B. UNE INTÉGRATION RÉGIONALE OBSTINÉMENT FRAGILE MALGRÉ LA DYNAMIQUE NOUVELLE DE LA COOPÉRATION

Le tableau général de l'état de la coopération régionale dans le bassin océan Indien montre des dynamiques intéressantes, avec des moyens accrus, une volonté politique réaffirmée et une concertation améliorée. Toutefois, des résultats significatifs se font encore attendre et la coopération peine à transformer le quotidien des populations et des acteurs socio-économiques. La coopération régionale redynamisée ne parvient pas encore à enclencher un processus d'intégration.

1. Une intégration économique imperturbablement marginale
a) Des économies qui résistent à l'ouverture sur leur environnement régional

Le constat est ancien depuis 40 ans que la coopération régionale est à l'agenda politique. Il en est même une des principales raisons d'être : les outre-mer français, et en particulier ceux du bassin océan Indien, n'ont pas ou très peu de relations économiques avec leur environnement régional.

Les derniers chiffres ne montrent pas d'inversion des tendances lourdes.

L'IEDOM a engagé une étude complète visant à mieux exploiter les données de commerce extérieur. L'objectif selon Ivan Odonnat, président de l'IEDOM, est de mesurer « le potentiel de commerce ». Il s'agit d'évaluer de façon quantitative, mesurée, la capacité des territoires ultramarins à s'insérer dans le commerce international. Ce travail de fond devrait aboutir dans le courant de cette année. Ses conclusions provisoires sont que « le commerce extérieur n'est pas un facteur de croissance en outre-mer. Ce titre pourrait paraître provocateur mais le graphique communiqué, assez classique, est éloquent. Ainsi nous avons étudié pendant une période de dix ans le produit intérieur brut (PIB) de certains territoires d'outre-mer. Nous identifions ainsi les facteurs de la demande et comment la croissance, sur dix ans, est alimentée en distinguant différents blocs (investissement, consommation, commerce extérieur). [...] Le constat assez général tient au fait que la dynamique de croissance est tirée par la consommation. De ce fait, cette dynamique de croissance est alimentée par les importations : on consomme ce qu'on importe car les produits de consommation courante ne sont pas présents localement. Au regard de ce flux d'importations, les capacités d'exportations sont assez limitées précisément parce que la production locale est insuffisante. Le revers de la médaille est celui d'une contribution négative du commerce extérieur à la dynamique de croissance des territoires d'outre-mer ».

S'agissant de La Réunion, le principal fournisseur reste la France hexagonale, avec 55 % du total des importations en 2022. Les importations de biens en provenance des autres pays de l'Union européenne représentent 13 % du total importé. Hors Union européenne, Singapour et la Malaisie en 2022 fournissent essentiellement des produits pétroliers raffinés (carburants). Les importations en provenance de Chine (principalement des biens d'équipements) représentent quant à elles 6 % du total, en hausse de 17 % par rapport à 2021.

Pire, la part des échanges avec les pays membres des principales organisations internationales régionales est très faible : entre 0,7 % et 2,8 % chacune, si on fait exception de l'IORA, qui intègre les importations de carburant singapourien et malaisien. On rappellera que tous les membres de la COI sont aussi membres de la SADC et de l'IORA. Le premier cercle géographique, celui de la COI ne pèse que 0,7 % des importations. Les exportations sont moins anecdotiques avec 7,1 %.

Sur la période 2017-2022, ces grandes masses ne sont pas très différentes. Le graphique ci-dessous compare Mayotte et La Réunion, dont la structure des importations est similaire. La principale différence s'explique par l'approvisionnement en carburant, La Réunion se fournissant en Asie du sud-est et Mayotte au Moyen-Orient.

À cet égard, le passage au biocarburant décidé par EDF-SEI à La Réunion et EDM à Mayotte pour le fonctionnement des centrales électriques devrait encore réduire la part des importations d'origine non européenne. Selon la représentante de TotalEnergies à Mayotte, l'approvisionnement en biocarburant aux normes européennes devra se faire depuis l'Union européenne.

Principaux marchés fournisseurs du bassin océan Indien entre 2017 et 2022

Source : IEDOM

S'agissant de Mayotte, les importations en provenance des pays de l'océan Indien s'élèvent à 43,2 millions (- 5,7 % par rapport à 2021) et représentent seulement 4,1 % du total des importations de l'île.

La France hexagonale maintient sa position dominante de principal fournisseur de l'île et concentre 51,1 % des achats mahorais (- 4,3 points par rapport à 2021) avec 540 millions d'euros d'importations. Les importations en provenance des pays du Proche et Moyen Orient ont doublé (+ 101,63 %), une conséquence de la croissance des prix des produits pétroliers, plaçant ainsi cette région en deuxième position des groupes de pays fournisseurs de l'île (quatrième place en 2020 et 2021).

Les exportations montrent un profil moins centré sur l'Hexagone. Mais les volumes sont infiniment moindres que les importations, les productions locales étant limitées et en grande partie absorbées par le marché local.

Principaux destinataires des exportations en provenance des territoires ultramarins en 2022 (euros, valeur)

Si on ne considère que le trafic de conteneurs (EVP) à La Réunion, le déséquilibre est encore plus net.

Source : Port Réunion

Un autre indicateur, qui concerne cette fois une activité de services - le tourisme -, est la provenance des visiteurs. Si la part des touristes européens est importante dans l'ensemble de la région, c'est à La Réunion qu'elle est la plus écrasante (plus de 90 %)31(*). Une nuance : les flux de passagers, notamment dans le cadre du tourisme entre Maurice et La Réunion et des échanges familiaux avec Madagascar, sont assez importants. Une part des touristes combinent les deux destinations - La Réunion et Maurice - dont l'offre est complémentaire. Un tourisme régional existe aussi, de nombreux Réunionnais partant durant quelques jours à Maurice pour un tourisme balnéaire.

