II. LA TRANSITION CLIMATIQUE CRÉÉ ÉGALEMENT DES OPPORTUNITÉS POUR LES ENTREPRISES

A. UN LEVIER DE LA CROISSANCE DU XXIÈME SIÈCLE

1. Une nouvelle course aux avantages concurrentiels

Les contraintes imposées par la transition climatique constituent également des opportunités économiques et industrielles.

a) Décarboner : un marché de 1 800 milliards

Le marché de la décarbonation est considérable. Une course technologique et commerciale pour conquérir des avantages concurrentiels et prendre place sur ce marché s'est engagée dans le monde :

« Les plans de transition nationaux tels que le Green Deal européen, le quatorzième plan quinquennal chinois, la loi indienne sur la conservation de l'énergie, la stratégie de croissance verte du Japon et, plus récemment, la loi américaine sur la réduction de l'inflation sont en train d'être transformés en stratégies industrielles » selon un think-tank européen70(*).

Selon les relevés de Bloomberg, les investissements mondiaux directement liés à la transition énergétique71(*) progressaient déjà à un rythme soutenu au cours de la décennie 2010. Ils étaient de 200 milliards de dollars en 2010. Ils ont atteint 400 milliards en 2015, et près de 600 milliards en 2019. Les années 2020 marquent une forte accélération. Le flux annuel d'investissement serait selon la même source, en élargissant le périmètre, passé à 1 200 milliards en 2021 et à 1 800 milliards en 2023. Il serait appelé à tripler d'ici 2030 soit un total de 5 400 milliards de dollars.

La dynamique se poursuit sous l'effet des efforts mondiaux de décarbonation que l'Agence Internationale de l'Énergie, dans son scénario Net Zéro 2050, évalue à 4 200 milliards $ par an en moyenne d'ici 2030. Ce montant cohérent avec l'évaluation du scénario Net Zéro de Bloomberg, qui l'estime de son côté à 4 800 milliards $ d'ici 2030.

La croissance des investissements mondiaux de décarbonation devrait être particulièrement vive d'ici 2030, de l'ordre de 16 % par an, avant de ralentir de 2030 à 2050.

La France dispose de dispositifs de recherche très avancés dans le domaine de la transition climatique, mais connait des difficultés à voir émerger des filières industrielles compétitives. Elle souffre d'échanges extérieurs structurellement déficitaires, d'un fort déficit public et d'une désindustrialisation ayant entraîné un niveau relativement faible de l'investissement productif dans l'industrie manufacturière. REXECODE estime donc72(*) que « l'objectif est de réussir la décarbonation, mais aussi de corriger les faiblesses françaises d'une croissance médiocre et d'une compétitivité insuffisante qui limitent les marges d'action et les capacités d'investissement. L'axe stratégique central est de mettre en oeuvre une « politique de l'offre pour le climat », en faisant de la décarbonation un levier d'innovation et de croissance ». L'effort public devrait donc être « focalisé sur les innovations énergétiques et industrielles susceptibles d'être exportées et utilisées dans d'autres pays du monde ». L'institut juge par ailleurs que l'effort financier public pour éviter des émissions de CO2 « n'est pas optimal ». Pour financer la transition climatique, il propose de mobiliser l'épargne avec la création de fonds d'investissement à capital garanti destinés à l'épargne moyenne73(*).

b) Capter les métaux critiques : un enjeu de souveraineté

Par ailleurs, la sortie des énergies fossiles va bouleverser les problématiques d'accès des entreprises aux ressources au niveau international, les métaux se substituant au pétrole.

Le XXe siècle était pétrolier, le XXIe siècle sera métallique74(*).

Dans son dernier rapport de mai 2024, l'Agence internationale de l'énergie (AIE) a calculé que, pour atteindre l'objectif de zéro émission nette de CO2 d'ici à 2050, la consommation de lithium devra être multipliée par neuf d'ici à 2040, celle de graphite par quatre et celle de cobalt, de nickel et de terres rares par deux. « Sans lithium, graphite ou nickel, impossible de fabriquer des batteries et donc de produire des véhicules électriques. La Chine l'a deviné avant tout le monde. Elle raffine aujourd'hui 60 % de tous les métaux utilisés dans les batteries des véhicules électriques »75(*).

Le marché des minerais critiques, aujourd'hui évalué à 325 milliards de dollars, devrait doubler d'ici à 2040. Selon la Banque de France76(*), la consommation des 27 matériaux importants pour atteindre la neutralité climatique devrait être multipliée par 7 d'ici 2050, en passant de 4,7 millions de tonnes en 2021 à 32,8 millions en 2040. « Ces déséquilibres potentiels entre offre et demande pourraient être source de vulnérabilités macro financières. Ils pourraient d'abord générer des disruptions importantes dans les chaînes de valeur mondiales. La forte volatilité observée récemment sur le prix de certaines matières premières pourrait ainsi n'être qu'un aperçu de tensions plus structurelles à venir. Celles-ci pourraient avoir des impacts particulièrement négatifs pour des économies comme celles de l'Union européenne, qui n'ont de position dominante ni dans l'extraction et le raffinage de ces matières premières, ni dans leur intégration dans les nouvelles technologies de la transition ».

