III. LE BILAN : UNE SÉQUENCE ENTOURÉE D'OPACITÉ, DE FLOU JURIDIQUE ET D'INCERTITUDES SUR L'ÉTAT DE LA RESSOURCE
A. UNE OPACITÉ DES POUVOIRS PUBLICS ET DE L'INDUSTRIEL DANS LES SUITES DONNÉES AUX PRATIQUES EN CAUSE
1. Une information lacunaire au sein même de certains organes de l'État
Les auditions menées par la rapporteure ont mis en évidence le caractère tronqué, morcelé et parcellaire de l'information dont ont disposé certaines administrations tout au long de la séquence - en particulier les administrations locales.
D'abord, au niveau central, les pratiques de Nestlé Waters ont été portées à la connaissance de la ministre de l'industrie le 31 août 2021, sans que la Direction générale de la santé n'en soit immédiatement informée.
De même, l'information semble avoir mal circulé au sein même des ministères économiques et financiers : la DGCCRF a affirmé à l'équipe d'audit de la Commission européenne qu'elle n'avait pas eu connaissance du rapport de l'Igas avant sa publication en février 2024, alors même que l'Igas indique que le rapport a été présenté aux trois ministères en juillet 2022.
L'information entre administrations centrales et déconcentrées semble aussi avoir été lacunaire. Les ARS des régions concernées ont en effet découvert l'existence de ces traitements lors de la mise en oeuvre de la mission de l'Igas, dans le cadre de laquelle elles ont mené des enquêtes, voire à son issue. Dans les Vosges, ces inspections ont débouché sur une activation de la procédure issue de l'article 40 du code de procédure pénale en octobre 2022 à l'initiative de l'ARS Grand Est. L'ARS Occitanie n'a, quant à elle, constaté les traitements interdits que fin novembre 2022, soit bien après la remise des conclusions du rapport de l'Igas.
Enfin, l'Anses, qui joue pourtant, du fait de ses compétences, un rôle central dans l'appréciation technique des pratiques concernées, témoigne tout au long de la séquence d'un déficit d'information. Ses avis laissent transparaître une connaissance partielle du dossier et un besoin d'éléments complémentaires. Elle souligne dans son avis de 2022 « qu'une approche approfondie aurait nécessité de disposer d'informations concernant les dispositifs actuellement utilisés dans les usines de conditionnement en précisant le contexte local, et en complément des conclusions de l'enquête de la DGCCRF menée en 2021 qui avait fait l'objet d'un échange téléphonique entre nos services fin septembre 2021, ainsi que de celles de la mission de l'Igas qui avait auditionné l'Agence au cours du premier semestre 2022. » En effet, l'Anses n'a pas eu accès au rapport de l'Igas avant sa diffusion publique en 2024, alors même que la mission Igas avait auditionné l'agence en 2022.
Corroborant ces constats, le rapport d'audit de la direction générale de la santé et de la sécurité alimentaire de la Commission européenne met en évidence « une mauvaise collaboration entre autorités compétentes et au sein de celles-ci, tant à l'échelle centrale qu'à l'échelle locale ».
La rapporteure ne peut que partager ce constat qui s'est matérialisé tout au long de ses travaux par des différences importantes en termes d'informations communiquées par les différents acteurs.
2. Un manque de transparence dans les relations de l'industriel avec les pouvoirs publics
En ce qui concerne l'initiative de Nestlé Waters de solliciter un rendez-vous avec le cabinet du ministère de l'industrie, le rapport de l'Igas souligne qu'« il n'a pas jugé souhaitable de prendre également l'attache du ministre chargé de la santé qui a pourtant une large compétence en matière d'eau destinée à la consommation humaine au travers du corpus législatif et règlementaire inscrit dans le code de la santé publique ».
Au sein du répertoire des représentants d'intérêts de la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ce rendez-vous du 31 août 2021 n'apparaît d'ailleurs pas parmi les actions de Nestlé Waters au titre de l'année 2021, mais parmi celles de 2022. Aucune action n'est enregistrée en 2021. Celle de 2022 s'intitule : « Clarifier les modalités d'application des réglementations applicables aux sites industriels, au regard des impacts du changement climatique » auprès d'agents de l'État (administration centrale, établissements publics à caractère administratif) et de membres du Gouvernement ou membres de cabinet ministériel.
Ses actions de lobbying afin de faire reconnaître la microfiltration à 0,2 micron dans le cadre du plan de transformation sont déclarées en 2023 sous les titres suivants : « Clarifier les modalités d'application des réglementations applicables aux sites industriels, au regard des impacts du changement climatique » ; « Refléter dans les arrêtés préfectoraux d'exploitation les évolutions des modalités d'application des réglementations pour le site de Vergèze » ; « Refléter dans les arrêtés préfectoraux d'exploitation les évolutions de modalités d'application des règlementations pour le site des Vosges ».
Par ailleurs, certains services déconcentrés ont alerté la rapporteure sur le manque de fluidité des relations de travail dans l'instruction des dossiers entre Nestlé Waters et l'administration.
En outre, les auditions de Nestlé Waters menées par la rapporteure ont mis en évidence une communication parfois parcellaire. D'abord, Nestlé Waters a indiqué le 24 avril au Monde et à France-Info avoir procédé à la destruction de deux millions de bouteilles de la marque Perrier « par précaution ». Ces faits ont été complétés le lendemain par un document de la DGS transmis à l'Agence-France-Presse dans lequel elle revient sur la demande formulée par le préfet du Gard de destruction des lots fabriqués sur la ligne concernée par les contaminations survenues entre le 10 et le 14 mars 2014. Par ailleurs, le nombre de bouteilles de Perrier détruites, communiqué par Nestlé Waters dans un premier temps, a été précisé par la suite : ce sont environ 2,9 millions de bouteilles qui ont été détruites.
Par ailleurs, lors de son audition, Mme Lienau, ancienne Présidente de Nestlé Waters, actuellement dirigeante de Nestlé France, n'a pas mentionné à la rapporteure la suspension temporaire des lignes Romaine VI et Romaine VII, dévoilée le lendemain de son audition par un article du Monde du 14 juin 2024. Dans un courrier ultérieur adressé à la rapporteure comme dans la presse, Nestlé Waters a justifié ces suspensions des puits Romaine VI et Romaine VII par des « opérations internes de maintenance ».