II. NÉGOCIÉ DANS LA DOULEUR, LE PROTOCOLE 2023-2027 DOIT ACCOMPAGNER LE VIRAGE STRATÉGIQUE DE LA DSNA

A. DES NÉGOCIATIONS LABORIEUSES

1. La chronique d'une négociation chaotique

C'est à la fin de l'année 2019, alors que le dixième protocole touchait à sa fin, que la DGAC a entamé avec les partenaires sociaux le processus de négociation d'un nouvel accord à portée quinquennale cette fois-ci, censé couvrir la période 2020-2024. Toutefois, la survenance de la crise sanitaire et les impacts considérables qu'elle a eu sur le transport aérien a conduit fort logiquement la DGAC à suspendre les négociations.

a) Un protocole négocié dans un nouveau cadre juridique : les accords collectifs de la fonction publique

Celles-ci ont repris trois ans plus tard, le 16 janvier 2023, au sein du comité social de réseau de la DGAC (CSA-R). La DGAC a profité de report des négociations pour inscrire le nouvel accord dans un nouveau cadre juridique, plus formel que par le passé, celui des accords collectifs dans la fonction publique. Ce cadre est fixé par l'ordonnance n° 2021-174 du 17 février 2021 relative à la négociation et aux accords collectifs dans la fonction publique et son décret d'application du 7 juillet 202136(*).

De cette nouvelle réalité juridique résulte une pleine opposabilité du nouveau protocole quand ses prédécesseurs n'étaient que de simples « gentlemen agreement », des accords juridiquement non contraignants (voir supra).

La principale évolution de ce nouveau cadre juridique réside dans la possibilité d'inclure dans les accords des mesures réglementaires directement applicables en précisant leur calendrier prévisionnel de mise en oeuvre. La DGAC a donc annexé aux différentes versions du projet de protocole des modifications de textes réglementaires destinées à mettre en oeuvre les principaux éléments de l'accord. La DGAC estime que cette nouveauté a été l'une des causes de la longueur du processus de négociation : « la méthode consistant à écrire et négocier les dispositions réglementaires annexées à l'accord explique en partie l'allongement de la durée de négociation et diffère des pratiques suivies dans le cadre des protocoles précédents. Ces derniers étaient en effet limités à des accords de principe et ne comprenaient pas de textes annexés »37(*).

S'ils ont globalement plébiscité l'inscription du nouveau protocole dans ce cadre juridique, certaines organisations syndicales ont regretté que la direction n'ait pas fait le choix de négocier un accord de méthode en amont des négociations. Celui-ci aurait notamment permis que ses signataires s'accordent sur les grandes lignes et le périmètre couvert par le futur protocole avant d'entrer dans les discussions techniques. Lors de leurs auditions, les représentants de la CGT et de la CFDT ont notamment exprimé ce regret auprès du rapporteur. Ils estiment que l'absence d'accord de méthode préalable a pu également être un facteur d'allongement de la durée des négociations.

Ce nouveau cadre rendait également indispensable la validation préalable par les ministères chargés du budget et de la fonction publique des mesures catégorielles prévues par l'accord : « le nouveau cadre réglementaire implique également que les dispositions réglementaires relatives au déroulement de carrière des agents, à la promotion professionnelle et à la mise en oeuvre de politiques indemnitaires soient soumises à l'approbation préalable des ministres chargés du budget et de la fonction publique, ce qui implique le recueil en amont de l'avis de la DGAFP ou du guichet unique selon les cas »38(*).

Enfin, l'article L. 223-1 du code général de la fonction publique (CGFP) prévoit que les accords collectifs dans la fonction publique doivent, pour être valides, être signés par des organisations syndicales ayant recueilli au moins 50 % des suffrages exprimés à l'occasion des dernières élections professionnelles.

b) Au cours de l'année 2023, en partie perturbé par des évènements extérieurs, le processus de négociation s'est enlisé

La direction avait alors l'ambition de parvenir à finaliser l'accord avant la fin de l'année 2023. Cependant, la complexité des discussions rendait cette perspective ambitieuse. Cette complexité résultait principalement du fait que les évolutions envisagées par la DGAC, en cohérence avec son projet stratégique, étaient d'une toute autre ampleur que celles prévues par les protocoles antérieurs.

Par ailleurs, après la crise sanitaire, d'autres évènements extérieurs sont venus perturber et freiner le processus de négociation. En lien avec le projet de réforme des retraites, la période de conflictualité sociale qui a émaillé le premier semestre 2023 a ainsi, aux dires de la DGAC, « considérablement ralenti » les discussions du fait notamment « de la multiplication des indisponibilités pour jours de grèves ».