Océan Indien

Source : UNWTO Origine des touristes

Dernier indicateur, bien que les chiffres disponibles soient incomplets, les investissements privés directs étrangers à Mayotte et à La Réunion sont rares. Un frémissement en provenance de Maurice est enregistré depuis quelques années, notamment avec l'implantation progressive d'entreprises mauriciennes telles que IBL, Edena, LEAL, Run Market.

Selon l'IEDOM, dans l'Hexagone, la part des investissements directs étrangers dans les capitaux propres des entreprises non financières (hors investissements immobiliers) à fin 2018 s'établissait à 8 % dans l'Hexagone, contre 4,2 %à La Réunion et 4,8 % à Mayotte. Pour Ivan Odonnat, « si certains pourraient s'en féliciter en considérant cette situation comme une protection, je l'envisage plutôt comme le signe d'un manque d'attractivité de nos territoires ultramarins ».

Part des investissements directs étrangers dans les capitaux propres des entreprises non financières (hors investissements immobiliers) à fin 2018 (en %)

La fermeture relative des économies de La Réunion et Mayotte contraste avec le modèle mauricien très ouvert aux investissements étrangers et pourtant riche d'entreprises mauriciennes puissantes, pesant plusieurs milliards d'euros de chiffres d'affaires, et très dynamiques à l'extérieur.

Ce bilan économique met en évidence l'existence d'un « couloir économique » reliant La Réunion ou Mayotte à l'Union européenne, dont il est difficile de sortir.

b) Des mobilités aériennes contrariées, quand elles ne sont pas impossibles

L'autre constat récurrent est celui de l'enclavement relatif de Mayotte et La Réunion. Hormis quelques liaisons, les connexions aéroportuaires avec les pays de la région demeurent limitées et chères.

Tous les acteurs économiques rencontrés citent la faiblesse des liaisons aériennes régionales parmi les principaux freins à l'insertion régionale de Mayotte et La Réunion. La connectivité aérienne régionale est le point noir.

Des débats interrogent néanmoins le sens de la causalité : est-ce l'insuffisance du transport régional qui limite les échanges ou la faiblesse des échanges qui rend impossible un modèle économique viable pour des transporteurs régionaux ?

Club Export, qui réunit des chefs d'entreprises réunionnais, pointe des opportunités de marché perdues faute de liaisons directes avec les Seychelles. Certaines productions, comme les ananas Victoria, pourraient intéresser le tourisme de luxe des Seychelles. Mais en l'état, les marchandises doivent transiter par Paris ou au mieux Dubaï avant de repartir pour les Seychelles.

Les progrès sont lents et des retours en arrière sont encore à noter. Ainsi, la ligne d'Air Austral entre Saint-Denis de La Réunion et Chennai en Inde a été supprimé. Mis à part Paris, les hubs les plus faciles d'accès pour ensuite se rendre dans la plupart des destinations régionales sont Maurice pour La Réunion (avec plusieurs liaisons quotidiennes entre l'aéroport Roland Garros et Sir Seewoosagur Ramgoolam International Airport à Maurice) et Nairobi pour Mayotte, lorsque Kenya Airways dessert l'aéroport de Dzaoudzi.

Le 7 juin 2024, la compagnie Emirates a annoncé une liaison quatre fois par semaine entre Dubaï, Antananarivo et Mahé qui va connecter directement Madagascar et les Seychelles au plus important hub mondial en termes de passagers. Depuis plusieurs années déjà, Maurice est relié à Dubaï par un vol quotidien d'Emirates en Airbus A380. La Réunion et Mayotte sont à l'écart de ces connexions aériennes en plein développement, coincées dans un « couloir aérien » avec l'Hexagone.

Le contre-exemple de Maurice est fréquemment cité. Une vingtaine de compagnies aériennes y travaillent et desservent plus de 35 destinations. En 2019, près de quatre millions de passagers ont été enregistrés à l'aéroport. De nouvelles lignes vers la Chine sont en cours d'élaboration. À côté, La Réunion qui a pourtant enregistré 2,69 millions de passagers en 2023 et 2,48 en 2019, n'accueille que sept compagnies qui desservent essentiellement l'Hexagone et Mayotte. Quatre compagnies opèrent à Mayotte, dont trois françaises.

Parmi les facteurs avancés, on soulignera notamment :

- les infrastructures aéroportuaires ne sont pas toujours à la hauteur. La piste de Mayotte, trop courte et qui tend à s'enfoncer dans le lagon en raison de l'activité volcanique sous-marine, ne permet pas à tous les types de gros porteurs de décoller ou d'atterrir à pleine charge32(*). Le parking avion est trop petit également pour accueillir des gros porteurs simultanément. Un projet de délocalisation est sur la table depuis des années. Les dernières annonces gouvernementales confirmeraient l'option de la construction d'un nouvel aéroport à Bouyouni en Grande-Terre. Dans toutes les hypothèses, Mayotte devra faire avec les infrastructures actuelles pendant la prochaine décennie, dans le meilleur des cas ;

- les horaires d'ouverture de l'aéroport de Mayotte sont très contraints, en raison notamment de l'organisation du contrôle aérien sur des créneaux limités qui interdisent l'ouverture de la piste en soirée ;

- le flux touristique est trop faible pour atteindre une masse critique suffisante pour rentabiliser les lignes et faire émerger un hub, à la différence de Maurice qui a pourtant une population équivalente à celle de La Réunion ;

- l'objectif de continuité territoriale33(*) avec l'Hexagone et entre Mayotte et La Réunion capte l'essentiel des financements publics - nécessaires - et l'attention des acteurs, au détriment d'une vision plus régionale ;