Comme « la France et l'Europe n'ont pas de vastes ressources minières (même si on exploitait au maximum tous les projets en cours, on ne réussirait à couvrir qu'environ 20 % des besoins européens »77(*)), elles cherchent à tisser des partenariats économiques et politiques avec des pays producteurs pour sécuriser leurs filières d'approvisionnement.

Pour la direction générale du Trésor78(*), une réindustrialisation circulaire des matériaux importés de notre dépendance serait réduite de 76 % en 2050 si le réemploi et le recyclage étaient développés. Sans l'économie circulaire, un scénario pessimiste chiffre le coût à 6 milliards d'euros supplémentaires le coût de l'importation de ces minerais critiques.

2. Un nouvel enjeu : la compétitivité carbone

Le choc de la transition écologique risque d'être du même ordre de grandeur que le choc de l'ouverture du commerce international à la Chine qui a provoqué des délocalisations massives.

En effet, les efforts de décarbonation de l'économie française ne se font pas dans une économie fermée.

D'une part, le rythme de ces efforts, ainsi qu'un certain nombre de modalités - comme le marché de quotas d'émission pour les industries hautement émissives -, sont déterminés au niveau européen. Dès lors, prendre en compte les interactions entre politiques climatiques au niveau international est une nécessité s'imposant à la conception, l'évaluation et la modélisation de la macroéconomie du climat.

Le volet « Compétitivité » du rapport réalisé pour France Stratégie en mai 2023 « Les incidences économiques de l'action pour le climat », rédigé par Lionel Fontagné, entendu par vos rapporteurs le 6 mars, a analysé les conditions de cette nouvelle compétitivité.

En dépit d'éléments communs, les politiques climatiques nationales sont hétérogènes, qu'il s'agisse de leur ambition - à savoir le niveau de leurs engagements en termes de décarbonation - ou des politiques (prix, réglementations, subventions) mises en oeuvre. En raison des difficultés inhérentes à la comparaison des efforts au niveau international, il est illusoire de tenter de réduire les effets de cette hétérogénéité à une métrique commune de l'effort de chaque pays, qui serait un équivalent prix des mesures réglementaires ou incitatives mises en place pour décarboner l'économie. Une conséquence directe de cette diversité est l'existence de fortes différences de prix du carbone au niveau international, ou de distorsions de concurrence.

Dans l'hypothèse où les politiques nationales viseraient le même objectif de réduction des émissions, mais en faisant appel à des instruments différents, il y aurait des distorsions de concurrence.

Dans l'hypothèse où les politiques nationales feraient appel aux mêmes instruments (en particulier à un prix du carbone, qui cependant pourrait différer), il y aurait une réallocation de la production des industries fortement émissives vers les régions moins-disantes. Comme le Prix Nobel d'économie Joseph Stiglitz l'a rappelé en 200679(*), les États taxant moins, ou pas, le carbone, ils subventionnent de facto leurs industries fortement émissives.

Les émissions seraient dès lors simplement déplacées des pays les plus ambitieux vers les moins ambitieux avec des « fuites de carbone ». Mais alors que les distorsions de concurrence, s'agissant de subventions, relèvent des instruments de défense commerciale prévus par les disciplines multilatérales, le moindre effort de décarbonation d'un pays, s'apparentant lui aussi à une subvention, est en réalité inattaquable dans le cadre des règles multilatérales du commerce. On doit alors s'appuyer sur des instruments permettant de limiter les fuites, en capitalisant sur les possibles exceptions environnementales aux règles du commerce international.

Pour l'auteur, le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui vise à réduire les fuites de carbone, ne saurait les éliminer complètement, même s'il les réduit de 40 % par rapport au système actuel d'allocation gratuite de quotas d'émission aux secteurs énergo-intensifs exposés à la concurrence internationale : « Le MACF est par nature un instrument imparfait, parce qu'il ne corrige que les différences de prix du carbone dans certains secteurs très énergo-intensifs et ne porte que sur les importations ».

Les modèles prédictifs ont besoin :

- d'une dimension multinationale, dans la mesure où les émissions et leur déplacement sont un problème global ;

- d'une dimension sectorielle, étant donné que les émissions, ou encore les marchés du carbone, sont avant tout sectoriels ;

- d'une dimension dynamique dans le cadre d'une économie mondiale en croissance dont le centre de gravité se déplace vers l'Asie.

