II. LES EFFETS DE LA DOCTRINE CONSTITUTIONNELLE
Aïda Manouguian
Maître de conférences à l'Université de Strasbourg
Renée de Lacharrière résumait l'attitude des parlementaires lors de la révision constitutionnelle d'octobre 1974 comme « dépossédés, mécontents ». Il trouvait curieux que les représentants de la nation aient approuvé et applaudit l'extension de la saisine du Conseil constitutionnel, c'est-à-dire l'élargissement des compétences d'une institution chargée de les limiter. Cependant, cette opinion était minoritaire parmi les juristes de l'époque, qui, selon Renée de Lacharrière, appréciaient généralement tout ce qui ressemblait à une juridiction ou une cour suprême. L'une des rares critique émana de celui qui deviendra pourtant l'un des principaux promoteurs du contentieux constitutionnel, Loïc Philip, qui jugeait dès 1975 cet élargissement « dangereux ».
Mon propos vise à démontrer que la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel marque le début de la juridictionnalisation du droit constitutionnel en tant que discipline. Cette approche part du principe que le droit est une construction, un langage dont l'interprétation dépend du sujet qui le construit. À cet égard, le monde du droit est un monde de représentation. En droit constitutionnel, un même objet peut être défini de manière radicalement différente selon les auteurs.
Charles Eisenmann a souligné que les divergences sur les principes de la justice constitutionnelle découlent d'une opposition fondamentale sur l'objet et la conception de la science du droit. Plutôt que d'en conclure à l'impossibilité d'une théorie pure du droit, Eisenmann, suivant Hans Kelsen, affirme que le rôle proprement scientifique du juriste se limite à une analyse objective d'une réalité donnée.
Je pense que c'est précisément la négation de la subjectivité des représentations du droit qui explique les impasses dans lesquelles se sont enfermés de nombreux constitutionnalistes sur le contrôle juridictionnel de constitutionnalité des lois. Entre l'affirmation que le droit constitutionnel est avant tout un droit jurisprudentiel et celle qu'il est un droit politique, on peut s'interroger sur l'existence d'une vérité unique.
Dans cette perspective méthodologique, je vais montrer comment le juge constitutionnel est devenu omniprésent dans le discours doctrinal à partir de la loi constitutionnelle d'octobre 1974, et avant cela, de la décision liberté d'association du 16 juillet 1971. Comme l'écrivait Jean Rivero, « cette décision serait restée théorique sans l'élargissement de la saisine en 1974 ».
Cette place prépondérante du juge dans les débats doctrinaux était prévisible. L'avènement de la justice constitutionnelle en France a été difficile, mais l'existence d'un juge contrôlant la loi a toujours été au coeur des controverses théoriques des juristes, même avant la naissance du constitutionnalisme moderne. L'histoire du juge dans la pensée constitutionnelle a connu de longues périodes de refoulement et de vifs plaidoyers en sa faveur, elle est une sorte d'idée fixe.
Entre 1958 et 1971-1974, le Conseil constitutionnel n'a pas captivé l'attention de la doctrine. Une anecdote illustre ce désintérêt. Dans un manuel de droit constitutionnel d'occasion datant de 1963, les pages concernant le Conseil constitutionnel n'étaient pas coupées, contrairement au reste de l'ouvrage, ce qui constitue une preuve d'indifférence pour cette institution nouvelle.
Cependant, certains auteurs, comme Charles Eisenmann en 1973, appelaient déjà à un élargissement de la saisine. C'est véritablement l'élargissement de la saisine à soixante députés ou soixante sénateurs qui a permis l'émergence du mouvement de juridictionnalisation du droit constitutionnel, entraînant un bouleversement d'ordre épistémologique qui s'est matérialisé par une redéfinition de la discipline et une transformation de son enseignement.
Deux temps peuvent être identifiés dans l'évolution de la doctrine constitutionnelle depuis 1974 : le temps de la technicisation et celui de la légitimation. Le temps de la technicisation, de 1974 au début des années 1990, a été l'oeuvre de l'école d'Aix-en-Provence et de sa figure emblématique, le doyen Louis Favoreu. Cette technicisation a consisté à promouvoir l'étude de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et à permettre l'émergence du contentieux constitutionnel comme discipline nouvelle.
Avant 1974, les ouvrages consacrés spécifiquement au Conseil constitutionnel étaient rares. À partir de 1974, l'expansion du droit constitutionnel jurisprudentiel a été spectaculaire. Dès 1975, une chronique constitutionnelle est créée dans la Revue du Droit Public, et les Grandes décisions du Conseil constitutionnel de Louis Favoreu et Loïc Philip sont publiées. En 1978, un Que sais-je ? est consacré au Conseil constitutionnel, suivi en 1980 par un ouvrage de François Luchaire. Dans les années 1980, les chroniques constitutionnelles se multiplient, notamment celles de Pierre Avril et Jean Gicquel dans la revue Pouvoirs, et celles de Robert Etien et Michel Verpeaux dans la Revue Administrative. En 1985, l'Annuaire international de justice constitutionnelle est créé. Les articles de doctrine se multiplient également, traitant principalement de la composition du Conseil constitutionnel et de sa procédure.
