B. UN INCONFORT ADMINISTRATIF À L'ÉGARD DU CADRE JURIDIQUE ENTOURANT LES EAUX MINÉRALES NATURELLES

1. L'absence de position explicite des autorités concernant la microfiltration
a) Aucun niveau de microfiltration n'est visé par la règlementation

La rapporteure note que le seuil de coupure de 0,8 micron, qui prévalait jusqu'en 2023, n'a pas été déterminé de manière générale par les autorités, mais était celui utilisé par un exploitant à l'origine d'une demande d'avis de l'Afssa. Le rapport de l'Igas souligne d'ailleurs qu'il ne s'agit pas « initialement d'un avis universel qui aurait eu vocation à s'appliquer de manière systématique » : il a fait l'objet d'une interprétation extensive.

Après avoir constaté les cas nombreux d'usage de microfiltres inférieurs à 0,8 micron dans le cadre de sa mission d'inspection, l'Igas a donc recommandé aux autorités de trancher une position commune concernant le seuil de coupure acceptable pour la microfiltration48(*). Or, loin d'une précision de la position de l'administration, le changement de doctrine de février 2023 permet une coupure inférieure à 0,8 micron sans fixer de seuil limite. Motivé par les ministères chargés de la santé et de l'économie par « l'absence de norme empêchant ces niveaux de filtration », il reporte la charge de l'examen de la licéité de la microfiltration sur les services de l'État chargés de l'instruction des autorisations d'exploitation.

La DGS a indiqué à la mission d'information qu'en 2023, elle recensait 26 installations sur 146 utilisant des microfiltres dont le seuil de coupure est inférieur à 0,8 micron, avec un seuil le plus souvent à 0,45 micron. Des filtres à 0,2 micron sont par ailleurs utilisés, outre le site de Perrier, sur le site de conditionnement de l'eau de source Estivèle à Luchon pour lequel l'arrêté préfectoral de 2019 a été mis à jour en 2023, après demande adressée à l'exploitant de justifier par une étude ou un suivi l'absence de modification du microbisme de l'eau.

b) ... ce qui complexifie les contrôles sans garantir la maîtrise du risque microbiologique

La généralisation de la microfiltration conduit à la détourner de son usage initial vers une utilisation à des fins de sécurisation sanitaire. La mission de l'Igas a mis en évidence le développement de la microfiltration, qu'elle qualifie de « procédé à l'usage exceptionnel devenu une technique universelle qui vient bousculer le fondement de la gestion et du contrôle des eaux conditionnées ».

Le rapport mentionne qu'« au-delà des raisons liées aux caractéristiques de l'eau et des traitements mis en place, les autres justifications données par les exploitants avec lesquels la mission a échangé sont :

- la protection de l'appareil de production que des particules fines viendraient encrasser trop rapidement ;

- la sécurisation d'un processus industriel pour limiter au maximum le risque et éviter des opérations coûteuses de retrait/rappel. »49(*)

Or, le rapport de l'Igas insiste ensuite sur l'ambivalence de la microfiltration : « certes elle apparaît aux minéraliers comme un moyen de sécuriser un processus industriel et de protéger des installations d'embouteillage. Mais en même temps, elle peut aussi être perçue comme une fausse sécurisation, la littérature scientifique indiquant que même un seuil à 0,2 micron ne peut être considéré comme un mécanisme de suppression de toute flore notamment virale. En clair, la mise en place d'une filtration à 0,2 micron sur des eaux non conformes pourrait exposer les consommateurs à un risque sanitaire en lien avec l'ingestion de virus voire de bactéries comme en atteste un épisode récemment survenu en Espagne. »

Dès lors, selon l'Igas, le flou de la règlementation ne permet pas de maîtriser totalement le risque sanitaire : « La règlementation est insuffisamment claire et laisse une marge d'interprétation qui ne permet pas de garantir une maîtrise totalement satisfaisante du risque sanitaire - et particulièrement microbiologique ».

c) ... crée des risques juridiques liés à une non-conformité au droit européen

En outre, en l'absence d'harmonisation communautaire, les autorités compétentes des États membres ont des acceptions différentes du seuil de coupure de microfiltration ne conduisant pas à une modification du microbisme de l'eau.

Au sein de l'Union européenne, les seuils tolérés de microfiltration varient donc selon l'interprétation faite des conditions fixées par la règlementation européenne. L'Espagne autorise ainsi un seuil de coupure de microfiltration jusqu'à 0,4 micron : l'avis de l'Anses du 13 janvier 2023 mentionne un document datant de 2009 émanant de l'Aesan, homologue espagnol de l'Anses, qui estime qu'un seuil de coupure inférieur à 0,4 micron « ne peut avoir d'autre but que la désinfection de l'EMN », sans pour autant expliciter techniquement ni scientifiquement le choix de ce seuil de « référence »50(*). Le rapport de l'Igas de 2022 évoque également une saisine du ministère de l'agriculture croate concernant une limite à 1 micron.

Ce sujet a été abordé lors du SCOPAFF organisé le 30 avril 2024 à la suite des révélations dans la presse française sur les pratiques des industriels ayant recours à des traitements interdits. La Belgique, l'Irlande et la Suisse ont fait part de difficultés similaires à celles de la France sur le recours possible à la microfiltration avec un souhait de clarification par la Commission européenne du statut de ce traitement. L'Allemagne a quant à elle déclaré qu'elle interdisait le recours à la microfiltration - sans indiquer les modalités de contrôle du respect par les exploitants de cette interdiction.