- une politique de visas trop stricte décidée par Paris pour La Réunion et Mayotte, qui bloque un tourisme régional et des relations d'affaires fluides. La crainte d'une immigration illégale rigidifie l'ensemble des flux. Lors de son audition, Son Excellence Ali Jabir Mwadini, ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France, a souligné que « pour toute personne possédant un passeport français, et pas seulement pour les résidents de l'Hexagone, c'est très facile de voyager vers la Tanzanie. Pour les Tanzaniens, c'est plus compliqué. [...] Les Tanzaniens vont à l'étranger, mais ils rentrent chez eux ensuite, si bien que la diaspora tanzanienne est probablement la plus faible d'Afrique. Nous aimerions que la procédure d'obtention d'un visa pour les Tanzaniens soit facilitée, afin d'améliorer les échanges économiques entre nos deux pays. Le désir de retourner en Tanzanie est accentué par les opportunités économiques locales : le secteur touristique est en pleine croissance. D'ailleurs, la France est le seul pays européen avec lequel nous avons des vols directs, opérés par Air France, ce qui a fortement contribué à notre essor touristique » ;

- des compagnies locales fragiles. Air Austral, principale compagnie régionale basée à La Réunion, a fait l'objet d'un plan de reprise qui n'a pas encore produit les effets espérés. 185 millions d'euros de dettes ont été effacés dont 105 millions de dettes bancaires et prêts garantis par l'État. Les lignes les moins rentables ont été fermées, notamment vers Madagascar et les Seychelles. L'avenir de la compagnie demeure incertain.

c) Le transport maritime régional à la recherche d'un modèle économique viable

La situation du transport maritime de marchandises dans la région apparaît plus ouverte que le transport aérien, même si les acteurs économiques restent critiques. Elle est une clef décisive pour diversifier les sources d'approvisionnement, encourager des circuits courts, faire baisser les coûts et développer économiquement la région.

Un premier atout est que Mayotte et La Réunion se situent sur des routes maritimes majeures.

Source : Port Réunion

Du côté des infrastructures portuaires, le Grand port maritime de La Réunion offre des infrastructures modernisées et un environnement général de travail sûr. De nombreux équipages de navire escalent à La Réunion pour bénéficier de la sécurité de l'île, dans une région où la sécurité n'est pas toujours garantie. Le Grand Port est une bulle de sécurité (physique, juridique, financière...) encore insuffisamment mise en avant. Port Réunion a la meilleure évaluation au risque de toute la région océan Indien. Le développement de l'arrière-port et l'aménagement de nouveaux quais demeurent les principales préoccupations, ainsi que les tarifs du port. Des investissements seraient aussi utiles pour moderniser et agrandir le poste d'inspection frontalier (PIF)34(*).

Le port a multiplié les coopérations techniques avec les autres ports de la région, notamment dans le cadre de l'association des ports des îles de l'océan Indien (APIOI)35(*). Sur des fonds Interreg V et de l'AFD, plusieurs projets ont été mis en place. Avec les Seychelles36(*) et le Mozambique37(*), les relations sont très opérationnelles et fluides, au travers notamment d'un programme de formation dans les domaines de la manutention portuaire, des travaux sous-marins, du transit maritime, de la maintenance ou de la réparation navale. Un des objectifs est que les entreprises réunionnaises qui souhaitent se développer au Mozambique puissent s'appuyer sur une main d'oeuvre locale formées aux standards européens. Pour Interreg VI, un plan d'action a été proposé, à la fois pour consolider les actions déjà engagées et pour élargir la construction de cet écosystème aux standards européens à l'ensemble de la région. L'association de gestion portuaire de l'Afrique de l'Est et du Sud (PMAESA) est un des partenaires institutionnels de ce nouveau projet. Pour les autorités de La Réunion, l'objectif est de créer un écosystème complémentaire entre les ports du sud-ouest de l'océan Indien pour proposer un service compétitif face aux ports situés plus au nord dans le bassin.

À Mayotte, la situation est différente avec des infrastructures portuaires jugées très insuffisantes. Des quais manquent, la gestion par le délégataire est critiquée avec des horaires d'ouverture du port handicapants et des tarifs prohibitifs compte tenu du service rendu. Des bateaux sont contraints de rester au mouillage plusieurs jours, ce qui dégrade la rentabilité économique des escales, sur un marché mahorais beaucoup plus petit que celui de La Réunion. De nombreuses entreprises et opérateurs sur le port se plaignent de conditions de travail extrêmement difficiles.

S'agissant des liaisons maritimes, les principaux transporteurs maritimes mondiaux sont présents sur la zone, en particulier CMA-CGM, et dans une moindre mesure MSC et Maersk. Des transporteurs régionaux sont aussi actifs et se positionnent sur les transports hors container (roulier, vrac...).

L'indice mondial de connectivité des transports maritimes réguliers au quatrième trimestre 2022 montre d'ailleurs que le Grand port maritime (GPM) de La Réunion est bien positionné dans son bassin légèrement après Maurice.

Indice de connectivité des transports maritimes réguliers
au quatrième trimestre 2022

La carte ci-dessous montre l'ensemble des lignes maritimes régulières conteneurisées desservant La Réunion.

Délais de dessertes des lignes maritimes conteneurisées de Port Réunion

La crise du Covid, puis la crise des Houthis en mer Rouge depuis fin 2023, ont toutefois montré la fragilité des dessertes maritimes. L'allongement des délais de route par le cap de Bonne Espérance a désorganisé les chaînes d'approvisionnement. La Réunion n'apparaît pas toujours prioritaire dans ces phases de réajustement, compte tenu de son volume d'activité par rapport aux grands ports de la région.