Au début de l'année 2024, la longueur inhabituelle de la période de remaniement gouvernemental qui faisait suite à la nomination du nouveau Premier ministre, Gabriel Attal, a également perturbé les négociations. En effet une période de flottement de plus d'un mois s'est installée avant qu'un ministre délégué aux transports soit effectivement nommé et plus encore pour que les cabinets ministériels soient pourvus. Faute de lisibilité quant à ses interlocuteurs au sein des cabinets ministériels, la DGAC a été amené à geler partiellement le processus de négociations.

c) Un dénouement final compliqué par la confrontation entre les prétentions des organisations syndicales et un contexte budgétaire national exceptionnellement contraint

Tandis que le coût des mesures catégorielles envisagées dans le cadre du protocole promettait d'être élevé compte tenu de l'ambition réformatrice portée par ce dernier, le contexte budgétaire national s'avérait quant à lui particulièrement défavorable. En effet, compte tenu de la dégradation importante et inattendue des comptes publics en 2023, le Gouvernement a pris en février 2024 un décret d'annulations de crédits afin de réaliser des économies en cours de gestion 2024 pour un montant inédit de 10 milliards d'euros39(*). Très vite il s'est avéré qu'en raison d'une exécution également décevante en 2024, ces annulations de crédits seraient insuffisantes pour éviter une dérive majeure des finances publiques. Il est alors apparu que des économies pour un montant au moins équivalent seraient nécessaires dès 2024 et qu'un nouvel effort plus important encore serait inévitable en 2025.

C'est pourtant bel et bien dans ce contexte que la direction de la DGAC a réclamé en interministériel une augmentation très substantielle, de plusieurs dizaines de millions d'euros, de l'enveloppe de crédits dédiée à couvrir les dépenses nouvelles qui résulteront des dispositions prévues dans le projet de protocole. La somme initialement débloquée au début des négociations avait en effet été très nettement sous-évaluée eu égard à l'ampleur des mesures catégorielles qui étaient envisagées dans le projet d'accord ainsi qu'à l'ambition de ce dernier.

Au total, quatre versions successives du projet de protocole ont ainsi été présentées aux organisations syndicales en mars, en mai et en novembre 2023 puis en janvier 2024. C'est à ce stade qu'il est clairement apparu, notamment au cours d'une réunion plénière qui s'est tenue le 15 janvier 2024, que l'ampleur des mesures de compensations financières réservées aux personnels de la DGAC dans le projet de protocole n'était pas suffisante pour que des organisations syndicales représentant plus de 50 % des personnels puissent le signer. Ce constat s'est confirmé au cours de deux séries de réunions bilatérales organisées par la direction avec les syndicats.

La DGAC résumait alors ainsi la situation : « si les principales réformes portées dans le projet de protocole sont acceptées si ce n'est a minima comprises par les organisations syndicales susceptibles de le signer, la discussion achoppe désormais sur la valorisation financière des contreparties sociales estimées insuffisantes compte tenu des ambitions affichées ».

La tension sociale était alors à son comble et un préavis de grève nationale a été déposé le 9 avril 2024, pour le 25 avril 2024, par le principal syndicat représentatif des contrôleurs aériens, le SNCTA.

La DGAC et ses partenaires en interministériel étaient confrontés à un dilemme :

soit rester dans le cadre de l'enveloppe budgétaire initiale et réviser à la baisse les ambitions réformatrices de l'accord, ce qui aurait conduit à remettre en cause le déploiement du plan stratégique de la DSNA ;

soit débloquer plusieurs dizaines de millions d'euros supplémentaires, dans un contexte budgétaire plus contraint que jamais, pour maintenir les ambitions du projet de protocole et les gains de productivité des services du contrôle de la navigation aérienne qu'il est censé générer.

Ces discussions tendues étaient par ailleurs conduites avec en toile de fond la menace d'un conflit social dur des contrôleurs aériens dont le coût global avoisinerait les 20 millions d'euros quotidiens.

Finalement, malgré les vents budgétaires contraires mais notamment par crainte des conséquences d'une grève des contrôleurs aériens, dont l'obligation de déclaration préalable introduite par la loi du 28 décembre 2023 avait permis au Gouvernement d'observer qu'elle serait massivement suivie, et avec la perspective des jeux olympiques de Paris, les crédits dédiés à financer les coûts du protocole ont été complétés pour permettre la finalisation du projet d'accord. Le préavis de grève nationale pour le 25 avril 2024 a été levé et le protocole a été signé en mai par le SNCTA, FO et la CFDT.