Néanmoins, dans son rapport d'audit concernant le système de contrôles officiels relatifs aux EMN et aux ES, la direction générale de la santé de la Commission européenne est très claire : « En l'absence de règles harmonisées sur l'utilisation de la microfiltration, les autorités compétentes acceptent l'utilisation de la microfiltration réalisée à l'aide de filtres dont la taille des pores peut être aussi faible que 0,2 micron même si, avec des pores aussi fins, on ne peut exclure le risque d'une modification du microbisme des eaux minérales naturelles. Ce n'est pas conforme à la législation européenne. » Néanmoins, ce rapport ne précise pas quel seuil serait considéré comme conforme.

d) ... et donne un caractère inachevé à la mise en conformité de Nestlé Waters

Le plan de transformation de Nestlé Waters reposait sur l'abandon des traitements interdits en contrepartie de la mise en place de microfiltres allant jusqu'à 0,2 micron : or la Commission européenne a confirmé le caractère non règlementaire de ce niveau de microfiltration dès lors qu'il ne permet pas d'exclure le risque d'une modification du microbisme de l'eau.

Cette situation complexifie le travail d'instruction des services alors que les demandes51(*) d'autorisation d'exploitation des sources d'EMN par Nestlé Waters mentionnent une microfiltration à 0,2 micron - qui est déjà en place dans le Gard malgré l'absence d'arrêté préfectoral le mentionnant52(*).

Compte tenu de la position des administrations européennes, la régularisation administrative à situation inchangée ne semble pas être une solution satisfaisante.

2. La complexité de l'évaluation de la traçabilité de l'eau minérale naturelle et de l'eau de boisson

Le rapport de l'Igas pointait les risques de non-conformité auxquels font face les sites embouteillant plusieurs désignations commerciales d'eaux, parfois de qualité différente, mêlant eaux de sources et eaux minérales naturelles. Il identifiait 37 sites, correspondant à 91 désignations commerciales, embouteillant plusieurs eaux de source ou des eaux de source et des eaux minérales naturelles.

La production d'EMN et d'ES sur les mêmes chaînes de conditionnement est règlementaire dès lors que l'exploitant apporte à tout moment la preuve de la nature de l'eau conditionnée au regard de la dénomination de vente figurant sur l'étiquetage, comme prévu par l'article R.1322-37-1 du code de la santé publique.

Depuis le déclassement de deux forages exploités par Nestlé Waters à Vergèze en « eaux de boisson », une ligne de production est utilisée à la fois pour la production « Maison Perrier » (issue des forages Romaine III et Romaine V) et pour la production du mélange « Source Perrier » (Romaine IV, IV bis, VI, VII, VIII - ce dernier étant suspendu). Il s'agit donc d'un cas différent, qui n'a pas été traité par la mission de l'Igas, bien que les services aient indiqué à la rapporteure que d'autres sites en France pouvaient produire, sur les mêmes lignes de fabrication, des eaux destinées à des boissons alimentaires rafraîchissantes sans alcool (BRSA), mais aussi de l'ES ou de l'EMN.

Cette pratique n'est pas explicitement prévue par la règlementation, même si elle est considérée comme règlementaire dès lors que l'exploitant apporte la preuve de la nature de l'eau conditionnée au regard de la dénomination d'étiquetage.

En outre, certaines eaux conditionnées à partir de sources d'eaux minérales naturelles et exportées hors de l'Union européenne peuvent faire l'objet de traitements interdits en son sein, en raison de règlementations différentes. En effet, aux États-Unis, les dénominations mineral water et spring water n'induisent pas les mêmes caractéristiques en termes de pureté originelle qu'en Europe. Sur le site de Perrier à Vergèze, plusieurs lignes de production sont utilisées pour conditionner des eaux exportées aux États-Unis. Si les traitements de désinfection sont interdits sur l'eau de la Source Perrier, ils sont autorisés pour la production destinée aux États-Unis.

Le rapport de l'Igas mentionne bien que l'usage de filtres inférieurs à 0,8 micron sur ces dernières catégories de produits est conforme, mais qu'il soulève deux interrogations : d'abord, sur « la maîtrise du risque d'erreur sur les chaînes d'embouteillage lorsqu'il n'existe pas de chaîne dédiée à l'export, mais aussi du suivi des lots après conditionnement », ensuite sur « la capacité des services de l'État à contrôler la bonne utilisation de ces dispositifs » puisque, lors des inspections, il est difficile, voire impossible, de déterminer quel filtre est utilisé pour quel usage.

À ce sujet, les services ont en outre indiqué à la rapporteure des difficultés dans le contrôle de cette traçabilité, la preuve pouvant être difficile à apprécier et à constater sur place au regard de la complexité des installations hydrauliques dans des usines très vastes et de la transparence parfois relative de certains exploitants.

La rapporteure estime que ce sujet majeur pour la confiance des consommateurs et la loyauté des produits doit être éclairci.


* 48 Recommandation n° 5 du rapport de l'Igas.

* 49 Rapport de l'Igas, p. 45.

* 50 Avis de l'Anses 2022-SA-0224 du 13 janvier 2023.

* 51 Octobre 2023 pour le Gard et mars 2024 pour les Vosges.

* 52 La demande est en cours d'instruction par l'ARS Occitanie.

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