III. UNE POLITIQUE DE DÉCARBONATION EUROPÉENNE ET CONCENTRÉE EN FRANCE SUR DE GRANDES ENTREPRISES

L'« équation de Kaya », proposée en 1997101(*), permet d'identifier les grands leviers d'action d'une politique publique de décarbonation. Les émissions de GES peuvent être décomposées selon une identité comptable :

Les émissions de GES sont égales au produit de la population (POP), du revenu (PIB) par habitant (PIB/POP) et de l'intensité carbone de l'économie (GES/PIB). Cette dernière peut être à son tour décomposée entre l'intensité énergétique de l'économie et l'intensité carbone de l'énergie utilisée. Réduire l'intensité carbone de l'économie permet de réduire les émissions à population et activité économique données.

A. L'OBJECTIF : UNE AMBITIEUSE NEUTRALITÉ CLIMATIQUE EN 2050

Le huitième programme d'action pour l'environnement, qui guide l'action environnementale de l'Union européenne pour la période 2021-2030, comporte six objectifs principaux. Il intègre la réduction « rapide » des émissions de GES, l'adaptation au changement climatique, « la réalisation de progrès vers une économie du bien-être qui rende à la planète davantage qu'elle ne lui prend » (économie circulaire), la recherche d'une pollution zéro, la protection de la biodiversité ainsi que la réduction des pressions sur l'environnement et le climat liées à la production et aux modes de consommation.

Progressivement, les politiques climatique et industrielle européennes ont convergé comme en témoigne la communication du 10 mars 2020 « Une nouvelle stratégie industrielle pour l'Europe ».

Les grandes étapes de la politique climatique européenne ont été les suivantes :

1. Le Green Deal : vers la neutralité carbone

Officiellement présenté par l'exécutif européen en décembre 2019, le Pacte vert a été défini par la présidente de la Commission Ursula von der Leyen comme la nouvelle stratégie de croissance de l'UE, présentée dans une communication du 11 décembre 2019 et destinée à réduire les émissions de GES, « tout en créant des emplois et en améliorant notre qualité de vie ». La politique climatique a été clairement mise au centre de la stratégie économique européenne.

L'objectif principal du Pacte vert est que l'Europe parvienne à la neutralité climatique à l'horizon 2050. Cela signifierait que la totalité des émissions de GES, qu'il s'agit notamment de réduire considérablement, seraient captées ou absorbées par les puits de carbone que sont forêts, les sols ou encore les océans.

La loi européenne sur le climat du 30 juin 2021 (juridiquement, un règlement européen) a fixé l'objectif de la neutralité climatique dans la législation européenne, de même que la cible intermédiaire d'une réduction des émissions de GES de l'UE d'au moins 55 % d'ici à 2030 par rapport aux niveaux de 1990. L'UE s'engage également à renforcer ses puits de carbone.

Une communication de la Commission européenne du 6 février 2024102(*) recommande une réduction de 90 % des émissions nettes de GES d'ici à 2040.

2. « Fit for 55 » : une hausse des ambitions climatiques

Le « paquet Ajustement à l'objectif 55 » est un ensemble de propositions visant à réviser et à actualiser la législation de l'UE ainsi qu'à mettre en place de nouvelles initiatives pour veiller à ce que les politiques de l'UE soient conformes aux objectifs climatiques visant à réduire les émissions nettes de GES d'au moins 55 % d'ici à 2030, en prévoyant de limiter de 39 % la consommation d'énergie primaire et de relever à 40 % la part des énergies renouvelables dans la consommation finale brute d'énergie. Il comporte, dans ce but, 10 règlements, 7 directives, 2 décisions et 1 stratégie.

Il réforme notamment le système d'échanges de quotas d'émissions (SEQE), fondé sur un système de plafonnement et d'échange de quotas d'émissions pour les industries à forte intensité énergétique et le secteur de la production d'électricité. Il s'agit du principal outil dont dispose l'UE pour réduire ses émissions. Depuis son introduction en 2005, les émissions de l'UE ont diminué de 41 %, mais son prix, trop faible jusqu'en 2018, n'a pas été le facteur prépondérant de cette diminution.