Trois événements clés ont marqué l'évolution du contentieux constitutionnel en France. Premièrement, l'émergence de manuels de contentieux constitutionnel, initiée par Dominique Turpin en 1986, rendant hommage aux pères fondateurs du domaine, suivi par l'ouvrage de Dominique Rousseau en 1990. Deuxièmement, la création en 1990 de la Revue Française de Droit constitutionnel, diffusant une nouvelle approche de la discipline. Troisièmement, la publication d'un manuel collectif sous la direction du doyen Favoreu, symbolisant la juridictionnalisation du droit constitutionnel.
Les années 1990 ont vu un développement considérable du contentieux constitutionnel, ponctué par des célébrations décennales de la saisine parlementaire du Conseil constitutionnel. Cette période a été marquée par une technicisation du droit constitutionnel, avec des conceptions remettant en cause sa dimension politique. Des théoriciens comme Louis Favoreu ont défendu l'idée que le droit constitutionnel était devenu un vrai droit grâce à la sanction juridictionnelle. Certains, comme Didier Maus, ont même affirmé qu'avant la Ve République, le droit constitutionnel n'était pas véritablement juridique.
Cette conception, cependant, repose sur une confusion entre juridicisation et juridictionnalisation du droit. Elle consiste à considérer que la sanction juridictionnelle est une condition de juridicité, alors qu'elle est davantage une condition de garantie de l'État de droit. La constitution a été redéfinie comme une norme, justifiant théoriquement la nécessité de la justice constitutionnelle. « Sans le contrôle de constitutionnalité, la pyramide s'effondre ! », s'exclamera ainsi Dominique Rousseau.
Il convient de noter que tous les commentateurs ne partageaient pas cette approche. Léo Hamon, par exemple, soulignait l'importance du contexte politique dans l'étude de la jurisprudence constitutionnelle. Paradoxalement, c'est la politisation du contentieux constitutionnel, l'extension de la saisine parlementaire, qui aurait conduit à la juridicisation du droit constitutionnel.
À partir des années 1990, la place prépondérante du Conseil constitutionnel a nécessité une justification de son existence en démocratie : c'est le temps de la légitimation. Cette réflexion sur la légitimité du Conseil s'inscrit dans une critique plus ancienne de la démocratie représentative, notamment développée par Hans Kelsen. Ce dernier concevait la justice constitutionnelle comme un moyen de tempérer la domination de la majorité, proposant une théorie basée sur un compromis entre majorité et minorité. Parce que le principe majoritaire peut mener à une subversion de la démocratie s'il n'est pas encadré par des mécanismes de contrôle, il faut que la minorité puisse jouer un rôle déterminant dans le processus démocratique. La justice constitutionnelle apparaît alors comme le moyen d'assurer ce compromis, en obligeant la majorité à prendre en compte les attentes de la minorité.
Ensuite, la doctrine constitutionnaliste contemporaine va présenter le juge constitutionnel comme un instrument de limitation du fait majoritaire. Louis Favoreu a contribué à ce discours de légitimation en affirmant que la légitimité de la justice constitutionnelle tenait notamment à sa fonction de contrepoids de la majorité.
Cette critique a permis à la doctrine de reconstruire une conception de la démocratie compatible avec la justice constitutionnelle. Le contrôle de constitutionnalité des lois étant difficilement acceptable dans le cadre d'une démocratie représentative, la doctrine a condamné celle-ci pour lui préférer une définition de la démocratie se confondant largement avec celle d'État de droit.
La révision de 1974 nécessitait de légitimer le Conseil constitutionnel en tant qu'organe juridictionnel. Marcel Waline a entrepris cette tâche dans la préface de la première édition des Grandes décisions du Conseil constitutionnel en 1975. Georges Vedel affirmait déjà en 1960-1961 que le Conseil constitutionnel était une juridiction et non un simple organe politique de nature non juridictionnelle.
La question de la légitimité démocratique s'est posée particulièrement au regard de la fonction de contrôle de constitutionnalité de la loi. À l'« overdose majoritaire », sera préférée la délibération par l'État. Autrement dit, la légitimité d'une décision ne réside pas dans le fait qu'elle ait été prise par les représentants du peuple, mais dans son processus d'adoption et de contrôle.
La décision du Conseil constitutionnel du 23 août 1985 a permis de fonder une théorie érigeant le juge en représentant du peuple constituant, par opposition au législateur représentant du peuple actuel. Cette redéfinition de la démocratie, qualifiée de continue ou constitutionnelle, repose sur une remise en cause du critère de légitimation fondé sur l'élection au profit d'un critère finaliste de promotion des droits et libertés des individus.
Ces discours de légitimation s'inscrivent dans le prolongement d'une pensée constitutionnelle antivolontariste, accentuée par l'avènement du constitutionnalisme libéral. Ils révèlent la volonté de faire émerger un État juridictionnel, à l'image de l'État de justice de l'ancienne France, et montrent que la démocratie n'a pas été un horizon prioritaire pour la doctrine constitutionnaliste, davantage intéressée par le gouvernement représentatif et les instruments de limitation du pouvoir.
Alain Laquièze. - J'observe que la période de l'École d'Aix des années 1970 à 1990, semble avoir cédé la place à d'autres préoccupations dans le droit constitutionnel. Notre colloque d'aujourd'hui, qui se tient au Sénat et non au Conseil constitutionnel, illustre ce changement de perspective. Nous abordons davantage le rôle du Parlement que celui du Conseil constitutionnel dans le cadre de la saisine parlementaire, contrairement à ce qui prévalait dans les années 1980-1990. Ce déplacement de focale mérite réflexion.