Mayotte est dans une situation moins favorable, mais qui s'améliore. Une ligne maritime transocéanique hebdomadaire relie le port de Longoni au port de Jebel-Ali et à La Réunion. Un service filaire régional dessert également toutes les îles de la région au départ de La Réunion. Au total, des liaisons directes entre Mayotte et Madagascar, le Mozambique et le port de Mombasa au Kenya existent. Pour la Tanzanie, un transbordement par Mombasa est nécessaire. Mayotte est aussi un hub de transbordement pour les Comores, représentant 10 000 EVP par an.

La connectivité maritime apparaît donc assez satisfaisante sur le papier. En pratique, les aléas dus aux faiblesses des infrastructures à Mayotte et dans une moindre mesure à La Réunion perturbent les plans. De nombreux importateurs se plaignent aussi de containers qui restent à quai faute d'être traités en priorité. Les délais de desserte affichés sont théoriques. Une rotation manquée double ou triple les délais. Ces reproches valent aussi dans le sens La Réunion-Mayotte.

S'agissant plus spécifiquement de la création d'une compagnie maritime régionale qui ferait du cabotage entre les îles, il s'agit d'un projet ancien, régulièrement évoqué par la région Réunion ou les acteurs économiques réunionnais et mahorais. Des études ont été conduites dans le cadre de la COI également, sur financement AFD il y a une quinzaine d'années. Les réflexions ont été relancées à l'occasion du CIOM et de la crise du Covid qui a montré la vulnérabilité de l'approvisionnement de l'île. La question du traitement des déchets dangereux, non-exportables sauf vers l'Union européenne et dans des conditions de sécurité très complexes à satisfaire, a également relancé l'idée d'un vecteur maritime régional multi-usage38(*).

Sur le volet opérationnel, le GPM de La Réunion confirme qu'il n'y aurait aucune difficulté à accueillir un bateau de cette compagnie (un opérateur était pressenti et devait prendre contact avec Port Réunion, ce qui ne semble pas avoir été le cas). À Mayotte, les difficultés actuelles pour accueillir plusieurs bateaux vaudraient dans les mêmes conditions pour cette nouvelle compagnie.

Sur le volet stratégique, des clarifications sont aussi nécessaires sur les objectifs affichés : cabotage régional, transport de containers, vracs, desserte ponctuelle de l'Europe pour des exports de déchets...

Par ailleurs, une offre régionale existe déjà et l'émergence d'un acteur supplémentaire ne sera pas aisée.

Comme décrit plus haut, des liaisons régionales existent de la part des grands transporteurs, à commencer par CMA-CGM. Le responsable de la compagnie à Mayotte indiquait que sur la ligne directe entre Mombasa et Longoni, depuis le début 2024, seuls sept EVP avaient été transportés. Le potentiel existant est donc complètement sous-utilisé. La région ne souffre pas d'un manque de bateaux ou de liaisons, mais en grande partie d'une saturation des ports avec des flux déséquilibrés : beaucoup d'imports, très peu d'exports.

Par ailleurs, un opérateur mauricien a créé depuis début 2023 un service ne desservant pas La Réunion mais récupérant des flux de marchandises remontant vers les hubs du nord de l'océan Indien. Cela réduit d'autant le potentiel de développement de l'éventuelle compagnie maritime régionale pour capter ces flux régionaux.

En outre, les flux avec les pays riverains d'Afrique australe restent faibles et irréguliers. Ce qui explique en partie que les principaux armateurs ne renforcent pas davantage certains services avec un ou plusieurs feeders (navires de petit tonnage permettant de répartir les marchandises entre grands ports et ceux de taille plus modeste).

Enfin, venir concurrencer directement les trois armements mondiaux semble également illusoire car il leur serait facile de diminuer temporairement leurs tarifs le temps d'assécher les fonds propres de la compagnie.

2. L'isolement persistant de Mayotte
a) Un contentieux intangible : la non reconnaissance de l'appartenance de Mayotte à la France

La contestation historique par les Comores de la souveraineté française sur Mayotte n'a pratiquement pas évolué depuis 50 ans. Sur le principe, l'Union des Comores maintient fermement sa position dans toutes les instances internationales : ONU, Union africaine, COI, IORA, SADC... La départementalisation, les bonnes relations bilatérales avec la France - hormis la question de Mayotte - ou la Rupéisation de l'île n'ont pas fondamentalement modifié les positions du Gouvernement des Comores.

L'appartenance de Mayotte aux Comores figure depuis l'origine dans le préambule de la Constitution comorienne, y compris dans sa version révisée en 2018 : « Le peuple comorien affirme solennellement sa volonté de [...] faire du retour de l'île de Mayotte dans son ensemble naturel, une priorité nationale ». L'article 6 de la Constitution précise : « Le territoire de l'Union des Comores se compose des îles et îlots de Mwali (Mohéli), Maoré (Mayotte), Ndzuani (Anjouan) et Ngazidja (Grande Comore) ». Cet irrédentisme est rappelé à intervalles réguliers par les autorités comoriennes, et au premier chef son président Azali Assoumani.

Constante également l'aversion des États de la région à se positionner en défaveur des Comores ou à se voir reprocher de s'immiscer dans la relation entre les Comores et la France. Cette prudence a été clairement exprimée par Son Excellence Ali Jabir Mwadini, ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France, pour lequel des coopérations dans tous les domaines sont possibles, sous réserve que la Tanzanie ne se voie pas reprocher de prendre parti à propos de la question de Mayotte. Il a rappelé la position de principe ancienne de l'Union africaine qui ne reconnaît pas la souveraineté française à Mayotte et sur laquelle la Tanzanie s'aligne.

