III. LES EFFETS SUR LE CONTENTIEUX CONSTITUTIONNEL
Thibault Desmoulins
Maître de conférences à l'Université de Clermont Auvergne
En 1974, on a opté pour un contrôle de constitutionnalité partiellement autonome, confié à un groupe de soixante députés ou soixante sénateurs. Ce seuil, relativement bas comparé à d'autres pays européens, facilite la saisine tout en évitant les recours dilatoires ou une politisation excessive.
L'effectivité de cette autonomie procédurale a entraîné des effets de bord souvent négligés dans les études car, en réalité, l'appréciation de l'opportunité de saisir le Conseil constitutionnel, réservée aux parlementaires, est influencée par le contexte politique et historique.
Deux séries de cas limites méritent notre attention. Premièrement, les situations dans lesquelles le Conseil constitutionnel ne répond pas exactement à la saisine parlementaire, malgré la prudence des requérants. Deuxièmement, les cas dans lesquels le contexte politique est si contraignant qu'il conduit à une non-saisine du Conseil.
Guy Carcassonne résumait ainsi ce dernier cas de figure : « Si politiquement il y a un consensus à ne pas briser, on ne saisit pas ; si politiquement on constate que l'on pourrait construire une saisine juridique, mais que des excès sont à craindre, on ne saisit pas non plus ».
Pourtant, ces cas limites révèlent comment l'opportunité de saisir le Conseil constitutionnel peut être contrariée. Nous examinerons d'abord les non-réponses du Conseil aux saisines parlementaires, puis les non-saisines du Conseil, deux aspects paradoxaux, mais significatifs des effets de la saisine parlementaire.
En premier lieu, dans le cadre des saisines du Conseil constitutionnel par les parlementaires, l'article 2 impose l'obligation de motiver les saisines, contrairement à d'autres cas dans lesquels cette motivation n'est pas requise. Cette exigence vise à éviter les saisines blanches qui obligeraient le Conseil à identifier lui-même les points litigieux.
Le Conseil constitutionnel a par ailleurs précisé dans sa décision n° 85-197 DC de 1985 que l'objectif des saisines n'est pas d'entraver le pouvoir législatif, mais d'assurer la conformité des lois à la Constitution. La motivation des saisines permet donc d'éviter les recours dilatoires et d'orienter le juge constitutionnel vers les aspects potentiellement inconstitutionnels.
Pour les parlementaires, cela implique de choisir les fondements de leur saisine. Ils peuvent choisir d'opérer une saisine constructive en invoquant potentiellement de nouveaux fondements constitutionnels, au risque d'un rejet par le Conseil. Alternativement, ils peuvent opter pour une saisine plus limitée, laissant ainsi au Conseil la possibilité de se saisir d'office concernant d'autres aspects du texte.
L'enjeu pour les parlementaires est de circonscrire l'étendue et la portée de leur saisine pour en maîtriser la réponse, bien que cet exercice soit difficile.
Les parlementaires ont notamment utilisé ces saisines pour proposer la reconnaissance par le Conseil de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (PFRLR). Le premier PFRLR a été dégagé à l'occasion d'une saisine du Président du Sénat, mais les parlementaires ont ensuite largement exploité cette possibilité. Un exemple notable concerne la loi sécurité et liberté de 1981, pour laquelle les parlementaires tentent une saisine constructive en invoquant un PFRLR tiré d'une tradition républicaine opposée aux limitations de la liberté d'aller et venir. Le Conseil constitutionnel a rejeté cette proposition, mais l'insistance des parlementaires l'a conduit à fournir des critères d'identification des PFRLR en 1988 (n° 88-244 DC).
Cependant, le Conseil constitutionnel peut rejeter de manière très explicite la reconnaissance d'un PFRLR, ou implicitement en ne répondant pas à certaines demandes considérées comme inopérantes. Des exemples récents concernent le financement de la sécurité sociale, ou la question de la protection fonctionnelle des agents de l'État qui reste en suspens.
En parallèle, on observe une deuxième catégorie de saisines dans laquelle le Conseil constitutionnel semble ne pas répondre directement aux moyens soulevés. Il préfère examiner ses propres griefs d'inconstitutionnalité, utilisant ainsi les marges et les lacunes de la saisine pour aborder de nouveaux sujets. Cette approche se manifeste notamment lorsque le Conseil relève d'office certains moyens, même si cela n'aboutit généralement pas à une censure. Dans 70 % des cas, les moyens relevés sont finalement écartés, ce qui démontre une application particulièrement minutieuse du Conseil.
Deux exemples illustrent cette pratique. Premièrement, le Conseil relève des moyens liés à la procédure législative, notamment concernant la présence de cavaliers législatifs, c'est-à-dire de dispositions introduites par des amendements, apparemment étrangères, soit à l'objet de la loi soit à son périmètre. Deuxièmement, en matière sociale, le Conseil surveille fréquemment l'élaboration d'un texte avant même d'être saisi, lui permettant d'accélérer l'exercice de son contrôle une fois saisi.