Ses effets limités et sa réforme, avec le Mécanisme d'ajustement du carbone aux frontières (MACF) ont été analysés par le rapport d'information n° 576 (2021-2022) de M. Guillaume Chevrollier et Mme Denise Saint-Pé, fait au nom de la commission de l'aménagement du territoire et du développement durable, du 15 mars 2022. Le Sénat a adopté une résolution le 5 avril 2022, qui appelle à accélérer et intensifier la décarbonation des économies française et européenne pour sortir de la dépendance aux combustibles fossiles, notamment d'origine russe, sans pour autant que la transition vers une économie décarbonée ne soit « synonyme de décroissance ».

Ce « paquet » s'accompagne de la création d'un Fonds social européen qui dispose d'un volet s'adressant aux PME : le « Fonds social européen + », qui devrait être mis en place à l'horizon 2026.

Ce dispositif vise à fixer rapidement, durablement, et selon une trajectoire prévisible, un prix du carbone suffisamment élevé pour modifier les comportements d'investissement (en vue d'accélérer l'innovation et les changements technologiques propices à un mode de production moins carboné) et de consommation. Pour la Banque de France103(*) : « les enjeux majeurs portent donc sur la capacité de l'UE à donner un signal-prix au carbone à la fois contraignant et prévisible, à accompagner les agents économiques dans leur changement de comportement et à inciter les grandes économies mondiales à intégrer l'environnement dans leurs choix de politique économique ».

3. Le Net Zero Industry Act de mars 2023 : une réponse aux États-Unis

En août 2022, le Congrès États-Unis a adopté un plan d'investissement public pour le climat de 400 à 800 milliards de dollars dans le cadre de la loi sur la réduction de l'inflation (IRA). Les États-Unis ont ainsi accéléré la course mondiale aux technologies propres.

L'IRA propose des instruments simples à comprendre, qui récompensent les entreprises américaines en fonction du volume d'énergie renouvelable et d'hydrogène réalisé.

En février 2023, la Commission a présenté en réponse le nouveau « Plan industriel du pacte vert pour l'ère du zéro émission nette », qui entend stimuler l'industrie à zéro émission nette dans l'Union au moyen de mesures visant à améliorer la compétitivité de cette industrie, dans le prolongement direct duquel s'inscrit la proposition de règlement pour une industrie « zéro net ».

Cette proposition de règlement a cinq objectifs :

- simplifier le cadre réglementaire pour la production de technologies clés ;

- fixer des objectifs pour la capacité industrielle de l'Union en 2030 ;

- accélérer les procédures d'autorisation104(*) ;

- promouvoir l'élaboration de normes européennes pour les technologies clés ;

- encourager les pouvoirs publics à acheter davantage de technologies propres au moyen de marchés publics.

Il reconnaît par ailleurs le nucléaire en tant que technologie stratégique pour l'Union européenne. En mars 2022, la taxonomie européenne, qui contribue à orienter les investissements vers des projets respectueux de l'environnement, avait auparavant reconnu certaines105(*) activités économiques de l'énergie nucléaire en tant qu'activités de transition nécessaires pour sortir des énergies fossiles et favoriser la décarbonation des économies.

Si, désormais, l'Union européenne bénéficie de l'ensemble de réglementations climatiques et de tarification du carbone le plus développé au monde, il lui manque cependant un plan d'investissement comparable à ce que proposent actuellement la Chine et les États-Unis. Les investissements climatiques devraient augmenter de 360 milliards d'euros les investissements actuels, selon la Banque européenne d'investissement. L'augmentation des investissements publics dans les technologies propres est indispensable afin d'attirer les investissements privés, d'autant plus que ces technologies sont à forte intensité de capital. Or, alors que l'IRA propose des programmes de soutien pour les dix prochaines années, les flux de financement actuels de l'UE, tels que NextGenerationEU, n'offrent en revanche un soutien aux investissements que jusqu'en 2026.