Cette intangibilité tend de plus en plus l'attitude de nombreux Mahorais à l'endroit de l'Union des Comores, perçue et désignée comme « un État hostile » menant une « guerre hybride » contre Mayotte et la France.

b) L'accord de partenariat France-Comores de 2019 : un bilan dénoncé par les élus mahorais

Cette tension doublée d'une incompréhension se cristallise notamment sur l'accord France-Comores conclu le 29 juillet 2019 et intitulé « Document cadre pour un partenariat renouvelé entre la République française et l'Union des Comores ». En application de ce document, un plan de développement France-Comores (PDFC), ainsi que l'avenant à l'accord d'établissement entre l'agence française d'expertise technique internationale (Expertise France), ont été signés le 23 mars 2021. Le PDFC a été mis en place pour soutenir, à hauteur de 150 millions d'euros sur la période 2019-2022, des projets visant en priorité la formation et l'insertion socio-professionnelle des jeunes, une meilleure accessibilité à l'éducation et aux soins de santé et l'amélioration de leur qualité, ainsi que le développement des activités génératrices d'emplois en zones rurales notamment via le développement de filières agricoles d'exportation.

Pour l'AFD et Charles Trottmann, directeur du département des « Trois Océans », « le plan de développement France Comores a permis de débloquer une situation de crise. En 2018-2019, les Comores refusaient en effet de reprendre leurs ressortissants sous obligation de quitter le territoire français. Dans ce cadre, l'AFD a apporté 150 millions d'euros d'engagements financiers pour aider au développement des Comores, en contrepartie d'un double effort. Le premier concernait les réadmissions. À cet égard, les Comores sont irréprochables puisqu'elles reprennent 25 000 ressortissants par an sans laissez-passer consulaire. Le second portait sur la prévention des départs. Beaucoup reste sans doute à faire en la matière, mais cela ne relève pas de l'AFD. Celle-ci cherche à agir sur les causes profondes des migrations en concentrant les fonds sur trois grands secteurs : l'éducation, la santé et l'insertion dans l'emploi, en particulier dans les secteurs agricoles ».

La totalité des fonds étaient engagés fin 2021, augmentés de 20 millions d'euros en accroissement de crédit. En revanche, la mise en oeuvre se réalise progressivement, sans doute jusqu'en 2028 ou 2029, à la mesure des capacités d'exécution des partenaires comoriens. À ce jour, 25,4 millions d'euros ont été décaissés, soit moins de 20 %. Charles Trottmann précise que « le dispositif est très étroitement contrôlé. Outre l'agence de l'AFD présente sur place et constituée d'une quinzaine de personnes, environ cinquante collaborateurs français d'Expertise France accompagnent sur place la mise en oeuvre des programmes. Chaque euro peut ainsi être tracé ».

Leur utilisation est très concrète : rénovation de cinq hôpitaux, dont les maternités d'Anjouan, construction ou rénovation de cinquante écoles, accompagnement de plus de 8 000 personnes en formation professionnelle et insertion... Pour rappel, l'écart structurel de niveau de vie est actuellement d'un à huit entre Anjouan - l'île comorienne la plus proche - et Mayotte.

Toutefois, du côté mahorais, ce partenariat est perçu comme un marché de dupes. Certes, les Comores acceptent de reprendre leurs ressortissants éloignés de Mayotte sans difficultés ni formalités39(*) (à l'exception d'une brève interruption au début de l'opération Wuambushu au printemps 2023), mais aucune action réelle ne serait entreprise pour limiter les départs de kwassa-kwassa d'Anjouan vers Mayotte. Pire, nombreux sont ceux qui suspectent le Gouvernement comorien d'encourager, voire d'organiser cette immigration illégale, y compris le flux récent de demandeurs d'asile en provenance d'Afrique continentale. De plus, les Comores n'ont pas évolué officiellement sur l'appartenance de Mayotte à la France.

c) Une non reconnaissance aux dommages collatéraux multiples

La non reconnaissance de l'appartenance de Mayotte à la France est un point de fixation ou de blocage, qui se transforme en point de faiblesse et de pression.

Mayotte a de fortes aspirations à l'international ; elle a en effet élaboré une stratégie de coopération régionale et multiplie les initiatives pour exercer ses compétences en la matière. Toutefois, les initiatives directes de Mayotte sont toutes entravées par l'opposition comorienne.

Le refus de l'adhésion de la France au titre de Mayotte à la COI ou à l'IORA en est la conséquence la plus visible. Par ailleurs, la Cour suprême comorienne a censuré il y a un an un projet de coopération décentralisée portée par la ville de Mamoudzou, hypothéquant ainsi d'autres projets de ce type.

Des obstructions moins médiatiques existent aussi. Axel-David Guillon, premier conseiller à l'ambassade de France en Tanzanie, a rapporté que « les autorités comoriennes ont tenté de faire pression sur les Tanzaniens pour entraver les projets de coopération avec Mayotte, mais ceux-ci n'ont jamais donné suite à ces tentatives. Lors de la mise à jour de l'accord bilatéral de services aériens (ASA) entre la France et la Tanzanie, les Tanzaniens ont souhaité qu'Air Tanzania puisse desservir Mayotte, mais ils n'ont pas mis en place de lignes directe entre Dar Es Salaam et Mayotte, pour plusieurs raisons. L'ambassade comorienne leur a rappelé que la Tanzanie, en tant que membre de l'Union africaine, ne devait pas reconnaître la souveraineté française sur Mayotte - mais les Tanzaniens considèrent que cette position ne reflète pas la réalité des relations entre la France et les Comores. Ensuite, la Tanzanie ne dispose pas d'un nombre suffisant d'avions pour desservir Mayotte. Pour notre part, nous insistons après de la compagnie aérienne publique et des compagnies privées tanzaniennes pour leur expliquer qu'il existe un énorme potentiel de fret commercial aérien entre ces deux territoires ».

L'irrédentisme comorien plane sur Mayotte et dissuade par anticipation des initiatives. Les acteurs régionaux sont prudents et demandent à être réassurés avant d'approfondir des projets avec Mayotte. Les Seychelles et la Tanzanie sont par exemple dans l'attente de la confirmation de la participation des Comores au programme Interreg VI Canal du Mozambique géré par Mayotte, avant d'accepter de s'y associer à leur tour.

