.

Cette réforme contribue, selon moi, à renforcer la présidentialisation majoritaire en tant qu'elle consacre un clivage dont on ne peut s'affranchir. Ce n'est pas anodin si, dans les années 1960, lorsqu'on conceptualisait la notion de majorité, le Sénat s'y est opposé. Étienne Dailly a notamment dénoncé cette division entre majorité et opposition comme un mandat impératif, une forme de blanc-seing.

Confiner le Parlement au rôle d'instrument de l'opposition l'empêche parfois de s'affirmer en tant qu'institution à part entière. Les saisines transpartisanes sont perçues comme inhabituelles, alors qu'elles devraient incarner l'expression de la liberté parlementaire.

Benjamin Lecoq-Pujade. - La réécriture du texte en 1974 a certainement joué un rôle important. Les débats autour de la révolution de 1974 étaient techniques et complexes, notamment concernant le principe de la saisine parlementaire ou minoritaire. Le coeur du débat portait sur le choix entre un nombre fixe ou une fraction de parlementaires, ainsi que sur la possibilité pour les sénateurs de saisir conjointement ou non le Conseil constitutionnel.

Le choix d'une fraction et d'un nombre fixe, ainsi que l'exclusion de la possibilité pour une minorité parlementaire de saisir le Conseil constitutionnel, expliquent en partie cette logique. Bien que des saisines conjointes de soixante députés et soixante sénateurs restent possibles, on constate une réticence envers la notion de minorité en 1974. L'argument avancé était qu'il n'existait pas de minorité au sein de l'Assemblée nationale ou du Sénat.

Ce système de saisine semble avoir été conçu comme un canal de dérivation pour une opposition ou des intérêts minoritaires, dont on reconnaît la légitimité à s'exprimer, mais sans remettre en question du clivage de base.

Damien Connil. - Au regard des conséquences et des enseignements de l'école d'Aix, si nous évoquons aujourd'hui les effets sur la doctrine constitutionnelle et le contentieux constitutionnel, c'est parce que les éléments dégagés par l'école d'Aix ont suffisamment infusé. Nous parlons désormais de contentieux constitutionnel et observons la juridictionnalisation du Conseil constitutionnel. Certes, le raisonnement n'a pas été poussé à son terme, mais l'effet sur la doctrine et la manière d'aborder le Conseil constitutionnel ont été profondément modifiés.

Je souligne que nous ne sommes pas allés complètement au bout la logique contentieuse. Le fait que le secrétariat général du gouvernement reste le défenseur de la loi reste un élément étonnant. De même, on peut s'étonner que les assemblées parlementaires n'aient pas saisi la possibilité offerte par la QPC. La saisine parlementaire demeure un élément contentieux étonnant pour nous, observateurs extérieurs.

Une dernière question se pose depuis l'instauration de la QPC. La doctrine s'est beaucoup intéressée à cette nouvelle procédure, délaissant presque entièrement la saisine a priori. Avons-nous une explication à ce phénomène ? S'agit-il simplement de l'attrait de la nouveauté qui a attiré l'attention de la doctrine vers la QPC au détriment du contrôle a priori, ou y a-t-il une raison plus profonde ?

Alain Laquièze. - Permettez-moi de souligner un moment symbolique dans l'histoire de nos disciplines : les quarante ans de la saisine parlementaire. Elle s'est faite sous l'égide de l'Association française de Droit constitutionnel en 2020. Depuis, le mouvement s'est quelque peu décentré, ce que je constate sans critique. Après la période de l'école d'Aix, les intérêts se sont diversifiés. En examinant l'évolution de la doctrine constitutionnelle française depuis 1900, on distingue différentes phases.

Nous savons que notre discipline ne se limite pas à la juridictionnalisation des droits. Le droit constitutionnel ne saurait se réduire à la seule jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Aïda Manouguian. - Concernant l'évolution de la discipline, un mouvement de résistance s'est formé à partir de 2010, avec une volonté de pratiquer le droit constitutionnel différemment. Cette approche s'est ouverte à d'autres champs que celui de la jurisprudence.

Cette controverse dépasse la simple question du juge, bien qu'elle cristallise cette problématique. Elle soulève des interrogations sur la méthode et l'approche du droit constitutionnel. J'avance donc l'idée de la nécessité d'une épistémologie constructiviste, considérant qu'il existe autant de manières de faire du droit constitutionnel que d'approches.

Il faut admettre que la définition de la Constitution, qu'elle soit vue comme une charge des droits et libertés, une norme, ou un instrument de limitation du pouvoir, dépend de l'approche adoptée. Il est important d'être transparent à ce sujet.

Concernant la QPC, son nouvel attrait s'inscrit dans les théories de légitimation que j'ai esquissées. Elles visent à redéfinir la démocratie selon d'autres critères. La légitimité d'un représentant en démocratie ne repose plus uniquement sur son élection, mais aussi sur sa capacité à protéger les droits et libertés des individus. La QPC consolide cette nouvelle définition de la démocratie, centrée non plus sur le citoyen, mais sur l'individu, reflétant ainsi une conception très libérale de la démocratie.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page