II. UNE RÉPONSE DE L'ÉTAT TARDIVE ET CONFIDENTIELLE
A. INFORMÉS DÈS L'ÉTÉ 2021 DE CES PRATIQUES, LES RESPONSABLES POLITIQUES LEUR DONNENT DES SUITES ADMINISTRATIVES
1. Le choix de la saisine d'une mission d'inspection à la suite des révélations de Nestlé Waters et non de suites correctives
a) La saisine d'une mission d'inspection dont les conclusions mettent en évidence une part élevée de pratiques non-conformes
À la suite du rendez-vous de Nestlé Waters avec des membres de son cabinet, la ministre de l'industrie de l'époque charge la DGCCRF - qui mène déjà une enquête sur des pratiques similaires à la suite du signalement au sein du groupe Sources Alma - de formuler des recommandations en vue de donner des suites à ces révélations. Au cours de la deuxième quinzaine de mois de septembre, la DGCCRF rend ses recommandations, parmi lesquelles celle d'associer le ministère de la santé et d'établir l'ampleur des pratiques en cause. Une réunion associant les ministères de la santé, de l'industrie et de l'économie a eu lieu mi-octobre afin de définir les contours d'une mission d'inspection.
En novembre 2021, les ministres Agnès Pannier-Runacher et Olivier Véran saisissent l'inspection générale des affaires sociales (Igas) pour une mission d'inspection des usines de conditionnement d'eaux minérales naturelles et d'eaux de source.
La lettre de mission signée le 19 novembre 2021 souligne la nécessité de « déterminer si la mise en oeuvre de ces pratiques (ou leur arrêt soudain) est susceptible de générer des risques sanitaires ». Elle demande à l'Igas d'inspecter, avec l'appui des ARS, les usines de conditionnement implantées - et en priorité celles identifiées par le SNE dans le cadre de son enquête - afin de rechercher la mise en oeuvre de pratiques interdites, mais aussi de qualifier l'état des ressources en EMN, d'expertiser la justification de l'utilisation de ces traitements par les exploitants et d'évaluer l'impact de ces traitements sur la qualité sanitaire des eaux ainsi que les solutions envisagées pour remédier à la situation.
Entre avril et mai 2022, la mission de l'Igas a donc adressé des questionnaires aux exploitants par le biais des ARS (Grand Est, Auvergne-Rhône-Alpes et Occitanie) et a mené 32 inspections portant sur 40 désignations commerciales.
Malgré des réponses uniquement déclaratives aux questionnaires, les résultats mettent en évidence des écarts non-conformes à la règlementation entre les réponses des exploitants et le contenu des arrêtés d'autorisation d'exploitation dans près de 30 % des cas.
La non-conformité la plus fréquente est le recours à un filtre dont le seuil de coupure est inférieur à 0,8 micron.
Au global, seules 15,6 % des réponses au questionnaire ne présentent pas ou peu de différence avec le contenu de l'arrêté. Le taux élevé d'écarts cache aussi bien des non-conformités qui découlent d'une imprécision des arrêtés d'autorisation (par exemple, une microfiltration à un seuil autorisé par la règlementation, mais non-mentionnée dans l'arrêté d'autorisation) que des dissimulations délibérées de traitements interdits.
À titre d'exemple, il a été indiqué à la rapporteure par des autorités locales que « les procédés de traitement au niveau des robinets des captages sur le site de Perrier étaient tellement bien dissimulés qu'il était impossible de les voir, même pour un expert en hydraulique et que seul un petit groupe de salariés au sein du site était informé de la pratique frauduleuse. »
Compte tenu de la difficulté à identifier ces pratiques et du caractère uniquement déclaratif des réponses aux questionnaires, l'Igas a conclu que le niveau de non-conformité des exploitants était « très probablement supérieur ».