Ce contentieux territorial peut aussi devenir un point d'entrée pour des opérations d'ingérence et de déstabilisation, quand bien même elles resteraient purement déclaratoires. Le ministre des affaires étrangères russe, Sergueï Lavrov, a déclaré le 3 février 2023 que « La France conserve toujours le contrôle et la souveraineté sur l'île comorienne de Mayotte, malgré de nombreuses résolutions de l'Assemblée générale des Nations unies demandant à Paris de la restituer aux Comores ». L'ambassadeur russe à Madagascar, Andrey Andreev, a aussi déclaré que « la Russie a toujours soutenu l'Union des Comores dans sa volonté de restituer l'île de Mayotte (sic) sous sa souveraineté » et qu'elle était « prête à l'interaction la plus étroite avec Moroni pour un règlement politique rapide de la situation autour de Mayotte ».

Enfin, le dernier dommage collatéral de ce blocage est l'exaspération montante, voire le rejet de toute relation avec les Comores, au sein d'une part croissante de la société mahoraise.

Pour le président du conseil départemental Ben Issa Ousseni, « les Mahorais sont exaspérés qu'on veuille leur imposer un destin comorien. La moitié des villages de Mayotte sont malgachophones. On y parle le shibushi, ce qui n'est le cas dans aucun village des Comores. L'autre langue principale de Mayotte, le shimaoré, est apparenté au swahili, tel qu'il est parlé au Mozambique, en Tanzanie ou au Kenya. Il faut cesser d'orienter Mayotte vers un destin comorien dont les Mahorais ne veulent pas, ainsi qu'ils l'ont exprimé à plusieurs reprises ».

C'est ce bilan jugé très insuffisant qui a conduit les élus mahorais, en janvier 2023, avec l'appui du président de la commission des affaires étrangères de l'Assemblée Nationale, à empêcher l'adoption du projet de loi de ratification de l'Accord de Victoria révisé (AVR), qui révise le texte fondamental de la COI. Le projet de loi, qui avait été approuvé au Sénat en première lecture, a été retiré avant le débat. La France est à présent le seul État de la COI à ne pas l'avoir encore ratifié.

L'Accord de Victoria révisé (AVR)

Lors du 34ème Conseil des Ministres de la COI, qui s'est tenu le 6 mars 2020 à Mahé (Seychelles), les États membres ont validé une importante réforme institutionnelle de l'organisation, contenue dans l'accord dit de Victoria révisé.

Les principales dispositions de l'AVR sont :

- l'extension des domaines de coopération de la COI ;

- l'inscription de l'insularité, de l'appartenance à l'espace africain et au sud-ouest de l'océan Indien comme critère d'adhésion à la COI ;

- le maintien et rappel de l'unanimité comme mode de décision de l'organisation ;

- l'institutionnalisation d'un Sommet des Chefs d'État et de gouvernement tous les cinq ans (le prochain pourrait se tenir à Madagascar) ;

- le passage à deux réunions du Conseil des ministres par an ;

- la réaffirmation du caractère unificateur de la langue française comme langue de travail et d'échange au sein de la COI ;

- la définition de critères pour l'accès au statut d'observateur.

L'Accord de Victoria révisé a été ratifié par les Comores (juin 2020), les Seychelles novembre 2021) et Maurice (mai 2023), et le projet de loi de ratification a été adopté à Madagascar (décembre 2022). Pour la France, le projet de loi de ratification a été approuvé par le Conseil des ministres du 26 janvier 2022 puis transmis au Parlement. Il a été approuvé par le Sénat le 19 juillet 2022 mais, suite aux débats à l'Assemblée nationale, le Gouvernement a finalement choisi de retirer le texte de l'ordre du jour de l'Assemblée en janvier 2023.

Un nouveau règlement intérieur a également été adopté en décembre 2022 et comporte plusieurs points :

- la clarification des pouvoirs du secrétaire général et des compétences du secrétariat général ;

- le rôle et la place du comité des officiers permanents de liaison (OPL, hauts fonctionnaires), en tant qu'organe décisionnel de la COI, par rapport au secrétariat général et au Conseil des ministres ;

- l'assouplissement de la règle de l'unanimité selon le domaine et la nature des décisions à prendre ;

- l'usage de l'anglais qui est réservé aux échanges avec les États tiers non francophones ;

- l'entrée en vigueur des résolutions et décisions prises par le Sommet des chefs d'États et par le Conseil des ministres en cas d'absence de participation d'un État membre empêchant la signature et validation en séance.

Source : MEAE

d) La 38e conférence ministérielle de la COI : le début d'une fermeté nouvelle de la France ?

Quelques signaux récents laissent penser que le Gouvernement français s'orienterait vers une diplomatie plus offensive et une affirmation mieux marquée de la souveraineté française à Mayotte auprès de l'ensemble des partenaires régionaux.

Dans un courrier en date du 24 octobre 2023, les élus de Mayotte - sénateurs, députés, président du conseil départemental et association des maires de Mayotte - avaient sollicité officiellement le MEAE pour les accompagner lors d'un déplacement à l'organisation des Nations Unies (ONU) en vue de défendre devant la communauté internationale le choix historique du maintien de la souveraineté française sur Mayotte. Dans son courrier en réponse daté du 30 novembre 2023, la ministre de l'Europe et des affaires étrangères, Catherine Colonna, avait assuré son soutien aux élus nationaux et territoriaux de Mayotte et indiqué avoir demandé à la Représentation permanente de la France auprès de l'ONU à New York de leur apporter tout l'appui nécessaire à l'organisation de ce déplacement.