Or, en second lieu, cette surveillance étroite du processus législatif par le Conseil constitutionnel influence le comportement des parlementaires. Certains renoncent à saisir le Conseil, en craignant les conséquences potentielles. Cette autocensure témoigne de la politisation de la saisine et du poids des circonstances sur la décision de saisir ou non le Conseil.
En principe, les parlementaires disposent d'une liberté totale pour saisir le Conseil constitutionnel. Cependant, des exemples montrent que cette liberté peut être limitée par des considérations politiques ou des circonstances exceptionnelles.
Lors de périodes d'urgence, comme en 2015 face à la menace terroriste ou plus récemment durant la crise sanitaire, le gouvernement a explicitement demandé aux parlementaires de ne pas saisir le Conseil constitutionnel. Le Premier ministre de l'époque a même déclaré le 20 novembre 2015 qu'il était toujours risqué de saisir le Conseil constitutionnel. On ne savait pas s'il y avait une incertitude inhérente à toute procédure de contrôle de constitutionnalité, ou si au contraire il fallait simplement s'en tenir, par souci d'efficacité, au texte déjà adopté pour ne pas davantage faire peser un risque de censure déjà identifié sur le texte.
Des motifs purement politiques peuvent également influencer la décision de saisir le Conseil. Par exemple, en 1992, lors de l'adoption du nouveau Code pénal et du nouveau code de procédure pénale, les changements dans la composition du Conseil constitutionnel ont influencé la décision de ne pas le saisir. À l'époque, le départ du doyen Vedel a laissé une autre personnalité, Robert Badinter, dominer les débats au sein du Conseil et faire craindre à l'opposition qu'en cas de saisine du Conseil constitutionnel, une version encore plus « progressiste » ne résulte du contrôle de constitutionnalité. Ces dispositions n'ont donc pas été déférées, illustrant une politisation maximale de la saisine. La crainte d'effets de bord liés à la composition du Conseil constitutionnel influençait la liberté de saisine sans entraver le processus législatif.
Une série d'hypothèses plus discrètes, bien que contre-intuitives, voient la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel s'éteindre. En effet, la réforme de 1974 visait à permettre à l'opposition et aux minorités de saisir le Conseil, contredisant l'idée que l'on peut avoir juridiquement tort parce que l'on est politiquement minoritaire (suivant la formule d'André Laignel).
Paradoxalement, l'hypothèse d'une saisine parlementaire émanant de la majorité devient récurrente, alors qu'en apparence elle n'a pas lieu. Cette saisine parlementaire est captée par d'autres autorités, comme le président de la République ou les présidents d'assemblées parlementaires, dont les intérêts convergent avec ceux de la majorité. La logique de la réforme de 1974 s'inverse donc : la saisine parlementaire devient un instrument de la majorité pour parfaire un projet de loi après des compromis politiques, et non plus un instrument de l'opposition.
Des exemples récents incluent les lois sur la géolocalisation et la dissimulation du visage dans l'espace public. Cette tendance est minoritaire, représentant environ une saisine sur dix depuis 1958, mais elle révèle l'instrumentalisation politique de la saisine par le fait majoritaire. Cette saisine peut manquer d'effectivité en raison de sa surdétermination politique. Des cas très récents illustrent encore ce phénomène, comme le projet de loi rectificatif du financement de la sécurité sociale et le projet de loi immigration. On a même observé une tentative de saisine irrecevable par la Première ministre Élisabeth Borne. Dans ces circonstances, la présidence et la majorité se coalisent pour attendre du Conseil constitutionnel qu'il agisse comme une troisième chambre, redéfinissant le texte adopté par le Parlement, en s'en remettant à sa sagesse et sa modération.
Cela démontre que la réforme de 1974, visant à « juridictionnaliser » voire à « juridiciser » le droit constitutionnel, reste inachevée face à ces cas limites où elle est soit privée d'effets, soit subvertie. Il est donc crucial d'encourager les parlementaires à utiliser leur faculté de saisine malgré les pressions, à développer de nouveaux moyens et à réaliser des saisines constructives, sans craindre que le Conseil constitutionnel rejette certains moyens ou étende sa portée.
Alain Laquièze. - Il y a vingt ans, nous évoquions la nécessité de redéfinir le droit constitutionnel face à la saisine parlementaire. Aujourd'hui, je m'interroge sur la pertinence de parler plutôt d'une politisation du droit constitutionnel. Vos propos m'interpellent particulièrement, car vous décrivez la stratégie des parlementaires et des membres du Conseil constitutionnel vis-à-vis de cette saisine. En tant que constitutionnalistes, nous avons peut-être négligé l'aspect de l'instrumentalisation des techniques constitutionnelles par les acteurs politiques.