Il est à noter que les ARS n'ont « à dessein » pas été informées de la liste des exploitants concernés par l'achat de microfiltres inférieurs à 0,8 micron établie par la DGCCRF : le rapport de l'Igas justifie cette décision par la volonté de mettre en exergue les défaillances des contrôles.
Dans le Grand Est, ce sont les contrôles mis en oeuvre dans le cadre de cette mission d'inspection - et en particulier l'inspection du 6 avril 2022 - qui ont permis à l'ARS de constater des pratiques frauduleuses liées aux traitements à UV et au charbon actif, débouchant sur un signalement au procureur d'Épinal le 3 octobre 2022, à l'initiative de l'ARS.
Dans le Gard, il a été indiqué à la rapporteure que Nestlé Waters a dévoilé aux autorités les traitements interdits et le niveau de microfiltration pratiqués sur le site de Perrier le 29 novembre 2022.
Le rapport de l'Igas est rendu à l'été 2022 aux ministères compétents, mais n'est pas publié avant février 2024, postérieurement à la révélation de son existence par l'enquête Le Monde - Radio France le 30 janvier 2024.
b) L'absence de suites correctives ou répressives immédiates
La rapporteure souligne que malgré ses conclusions précieuses, la mission d'inspection n'était pas la seule suite mobilisable par le Gouvernement compte tenu des outils dont il disposait.
Des suites correctives auraient pu être ordonnées rapidement afin de faire cesser le manquement, en mobilisant des pouvoirs de police administrative.
Le rapport de l'Igas mentionne lui-même qu'après l'entretien entre Nestlé Waters et le cabinet de la ministre de l'industrie, « les échanges qui sont intervenus entre les deux ministères compétents (économie et santé) n'ont pas permis d'aboutir à un plan d'action pour rétablir la situation. Ces derniers ont donc décidé de saisir l'inspection générale des affaires sociales (Igas). »
La rapporteure déplore que les mises en demeure à l'encontre de Nestlé Waters n'aient été prises qu'à partir de la constatation des pratiques frauduleuses par les ARS, c'est-à-dire au printemps 2022 dans le Grand Est et fin novembre 2022 pour l'Occitanie, plusieurs mois après les révélations de Nestlé Waters au Gouvernement - qui aurait pu décider d'alerter plus rapidement les autorités compétentes à l'échelle locale afin d'accélérer la constatation des manquements.
En cas d'inobservance des dispositions du code de santé publique régissant les eaux minérales naturelles, y compris concernant l'usage de traitements et indépendamment des poursuites pénales, le préfet peut, sur proposition de l'ARS, mettre en demeure les exploitants de se conformer à la règlementation dans un délai déterminé40(*). Elles peuvent, en cas de non-conformité à l'expiration du délai fixé, obliger l'exploitant à consigner une somme correspondant à l'estimation du montant des travaux à réaliser, faire procéder d'office aux frais de l'intéressé à l'exécution des mesures prescrites, suspendre la production ou la distribution jusqu'à exécution des conditions imposées ou encore prononcer une amende administrative à l'encontre de l'auteur de l'infraction, assortie d'une astreinte journalière.
En cas de constatation d'un manquement ou d'une infraction à la suite de leurs contrôles, les agents CCRF peuvent enjoindre à un professionnel de se conformer à ses obligations et de cesser tout agissement illicite, éventuellement sous astreinte41(*) et mesure de publicité42(*). La DGCCRF est également compétente pour prononcer des amendes administratives sanctionnant ces mêmes manquements et l'inexécution des mesures d'injonction les concernant43(*). Ces sanctions administratives peuvent faire l'objet d'une mesure de publicité44(*).
En outre, l'État a la possibilité, face à des traitements interdits par la règlementation européenne, de temporairement restreindre ou suspendre le commerce des eaux minérales naturelles concernées sur son territoire45(*). Dans ce cas, la directive 2009/54 précise qu'il « en informe immédiatement la Commission européenne et les autres États membres en indiquant les motifs qui l'ont amené à prendre cette décision ».