Sans un fonds public européen d'investissement climatique de long terme, le risque est que les États-Unis « aspirent » les entreprises européennes innovantes : « Supposons qu'un producteur d'hydrogène renouvelable choisisse l'Europe aujourd'hui et ait besoin de cinq ans pour que l'usine devienne opérationnelle. D'ici 2028, les fonds NextGenerationEU ne seront plus disponibles, il n'y aura aucune visibilité sur le budget de l'UE et seulement une mosaïque de subventions complexes dans certains États membres. En revanche, si le producteur fabrique aux États-Unis, l'IRA garantit à elle seule 34 $ par mégawattheure d'aide à l'électricité renouvelable (ce qui réduit le coût de l'électricité qui est le principal intrant de la production d'hydrogène renouvelable), et 3 $ par kilogramme d'énergie renouvelable, hydrogène produit sur une période de 10 ans. Les avantages de l'IRA existent même si le projet est retardé de quelques années. C'est suffisant pour justifier une analyse de rentabilisation, avant même de prendre en compte d'autres programmes de soutien fédéraux américains, comme le projet de loi sur les infrastructures de 2021 et le soutien au niveau des États », selon un expert106(*). L'objectif est que les innovations de rupture se diffusent rapidement dans les entreprises européennes, sous peine qu'elles se voient distanciées par leurs concurrents.

S'agissant du règlement relatif à l'établissement d'un cadre de mesures en vue de renforcer l'écosystème européen de la fabrication de produits de technologie « zéro net », la résolution du Sénat du 25 août 2023 souligne cependant qu'aucun financement européen nouveau n'est prévu alors que les coûts de la mise en oeuvre du règlement à 92 milliards d'euros additionnels sur la période 2023-2030. Elle évoque comme piste de financement « la révision du cadre financier pluriannuel qui pourrait être l'occasion de mettre en place des ressources propres résultant notamment de la taxation des émissions de carbone ».

Elle regrette par ailleurs l'absence du déploiement industriel de technologies prometteuses tels que la production d'hydrogène bas-carbone et renouvelable, d'hydroélectricité, de carburants alternatifs durables, ou encore les technologies de décarbonation de l'industrie, de chaleur renouvelable ou d'utilisation du carbone. Elle plaide également pour favoriser la prise en compte des technologies « zéro net » dans les marchés publics.


* 101 Kaya Y. et Yokobori K. (1997), « Environment, energy, and economy: strategies for sustainability », Tokyo, United Nations University Press.

* 102 Communication du 6 février 2024 de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen, et au Comité des régions intitulée : « Garantir notre avenir - Objectif climatique pour l'Europe pour 2040 et voie vers la neutralité climatique à l'horizon 2050 pour une société durable, juste et prospère » - COM (2024) 63 final.

* 103 « Les instruments européens visant à réduire les émissions de GES », Bulletin de la Banque de France 242/1 - septembre-octobre 2022.

* 104 Notamment avec des « bacs à sable » réglementaires que les États membres sont invités à mettre en place pour ces technologies, soit de leur propre initiative, soit à la demande d'un porteur de projet, selon des modalités définies par des actes d'exécution. Dès lors qu'ils respectent ce plan et les règles de participation à celui-ci, les participants ne peuvent pas être sanctionnés pour infraction à la législation européenne ou nationale concernant la technologie « zéro net » surveillée dans le « bac à sable ». Pour accompagner les PME, les États membres devront leur donner un accès prioritaire aux « bacs à sable » réglementaires, organiser des activités de sensibilisation sur leur participation à ces outils, mettre en place un canal de communication spécifique et les informer du soutien disponible pour leurs activités dans celui-ci.

* 105 Ainsi, sont notamment inclus les projets d'extension de la durée de vie des centrales nucléaires existantes autorisés avant 2040, les projets de nouvelles centrales nucléaires de troisième génération ou plus pour la production d'électricité, dont le permis de construire a été délivré avant 2045, et les activités de recherche et d'innovation dans les technologies futures en termes de normes de sécurité et de réduction des déchets nucléaires. L'ensemble du cycle du combustible n'est cependant pas inclus dans la taxonomie européenne.

* 106 « Europe needs an investment plan to win the global cleantech race », Thomas Pellerin-Carlin EURACTIV, 14 mars 2023.

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