Devant la commission des affaires étrangères de l'Assemblée nationale le 15 mai 2024, Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, s'est voulu déterminé en rappelant que « ces trente dernières années, il n'y a pas eu une seule résolution à l'Assemblée générale des Nations unies remettant en cause la souveraineté française à Mayotte et aucune demande en ce sens n'a été formulée. La communauté internationale accepte donc largement cette souveraineté. La France a aussi soutenu la candidature de Mayotte pour l'accueil des Jeux des îles de l'océan Indien ».

Au même moment, lors de la 38ème conférence ministérielle de la COI à Maurice, Chrysoula Zacharopoulou, secrétaire d'État française chargée du développement et des partenariats internationaux, a plaidé pour l'intégration de Mayotte dans cette instance, alors que ce sujet n'était plus directement évoqué depuis plusieurs années. Cette déclaration a été suivie d'une fin de non-recevoir du Gouvernement comorien, mais elle a remis ce contentieux ancien à l'agenda politique de la COI. Une piste de compromis à travailler consisterait à changer les textes fondateurs de la COI et annexer des déclarations précisant l'absence de conséquences de ces amendements sur la question de souveraineté.

Ces initiatives convergentes résonnent avec la convention de partenariat évoquée supra entre le MEAE, le ministère de l'Intérieur chargé des Outre-mer (MIOM) et le conseil départemental de Mayotte, qui pose le cadre d'un portage politique à haut niveau des ambitions de Mayotte en matière de coopération régionale.

e) D'autres contestations territoriales périphériques moins actuelles, mais qui sont autant de points de faiblesse pour l'avenir

Outre Mayotte, deux autres contentieux de souveraineté existent. Ils ne gênent pas à ce jour la coopération régionale dans le sud-ouest de l'océan Indien. Toutefois, à plus long terme, ils pourraient être ravivés et devenir un obstacle à la coopération, ainsi qu'aux relations bilatérales.

Le premier différend de souveraineté oppose la France à Maurice à propos de l'île Tromelin, dont le Gouvernement mauricien revendique la souveraineté depuis 1976. Tromelin est une île inhabitée faisant partie des TAAF. En juin 2010, un accord bilatéral relatif à la cogestion économique, scientifique et environnementale de Tromelin et à ses espaces environnants a été signé entre la France et Maurice. En France, le processus de ratification est toutefois bloqué à l'Assemblée nationale depuis 2017.

Ce contentieux est endormi depuis plusieurs années, Maurice concentrant ses efforts sur une autre revendication territoriale l'opposant au Royaume-Uni. En effet, la relation entre Maurice et le Royaume-Uni est marquée par le différend de souveraineté sur les Chagos, détachées du territoire mauricien par les Britanniques en 1965, trois ans avant l'indépendance de Maurice. Cet archipel compte 55 îles, dont la plus grande, Diego Garcia, abrite une base de l'armée américaine. Des négociations ont été officialisées le 3 novembre 2022, l'objectif affiché par les parties étant rapidement d'aboutir à un accord. Si un accord était trouvé avec le Royaume-Uni, il est probable que les autorités mauriciennes remettraient à l'agenda la question de Tromelin.

Le dernier contentieux territorial oppose la France à Madagascar à propos des îles Éparses situées dans le Canal du Mozambique. Elles font elles-aussi partie des TAAF. Une commission mixte bilatérale a été chargée de trouver une solution. Elle s'est réunie une fois. La seconde réunion n'a pas eu lieu en raison des élections à Madagascar et le sujet est depuis mis en retrait. Il pourrait ressurgir néanmoins. L'Assemblée générale des Nations Unies demande l'ouverture de discussion à ce sujet, sans demander expressément le transfert de la souveraineté à Madagascar. Les premières prospections sur la présence possible de gaz dans les eaux des îles Éparses n'ont pas été conclusives, ce qui peut atténuer l'intensité des revendications. Florence Jeanblanc-Risler, préfète, administratrice supérieure des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF), a plaidé pour une diplomatie scientifique et environnementale active. De nombreux projets de recherche sont déjà en place. L'AFD travaille sur un consortium associant les États de la région, de la Tanzanie à l'Afrique du sud. Cette diplomatie est le meilleur rempart pour mettre au second plan la question de la souveraineté.

Néanmoins, il ne peut être exclu qu'à la faveur de la découverte de ressources naturelles importantes ou d'un contexte intérieur nouveau à Madagascar, ce contentieux vienne perturber les relations régionales dans le futur.

3. Une coopération franco-française déséquilibrée : des enjeux différents pour Mayotte et La Réunion au risque de réduire les synergies
a) Un bassin, deux sous-bassins

L'approche de la coopération régionale par bassin permet de déployer des actions de plus grande ampleur et d'accroître le champ des opportunités. Toutefois, elle ne doit pas occulter l'existence de sous-bassins marqués.

Vu de Paris, Mayotte et La Réunion sont deux territoires proches. Vu de ces territoires, il y a 2 heures 30 de vol et une île continent - Madagascar -entre les deux.

Outre la distance, Mayotte et La Réunion évoluent dans deux contextes géopolitiques différents. Mayotte se trouve au milieu et à l'entrée du Canal du Mozambique qui s'affirme chaque jour comme « un espace de compétition crisogène »40(*). La Réunion a une position beaucoup plus indo-océanique, en périphérie de l'Afrique australe.

Cette dissociation des enjeux est accentuée par les situations démographiques, économiques, sociales ou culturelles très différentes de ces territoires, qui peuvent être à la source d'intérêts divergents sur la nature des projets de coopération régionale à porter.

b) L'antériorité de La Réunion

Autre déséquilibre : l'avance prise par La Réunion. DROM historique le plus peuplé et développé, La Réunion jouit d'un véritable rayonnement dans son bassin régional. La France est membre de la COI au titre de La Réunion depuis 1986, Mayotte ne l'est pas. La région Réunion gère les fonds Interreg depuis plus de 20 ans, le département de Mayotte depuis Interreg VI seulement. Les présidents du département et de la région participent régulièrement à des rencontres bilatérales.