Or aucune mesure n'a été prise pour éviter la mise sur le marché d'eaux minérales naturelles et de source ne remplissant pas les conditions pour l'être en vertu de la règlementation européenne. Pour le justifier, tous les services auditionnés ont mis en avant l'absence de risque sanitaire - sans mentionner la loyauté des produits, ce que la rapporteure déplore.
2. Un accroissement de la tolérance administrative à l'égard de la microfiltration
Parmi ses conclusions, la mission de l'Igas met en évidence le développement de la microfiltration : 85 % des exploitants inspectés y ont recours.
Or, comme elle le rappelle, la microfiltration ne fait que l'objet d'une tolérance administrative depuis un avis de l'Afssa de 2001 : elle reste un traitement qui ne doit être mis en oeuvre que dans un but technologique, notamment pour la protection des installations d'embouteillage.
La mission souligne également la généralisation de micropores inférieurs à 0,8 micron - soit en deçà du seuil de coupure mentionné dans l'avis de 2001.
Même mis en place à des fins technologiques, se pose la question du seuil à partir duquel ces traitements modifient le microbisme de l'ES ou de l'EMN en retenant des micro-organismes. Or comme le rapporte l'Igas, en 2021, l'Anses avait indiqué ne pas être en mesure de répondre à une saisine de la DGS sur l'intérêt technologique d'une microfiltration à un seuil inférieur à 0,8 micron.
À la suite de l'achèvement de la mission d'inspection de l'Igas, la DGS a saisi à nouveau l'Anses le 23 novembre 2022 pour une « Demande d'évaluation de l'impact d'une microfiltration avec un seuil de coupure inférieur à 0,8 micron sur le microbisme naturel d'une eau minérale naturelle ou eau de source ». La saisine pose notamment la question du seuil au-dessous duquel la microfiltration a un impact sur le microbisme de l'eau. Sans trancher sur un seuil précis, l'avis de l'Anses rappelle la position de l'Afssa de 2001 et souligne que les procédés de microfiltration peuvent avoir un impact sur la qualité microbiologique de l'eau46(*).
À la suite de cet avis et « en réponse aux demandes de l'industriel ainsi qu'aux interrogations des autorités préfectorales et de l'ARS », le ministère de la santé, en concertation avec le ministère chargé de l'économie et de la consommation, a souhaité préconiser auprès de l'ARS Grand Est une tolérance à la microfiltration sous réserve que l'exploitant apporte la preuve que ce traitement ne modifie pas le microbisme de l'eau.
Cette nouvelle doctrine a donc modifié la position tenue depuis l'avis de l'Afssa de 2001, qui était de tolérer la microfiltration à un seuil précis : 0,8 micron ou au-delà.
Une concertation interministérielle dématérialisée du 22 et 23 février 2023 a validé cette décision en :
- donnant, dans les Vosges, la possibilité au préfet de modifier les arrêtés d'autorisation d'exploitation des EMN des sites de conditionnement de Nestlé Waters Supply East (NWSE - Vosges) pour mentionner une microfiltration à un seuil inférieur à 0,8 micron ;
- demandant, dans le Gard, aux autorités compétentes de prendre en compte l'autorisation de microfiltration mentionnée ci-dessus et de définir une démarche d'accompagnement et de contrôle de la qualité de l'eau aux différentes émergences dans le cadre du plan de transformation du site prévu par Nestlé Waters Supply South (NWSS - Gard).
* 40 Article L. 1324-1 A à L.1324-1 B du code de la santé publique.
* 41 Article L. 521-1 du code de la consommation.
* 42 Article L521-2 du code la consommation.
* 43 Article L522-1 du code de la consommation.
* 44 Articles L. 522-1 et L. 522-6 du code de la consommation.
* 45 Conformément à l'article 11 de la directive 2009/54.
* 46 Avis rendu par des courriers du 16 décembre 202 et du 13 janvier 2023.