Cependant, la dernière phase de la négociation a été trop longue, le dénouement est arrivé trop tardivement et n'a pu empêcher une forte désorganisation liée à l'anticipation d'une grève dont l'impact promettait d'être massif. Ce retard a occasionné des perturbations et des vols ont dû être annulés. En a résulté une situation tout à fait paradoxale et incompréhensible pour les passagers dans laquelle, malgré un protocole conclu et un préavis de grève levé, certains vols n'ont pas pu être opérés. Compte-tenu de l'aboutissement des négociations, qui a conduit in fine à satisfaire les doléances financières des organisations syndicales, le rapporteur ne s'explique pas le délai qu'il a fallu au Gouvernement pour finaliser l'accord. Il a le sentiment que l'on aurait pu et que l'on aurait dû éviter à l'économie du transport aérien ces désagréments inutiles.

2. Le sujet sensible des « clairances » et du suivi du temps de travail a émergé au cours des négociations
a) Les clairances, une pratique opaque, illégale mais tacitement tolérée, remise en lumière en décembre 2023 par un rapport du BEA

Outre les différentes péripéties citées supra, un autre élément de contexte particulièrement sensible est venu interférer dans le cadre des négociations protocolaires.

Un rapport du bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile (BEA), paru en décembre 2023 au sujet d'un incident grave survenu le 31 décembre 2022 à l'aéroport de Bordeaux-Mérignac40(*), a mis en évidence, d'un point de vue des risques qu'il faisait peser sur la sécurité du transport aérien, une pratique opaque d'auto-gestion du temps de travail des contrôleurs aériens connue sous le nom de « clairances ».

Cette pratique officieuse consiste, pour le chef d'équipe, en fonction du trafic anticipé, à autoriser à l'avance certains des contrôleurs de son équipe à s'absenter durant tout ou partie de leurs vacations. Dans son rapport de 2021 précité sur la politique des ressources humaines de la DGAC, la Cour des comptes en donnait la définition suivante : « les clairances consistent en l'octroi par le chef d'équipe, en période de faible trafic, d'autorisations d'absence à certains contrôleurs par rapport à la vacation théorique fixée pour l'équipe par le tour de service ».

L'activité d'une équipe de contrôleurs aériens pendant leurs vacations est encadrée en amont de celle-ci par un tableau de service qui « définit, pour chaque vacation, sur la base de l'historique des années précédentes, le nombre minimal de contrôleurs que l'encadrement considère comme nécessaire pour assurer dans de bonnes conditions de sécurité et de capacité le contrôle de la circulation aérienne »41(*).

Comme l'a démontré le BEA dans son rapport, en toute opacité, à la discrétion du seul chef d'équipe, de façon purement empirique, sans que cette pratique puisse être régulée ni même suivie de façon fiable par la direction, les clairances conduisent ainsi à remettre en cause le tableau de service des vacations des équipes de contrôleur et l'armement des positions de contrôle : « pour prendre sa décision sur les effectifs et les horaires des contrôleurs de son équipe, en amont de la prise de service, le chef de tour se fonde essentiellement sur son expérience personnelle, le trafic IFR42(*) et les conditions météorologiques prévus, ainsi que sur la connaissance des membres de son équipe. L'encadrement du centre de contrôle n'a aucune connaissance des décisions de réduction des effectifs de contrôleurs prises en amont des vacations par les chefs de tour. Dans ce mode de fonctionnement, l'adéquation entre le nombre de contrôleurs effectivement présents et le trafic réel ne repose plus sur le tableau de service, mais principalement sur l'appréciation personnelle du chef de tour, alors que cette adéquation est une composante essentielle du niveau de sécurité du service rendu ».

Dans son rapport, le BEA considère que la décision du chef d'équipe de réduire de moitié les effectifs qui composaient le tableau de service, en autorisant trois des six contrôleurs prévus à s'absenter, a pu jouer un rôle dans la survenance de l'incident grave du 31 décembre 2022. Or, s'agissant de la décision prise par le chef d'équipe, le BEA précisait que « cet arrangement a été fait sans information préalable vers l'encadrement du centre de contrôle. Ce mode de fonctionnement est connu par l'encadrement, qui n'a aucun moyen systématique d'en connaître l'ampleur ». Il ajoutait : « cette situation a été rendue possible en raison de la latitude implicitement laissée aux chefs de tour de gérer les effectifs sans respecter le tableau de service, et sans moyen de vérification extérieure de cette gestion par l'encadrement ».

