II. INTRODUCTION
Bruno Daugeron
Professeur à l'Université Paris-Cité
Monsieur le Président du Sénat, Mesdames et Messieurs les Sénatrices et Sénateurs, chers collègues, chers étudiants, Mesdames et Messieurs,
L'année 2024 est marquée par le droit constitutionnel et diverses commémorations. Elle célèbre notamment le cinquantenaire de l'élection du président Valéry Giscard d'Estaing de 1974 et les lois importantes qui en ont découlé. La loi constitutionnelle du 29 octobre 1974, modifiant l'article 61 de la Constitution, est particulièrement significative. Elle permet désormais aux parlementaires de saisir le Conseil constitutionnel pour vérifier la conformité des lois à la Constitution avant leur promulgation.
Cette révision de 1974 est souvent qualifiée de « big bang » de la « démocratie constitutionnelle ». Elle constitue une étape majeure dans la transformation du Conseil constitutionnel, après la célèbre décision du 16 juillet 1971 élargissant les normes de référence au préambule de la Constitution, et avant la révision de 2008 introduisant la question prioritaire de constitutionnalité.
Cette réforme a facilité l'accès au juge constitutionnel pour les parlementaires et a élargi le rôle du Conseil constitutionnel. Elle est, dit-on, réputée avoir contribué à faire de la Constitution une « charte de droits et libertés », et du Conseil « le garant de l'ordre constitutionnel ».
Au-delà de la simple commémoration, nous avons souhaité organiser un colloque scientifique avec mes collègues Aïda Manouguian et Thibault Desmoulins. Notre objectif est d'adopter un regard critique et distancié sur cette réforme, sur son sens et ses effets moins visibles dans une société profondément transformée depuis cinquante ans.
Le titre, qui pourra être jugé provocateur, « Une bonne réforme ? » vise à interroger les critères d'évaluation d'une réforme constitutionnelle. Notre approche ne sera donc pas prescriptive, mais analytique. Nous examinerons les aspects théoriques et pratiques de cette réforme, en la replaçant dans son contexte historique. L'introduction d'un énoncé dans un texte, et notamment dans la Constitution, peut produire des effets bien plus importants que le texte ne le laisse supposer. Cette révision a eu un impact significatif non seulement sur le rôle de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais aussi sur le Parlement. Elle visait à renforcer les droits de l'opposition, comme en témoignent les travaux parlementaires de l'époque et elle a conduit à transformer non seulement l'ampleur mais aussi la nature des saisines, incluant des arguments politiques désormais développés devant le Conseil constitutionnel. Cette réforme, apparemment favorable au Parlement, soulève néanmoins des questions nouvelles qui nécessitent un examen plus poussé qu'il ne peut y paraître au premier abord. Elle est en réalité susceptible de plusieurs lectures.
Une première lecture met en évidence l'association du Parlement au développement du contrôle de constitutionnalité, souvent qualifié d'approfondissement de l'État de droit.
Une seconde lecture alternative et moins visible souligne, elle, la tendance de la soumission du Parlement à une jurisprudence parfois contraignante, limitant la marge de manoeuvre politique, malgré la création des objectifs de valeur constitutionnelle.
La réforme, initialement présentée comme valorisante pour le Parlement, a aussi conduit à l'affirmation que la loi n'est l'expression de la volonté générale que dans le respect de la Constitution, comme l'a établi la décision de 1985 du Conseil constitutionnel. Certains juristes ont évoqué l'événement d'une « spirale infernale » de cette réforme avec des conséquences considérables sur le travail parlementaire et la perception du Parlement de sa propre liberté d'action.
De fait, le travail législatif est constamment sous la menace d'une censure, menace parfois entretenue par le Parlement lui-même. L'opposition, mais aussi d'autres formations politiques, utilise la saisine du Conseil constitutionnel comme levier d'action, intégrant la possibilité de censure dans les débats. Inversement, cette voie de l'ouverture du droit aux parlementaires était peut-être aussi une manière de vouloir tempérer ce que le présidentialisme majoritaire pouvait avoir d'oppressant sans véritablement le remettre en cause. Les enjeux de théorie constitutionnelle sont donc majeurs.
Mais l'objet de ce colloque au Sénat est aussi de nous interroger donc sur les aspects pratiques de cette nouvelle donne. Comment le Parlement se prépare-t-il à saisir le Conseil constitutionnel ? Quelle place occupe cette voie de droit dans le travail des groupes parlementaires ? Est-elle considérée comme une question technique ou comme porteuse d'un enjeu politique fondamental ? Où se situe la frontière entre droit et politique dans ce contexte ?
Du côté du Conseil constitutionnel, nous examinerons son adaptation à cette évolution, notamment à travers le règlement de procédure adopté en 2022. Nous analyserons également la manière dont il fait face à l'interprétation politique de ses décisions.
Notre réflexion s'articulera en trois parties : la genèse de la saisine parlementaire, sa pratique concrète, et enfin ses effets sur le travail parlementaire et les représentations du droit constitutionnel.
Ce colloque réunit universitaires, parlementaires, anciens membres du Conseil constitutionnel et praticiens dans un esprit de libre réflexion.
Je vous souhaite des débats fructueux et cède la parole au président Christophe-André Frassa.