Il faut trouver le bon équilibre car, comme le souligne le président de France Industrie80(*), M. Alexandre Saubot : « décarboner ne doit pas se traduire par un déplacement de la production en dehors de France ou d'Europe » 81(*), dans des pays qui produiront dans un cadre énergétique et règlementaire moins favorable à la lutte contre le dérèglement climatique, ce qui se traduirait, in fine, par une augmentation des émissions de CO2.

3. Un nouvel eldorado, la greentech ?

La greentech, qu'on appelle aussi ecotech ou encore cleantech, regroupe les startups et PME qui offrent des solutions innovantes permettant de lutter - directement ou indirectement - contre le dérèglement climatique, en diminuant les GES, les pollutions de l'eau, de l'air et du sol, et en contribuant à la préservation des matières premières et ressources naturelles. 

Dans son étude présentée le 4 avril lors du Jour E à Nantes, en présence de vos rapporteurs, Bpifrance a dénombré plus de 2 750 entreprises à fin 2023. Par rapport à 2022, 690 entreprises supplémentaires ont été identifiées (dont 101 identifiées dès leur création en 2023, 177 créées en 2022 et 412 créées avant 2022) et 100 ont été retirées de l'index (en difficultés financières ou rachetées). En 2021, ces entreprises n'étaient que 1 800.

La répartition sectorielle a légèrement changé au profit de la protection des écosystèmes et transition environnementale (29 %) puis 19 % dans les nouvelles énergies, 18 % dans le verdissement de l'industrie, 14 % dans la mobilité propre, 12 % dans le verdissement de l'agriculture et agroalimentaire et 7 % dans la construction durable. De nombreuses entreprises proviennent de la Deeptech82(*) (18 %) et ont des enjeux industriels (42 %).

Les Greentech créent des emplois rapidement (39 000 emplois créés au total par les entreprises de moins de 12 ans, soit 19 emplois en moyenne par entreprise). Elles génèrent un chiffre d'affaires important qui croît beaucoup après 5 ans : 813 millions d'euros de CA en cumulé pour les Greentech de moins de 5 ans et 4,3 milliards d'euros pour celles de moins de 12 ans.

Les Greentech françaises bénéficient de financements publics et privés croissants.

Offrant un effet de levier sur le privé, Bpifrance a déployé pour les Greentech, dans le cadre de France 2030 et de son plan Climat, plus de 2,89 milliards de financement (+36 % par rapport à 2022), 288,6 millions d'investissement direct (+73 %), 150 millions d'investissement indirect (+15 %) et 143 missions d'accompagnement (+18 %).

En parallèle, les levées de fonds ont augmenté de 9 % en 2023 pour atteindre le montant record de 2,78 milliards d'euros, soit 33 % des levées de fonds françaises, ce qui en fait désormais le premier secteur attirant le plus les investisseurs. Les levées supérieures à 100 millions (Ynsect, Accenta, Mylight 150 et surtout Verkor83(*) avec sa levée de 850 millions) expliquent notamment cette accélération. 2,4 milliards (86% du total) ont été levés par des Greentech industrielles et 1,9 milliards (69% du total) par des Deeptech.

La France est le deuxième pays d'Europe en termes d'investissement en capital risque dans les Greentech, derrière la Grande-Bretagne. Ce résultat est d'autant plus remarquable qu'on note une nette baisse du capital-risque dans le monde en 2023 à la suite de celle que connaît l'Amérique du Nord (59 %), mais qui est moindre en Europe (5 %).

La politique publique accompagnant ces entreprises comporte :

- l'initiative Greentech Innovation, qui vise à détecter et accompagner les start-up et PME « porteuses de solutions innovantes, capables d'accélérer la transition écologique » et comporte 272 entreprises couvrant tous les sujets de la transition écologique84(*) ;

- le programme French Tech 2030, qui permet de sélectionner et d'accompagner des start-up françaises sur appel à candidatures, à l'aide d'un jury d'experts. Les 20 start-ups sélectionnées bénéficient « d'un accompagnement dédié et d'un parcours personnalisé au sein des dispositifs de France 2030 répondant à leurs enjeux, ainsi que des opportunités de rencontres avec des investisseurs privés » ;

- le réseau national d'incubateurs Greentech, qui « vise à accélérer et à démultiplier l'émergence de solutions innovantes depuis le secteur privé et la recherche, mais aussi via l'orientation de la commande publique vers ces expérimentations ». Il est composé de plus de 30 membres actifs à ce jour.