Dans ce même rapport, le BEA affirmait que la pratique était généralisée au sein de la DSNA : « l'enquête a montré que ces pratiques dépassent, à différents niveaux, le cadre de l'équipe concernée par l'incident grave (...). Il a été établi que ces dérives sont généralisées et anciennes ». Il ajoutait que « cette situation, connue par la DSNA, est probablement le résultat d'une volonté de l'encadrement de maintenir une relative paix sociale ».

Dans son rapport, le BEA allait jusqu'à assimiler la pratique des clairances à « un consensus social, ancré depuis de nombreuses années à la DSNA, qui laisse perdurer une situation dans laquelle les équipes de contrôleurs organisent, en dehors de tout cadre légal, un niveau d'effectif présent généralement inférieur à l'effectif théoriquement déterminé comme nécessaire. Cette situation, hors du cadre légal, mais connue et tolérée implicitement, est de nature à interdire toute collecte officielle d'informations qui conduirait à identifier ces écarts y compris dans le cadre de l'analyse d'événements de sécurité. En effet, celle-ci doit s'inscrire dans un cadre de culture juste qui tolère des erreurs et déviations involontaires, mais qui ne peut tolérer des déviations répétitives et délibérées ».

Au-delà même du phénomène des clairances, c'est l'absence de traçabilité fiable de la présence des contrôleurs sur leur position de contrôle, y compris lorsqu'il s'agit d'analyser les raisons d'un incident, qui a tout particulièrement heurté le BEA. Il a ainsi pu constater que « la DSNA n'a pas de moyen à l'heure actuelle de connaître de manière fiable et objective l'armement des positions de contrôle et la présence des contrôleurs sur leur lieu de travail ».

Il constate en effet « l'absence d'outil pour collecter de manière fiable, automatique, et en temps réel, l'armement des positions de contrôle et le nombre de contrôleurs présents sur le lieu de travail et pour analyser la contribution potentielle de ces deux facteurs en cas d'événement de sécurité ». Pourtant, « ces analyses permettraient aux chefs de tour et à l'encadrement d'évaluer sur une base objective les besoins réels d'effectifs présents et d'armement des positions de contrôle en fonction des niveaux et des types d'activités aériennes prévues ou constatées ».

À ce jour, pour suivre le temps de travail de ses contrôleurs, la DSNA ne dispose que d'un système déclaratif de décompte des heures baptisé OLAF ATCO dont le BEA a pu souligner dans son rapport qu'il ne pouvait pas être considéré comme fiable. Dans son rapport de 2021 précité, la Cour des comptes déplorait notamment que « le contrôle de présence des personnels repose aujourd'hui encore uniquement sur les registres des vacations ou registre des heures de contrôle tenus localement et souvent de façon empirique par les chefs d'équipes ».

Le BEA notait par ailleurs dans son rapport que l'Agence de l'Union européenne pour la sécurité aérienne (AESA) s'était émue, dans un audit daté de 2014, du fait que « le système de comptabilisation des heures réelles sur position par le système français ne remplissait pas les critères de fiabilité requis dans le cadre du renouvellement des licences ». Une réserve qu'elle a réitérée dans un autre audit de 2021 dans lequel elle indique que la DSNA n'est pas en mesure de démontrer la fiabilité du système déclaratif des heures réalisées sur les positions de contrôle. Cet audit a lui-même débouché sur une enquête de la DSAC qui a conclu, également en 2021 que « la DSNA n'était pas en mesure de démontrer que les heures de contrôle déclarées par les contrôleurs aériens (...) pour le suivi et la prorogation des licences avaient été effectivement réalisées ».

En réponse au questionnaire du rapporteur, la DGAC a reconnu le problème posé par les clairances ainsi que son incapacité à suivre avec fiabilité les heures de travail réalisées de façon effective sur les positions de contrôle. Elle a aussi admis que cette question avait été soulevée à plusieurs reprises par des organismes indépendants sans qu'une réponse adéquate ne lui soit apportée : « cette problématique de la vérification de l'armement des positions de contrôle avait déjà été mise en évidence à la suite d'audits menés par plusieurs organisations : AESA, DSAC ou bien encore Cour des Comptes. Des dispositifs avaient alors été mis en place par la DSNA pour y répondre. Cependant le rapport du BEA met clairement en lumière le fait que ceux-ci demeurent insuffisants, notamment parce qu'ils sont uniquement déclaratifs et que leur application est trop peu systématique. Sur la base de ce rapport du BEA, auquel la DSNA a apporté son concours en mettant à disposition des enquêteurs toutes les ressources disponibles concernant cet incident, la situation actuelle apparaît à tous égards inacceptables ».

Par comparaison notamment aux exigences faites aux compagnies aériennes en matière de sécurité, la FNAM a témoigné au rapporteur son indignation face à cette situation : « il apparaît inacceptable que la DGAC ne puisse disposer de l'information relative aux armements des différentes positions de contrôle. De manière plus générale, l'organisation du travail des contrôleurs aériens s'apparente à une forme d'auto-gestion qui paraît hautement critiquable en termes de sécurité des vols. La DGAC en tant qu'autorité de régulation ne tolèrerait pas une organisation du travail comparable au sein d'une compagnie aérienne ».

Pour régler les problèmes sécuritaires identifiés dans son rapport, le BEA a ainsi recommandé à la DSNA d'équiper ses centres de contrôle d'un moyen automatique et nominatif d'enregistrement de la présence des contrôleurs sur leur position de contrôle ainsi que sur leur lieu de travail.

b) La pratique des clairances réduit sensiblement le temps de travail effectif des contrôleurs

Au-delà des enjeux sécuritaires, la pratique des clairances conduit également à réduire sensiblement le temps de travail effectif des contrôleurs. Cette problématique avait déjà été mise en évidence par la Cour des comptes dans son rapport annuel publié en février 2010. Elle estimait alors que le phénomène de clairance était « massif », amenant les contrôleurs à bénéficier de « 56 jours d'absence officieux ».

Cependant, faute d'une mesure fiable du temps de travail effectif des contrôleurs, ces estimations restent par nature imparfaites et la Cour des comptes, à l'instar du BEA et de manière récurrente recommande à la DGAC de mettre en place un dispositif de suivi automatisé du temps de travail de ses personnels comme il en existe désormais dans la plupart des administrations. Elle a notamment réitéré cette recommandation dans son rapport de 2021 sur la politique des ressources humaines de la DGAC : « la DGAC n'a pas mis en place de dispositif de décompte du temps de travail, comme l'ont fait la plupart des organismes publics, administrations centrales comprises, et privés. Aussi, rien ne permet de déterminer de façon fiable et objective le nombre d'heures réellement travaillées, leur répartition dans le temps, le nombre d'heures supplémentaires et le respect des périodes minimales de repos. Pourtant, la complexité du régime horaire justifie à lui seul un décompte des heures travaillées ».

Malgré le manque d'informations fiables disponibles, le BEA indiquait dans son rapport que « les relevés réalisés par la DSNA lors de contrôles inopinés dans les centres de contrôle français montrent qu'au moins 15 % des contrôleurs devant être présents sur site d'après le tableau de service sont absents sur la durée complète de la vacation ».

D'après les éléments recueillis par le rapporteur, en pratique, en raison du phénomène des clairances, les contrôleurs ne réaliseraient en moyenne que 24 heures de travail hebdomadaires sur les 32 heures qu'ils sont légalement tenus d'effectuer.

Pour les contrôleurs et leurs organisations syndicales représentatives, cette situation bien connue et tolérée au sein de l'institution, même si elle restait jusqu'ici difficile à mesurer précisément, semble relever d'une forme de contrat social tacite qui compenserait le fait qu'ils sont en moyenne moins rémunérés que leurs homologues européens. Aussi, la remise en cause de ce pacte social tacite, même illégal, ne peut-elle, pour les syndicats s'envisager sans compensations financières.

c) Une prise de conscience salutaire et l'impératif de traiter le problème au plus vite et définitivement

Le 19 décembre 2023, avant même la publication du rapport du BEA, M. Clément Beaune, le ministre des transports de l'époque a adressé un courrier très ferme au directeur général de l'aviation civile, exigeant de mettre un terme à la pratique des clairances et à faire en sorte de s'assurer que les contrôleurs aériens effectuent leur nombre d'heures légal. Il soulignait ainsi que « l'incident survenu constitue le symptôme d'une défaillance à laquelle il faut remédier dans les meilleurs délais » et enjoignait le directeur général à mettre en place sous deux mois avec la DSNA « un plan d'actions assorti d'un calendrier ambitieux visant à mettre en oeuvre la recommandation du BEA ».