Les startups spécialisées dans la restauration des écosystèmes, dans le développement de nouveaux matériaux, la capture de carbone ou le développement des mobilités propres ont attiré 2,8 milliards d'euros d'investissements en 2023, soit 9 % de plus qu'en 2022. Cela représente un tiers des levées de fonds en capital risque réalisées par la French Tech, et en fait le premier secteur ayant attiré les investisseurs.


* 70 «  Competing in the new zero-carbon industrial era Assessing the performance of five major economies on key decarbonisation technologies », Strategic Perspectives, 2023

* 71 Ces montants recouvrent les infrastructures, les réseaux, et les technologies industrielles autour desquelles s'axe la décarbonation. Les investissements qui participent à la réduction des émissions de GES concernent différents activités et usages : production d'électricité, énergies renouvelables, stockage de l'énergie, chaleur électrique, capture et séquestration du carbone, hydrogène, matériaux durables, nucléaire. D'autres investissements résultent de la nécessité pour les consommateurs de changer leurs équipements au profit d'énergie décarbonée, par exemple les véhicules électriques ou les installations de chauffage. »

* 72 « Faire de la décarbonation un levier de croissance. La France face aux stratégies mondiales de décarbonation », avril 2024.

* 73 « De tels fonds auraient pour vocation de drainer l'épargne moyenne vers des participations au capital d'entreprises non cotées, afin d'en stimuler le développement. Tout épargnant plaçant dans ces fonds serait assuré de retrouver son capital initial. En contrepartie, une part du rendement pourrait être affectée à rémunérer la garantie. Le rendement de ces fonds pour l'épargnant serait en moyenne dans la durée, supérieur aux rendements actuels par exemple des contrats d'assurance-vie en euros ou du livret A dont le capital est garanti. (....) De façon plus précise, les fonds à capital garanti seraient des fonds d'investissement classiques. La différence fondamentale avec les fonds classiques est que l'épargnant qui aurait souscrit à ces fonds serait assuré de retrouver son capital initial. Mais cela ne suffit pas. Peu d'épargnants souhaiteraient immobiliser leur capital pendant une longue durée. Le succès des fonds en euros dans les contrats d'assurance-vie tient aussi à la possibilité du rachat à tout moment. Les fonds à capital garanti devraient donc être rachetables sans perte en capital, mais en abandonnant en contrepartie l'espoir d'une plus-value potentielle. Seule une caisse de mutualisation des risques, adossée à une garantie publique, peut assurer cette liquidité. La clé est la double garantie de capital et de liquidité ».

* 74 Cet enjeu a été souligné dès 2016 dans le rapport n° 617 du 19 mai 2016 de l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques « Les enjeux stratégiques des terres rares et des matières premières stratégiques et critiques ».

* 75 « La compétition féroce entre grandes puissances pour le cuivre, le lithium, le nickel et autres minerais critiques », Julien Bouissou et Simon Leplâtre, Le Monde, 30 mai 2024.

* 76 « Métaux critiques pour la transition : enjeux macro-financiers », Remi Alleman, 5 juin 2023.

* 77  « Christel Bories, PDG d'Eramet : Ne rêvons pas, l'Europe n'a pas de vastes ressources minières »

Jean-Michel Bezat et Bastien Bonnefous, Le Monde, 31 mai 2024.

* 78 « Les enjeux économiques de la transition vers la neutralité carbone », décembre 2023.

* 79 « Un autre monde : Contre le fanatisme du marché (Making Globalization Work) », septembre 2006.

* 80 France Industrie est l'organisation professionnelle représentative de l'Industrie en France. Créée en 2018 à l'issue de la fusion du Cercle de l'Industrie et du Groupe des Fédérations Industrielles (GFI), elle rassemble 31 Fédérations sectorielles de l'industrie et les Présidents de 51 grandes entreprises privées et publiques, intervenant dans tous les secteurs industriels.

* 81 La Revue du Trombinoscope, octobre 2024.

* 82 Entreprises disruptives ou de rupture (disruptive startups ou deep tech startups en anglais), développant des techniques considérées comme fortement novatrices.

* 83 Soutenue par des actionnaires industriels, EIT InnoEnergy, Groupe IDEC, Schneider Electric, Capgemini, Renault Group, EQT Ventures, Arkema, Tokai COBEX, Demeter FMET, Plastic Omnium et Sibanye-Stillwater, Verkor a pour mandat d'accélérer l'industrialisation à grande échelle de batteries en Europe et de déployer des processus de production intelligents et durables dans sa première Gigafactory française.

* 84 Alimentation et agriculture durables ; bâtiment et ville durable ; décarbonation de l'industrie ; eau, biodiversité et biomimétisme ; économie circulaire ; énergies renouvelables et décarbonnées ; Innovation maritimes et écosystèmes marins, mobilité durable ; prévention des risques ; santé-environnement ; bâtiments et villes durables ; finance durable et RSE ; numérique éco-responsable

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