La DSNA a indiqué au rapporteur avoir pris de premières mesures d'urgence à compter du mois de septembre 2023, en amont de la publication du rapport du BEA. Il s'agit notamment de « recueillir de façon systématique, dans le cas d'un évènement de sécurité, tous les éléments concernant :

- la liste des agents prévus au tour de service ;

- l'ensemble des informations de contrôle d'accès ;

- l'armement réel des positions de contrôle ;

- les données relatives aux heures déclarées, à la validité des licences de contrôle, formations réalisées, temps de repos des agents en fonction au moment de l'événement de sécurité ».

En ce qui concerne la résolution structurelle de la problématique, la DSNA a confirmé au rapporteur que son plan d'action visait à mettre en place progressivement un système de badgeage électronique à l'entrée du lieu de travail ainsi que sur la position de contrôle comme, selon elle, « c'est déjà le cas dans la quasi-totalité des prestataires de navigation aérienne européens ».

S'agissant du temps de travail effectif des contrôleurs, la DGAC envisagerait de le porter de 24 à 28 heures hebdomadaires sans compensations financières, les 4 heures restantes pour atteindre les 32 heures légales pourraient être thésaurisées et donner droit à des congés en période de trafic peu dense.

La fin de la pratique des clairances et l'instauration d'un suivi électronique du temps de travail des contrôleurs ne figurent pas dans le protocole en tant que tel. Toutefois, le rapporteur note qu'elles n'ont pas pour autant été sans conséquences dans sa négociation et qu'elles ont nécessairement pesé dans l'équation globale de l'accord, conduisant à majorer en contrepartie les doléances de nature financière des organisations syndicales. Ainsi, même de façon indirecte, le sujet de la résolution du phénomène des clairances a-t-il nécessairement eu un effet inflationniste sur le coût des mesures catégorielles prévues dans le protocole.

d) Au-delà même de l'impératif de sécurité, le suivi du temps de travail effectif des contrôleurs est aussi un enjeu de performance pour la DSNA

La mesure effective du temps de travail au moyen d'un dispositif automatisé sera également un atout en matière de performance dans la mesure où elle permettra d'identifier avec précision les périodes de surcapacité et au contraire celles au cours desquelles l'effectif de contrôleurs devrait être complété pour répondre à la demande de trafic. Cette évolution est ainsi tout sauf anodine dans la perspective poursuivie par la DSNA d'accroître sa performance en améliorant sa faculté à adapter la capacité de contrôle aux évolutions du trafic.

Dans son rapport, le BEA soulignait également indirectement cet enjeu en notant qu'un suivi automatisé du temps de travail sur les positions de contrôle permettra « une vérification de l'adéquation entre les effectifs prévus par les tableaux de service et le trafic réellement rencontré, pour mieux planifier les effectifs en tactique et en stratégique, dans un contexte de complexification et d'évolution rapide du trafic ».

Enfin, de façon générale, les différents acteurs du transport aérien entendus par le rapporteur s'accordent à dire qu'une transparence accrue sur la performance de la DSNA et son suivi est indispensable. Or, il va de soi que la première étape à franchir pour tendre vers cet objectif est d'être en capacité de mesurer avec fiabilité le temps de travail de ses personnels. À l'instar du retard qui a été pris en matière de modernisation technologique, le rapporteur considère que la sensibilité du transport aérien est incompatible avec des modes de gestion des personnels « d'un autre âge » et aussi artisanaux que le décompte manuel et déclaratif des heures de travail. Sur ce plan également, le contrôle aérien français doit aligner ses pratiques sur celles de ses principaux homologues européens.


* 36 Décret n° 2021-904 du 7 juillet 2021 relatif aux modalités de la négociation et de la conclusion des accords collectifs dans la fonction publique.

* 37 Réponses écrites de la DGAC au questionnaire du rapporteur.

* 38 Réponses écrites de la DGAC au questionnaire du rapporteur.

* 39 Le décret n° 2024-124 du 21 février 2024 portant annulation de crédits.

* 40 Rapport d'enquête et de sécurité sur l'incident grave survenu entre l'AIRBUS A320 immatriculé OE-INE et le Robin DR400 immatriculé F-GTZY le 31 décembre 2022 sur l'aérodrome Bordeaux-Mérignac (33), bureau d'enquêtes et d'analyses pour la sécurité de l'aviation civile (BEA), décembre 2023.

* 41 Rapport d'enquête et de sécurité du BEA de décembre 2023 précité.

* 42 Instrument flight rules.

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