Au plan économique, le tissu économique de l'île est aussi très impliqué dans des rencontres et forums régionaux. Port Réunion et l'aéroport Roland Garros ont des infrastructures sans commune mesure avec le port et l'aéroport de Mayotte.

Au plan universitaire, sanitaire et scientifique, le déséquilibre est le même. Les grands établissements ont tous leur antenne régionale à La Réunion qu'il s'agisse du Cirad, l'IRD, Météo France, l'Institut de physique du globe, le CHU ou l'université de La Réunion.

c) Une certaine indifférence ?

Ces différences de situation objectives font que la dynamique de coopération régionale, réelle depuis quelques années, n'est pas entraînée par le couple Mayotte-La Réunion.

À ce titre, la contestation de la souveraineté française à Mayotte pèse lourd, La Réunion pouvant craindre que le durcissement des relations entre la France et certains États de la région pour ce motif ne déteigne sur ses relations propres. Par ailleurs, la crise migratoire mahoraise soulève de fortes inquiétudes à La Réunion par crainte d'un effet rebond.

Du côté mahorais, la perception d'une relation déséquilibrée, voire d'une forme de tutelle économique de La Réunion sur Mayotte exprimée par plusieurs acteurs économiques, existe.

Ces facteurs objectifs et subjectifs ne facilitent donc pas les synergies ou des initiatives communes fortes portées par ce duo.

Pour autant, les relations de travail existent. En particulier, les deux programmes Interreg sont articulés et de nombreux projets financés par Interreg océan Indien associent les deux territoires. Un comité de concertation se réunit tous les deux mois pour orienter au mieux les porteurs de projet et identifier des projets d'intérêt commun, par exemple dans la région de Majunga à Madagascar. En matière de coopération décentralisée, le département de La Réunion, qui a des partenariats avec les trois îles des Comores, pourrait jouer un rôle de facilitateur pour associer Mayotte à certains des projets conduits.

4. Des facteurs défavorablement constants
a) Des différentiels de développement et de gouvernance importants

Une étude de l'IEDOM en 2014 avait identifié les principaux obstacles à une meilleure insertion économique régionale de Mayotte et La Réunion :

- éloignement par rapport aux partenaires potentiels en termes de PIB (hormis l'Afrique du Sud) qui ne permet pas d'entretenir une dynamique de croissance des exportations via les débouchés potentiels ;

- coûts du travail beaucoup plus élevés à La Réunion et à Mayotte et des exigences normatives qui renchérissent les coûts de production ;

- forte présence de la Chine dans la région qui « cannibalise » et réoriente le commerce intra-zone ;

- productions locales étroites, concentrées sur quelques filières (sucre, pêche et rhum pour La Réunion ; vanille et ylang ylang pour Mayotte) qui sont au surplus en concurrence directe avec les productions régionales ;

- faibles investissements productifs avec des ressources naturelles limitées et mises sous pression sous l'influence de la croissance démographique ;

- absence d'infrastructures et de connectivité adéquates, efficaces et efficientes pour soutenir l'investissement et la coopération économique ;

- non-participation des DOM aux accords commerciaux régionaux tels que la SADC ou la COMESA41(*) ;

- climat des affaires peu facilitateur et absence d'un esprit de régionalisme (contrairement à ce qui se passe dans le Pacifique).

Cette analyse demeure sensiblement vraie dix ans plus tard.

Les différentiels de développement demeurent en particulier très marqués, à la seule exception de Maurice qui rattrape son retard de développement grâce à une politique d'ouverture économique et financière affirmée.

Principales données économiques et démographiques des membres de
la COI et de Mayotte

b) Les vertus surestimées des circuits courts ?

La dernière étude de l'Insee (2023) a montré que les prix à la consommation étaient plus élevés dans les départements et régions d'outre-mer (DROM) qu'en France hexagonale : de 9 % à La Réunion à 16 % en Guadeloupe, en 2022. Pour tous les DROM, les écarts de prix ont augmenté par rapport à 2015. Les écarts s'expliquent avant tout par la cherté des biens et en particulier des produits alimentaires, pour lesquels les prix payés par les ménages sont de 30 % à 42 % plus élevés.

Or, c'est sur les biens qu'un approvisionnement dans l'environnement régional pourrait contribuer à faire baisser les prix. Selon Ivan Odonnat, président de l'IEDOM, « la dépendance aux importations et le manque d'intégration régionale pénalisent les niveaux de prix. [...] Sur la base du rapport de 2019 de l'Autorité de la concurrence, qui nécessiterait sans doute d'être réactualisé, la structure des coûts moyens de la grande distribution (dans cinq départements et régions d'outre-mer) est étudiée. Un certain nombre de facteurs reflète la nécessité d'importer les produits de l'extérieur, ce qui génère des coûts liés à l'intervention des grossistes, des coûts de fret et des coûts liés à la fiscalité. Une marge de réduction des coûts pourrait être recherchée si les produits étaient importés dans un bassin plus proche que l'Hexagone. De mon point de vue, l'impact du manque d'intégration régionale sur les prix est indéniable ».

Un rééquilibrage des importations depuis l'espace régional de l'océan Indien pourrait réduire théoriquement le prix d'achat pour le consommateur en profitant de plusieurs facteurs :

- des coûts de production beaucoup plus faibles dans les pays de la région ;

- des coûts de fret inférieurs ;

- des délais de livraison raccourcis et une diversification des approvisionnements autorisant une réduction du surstockage actuel pour éviter les ruptures ;

- des intermédiaires moins nombreux dans la chaîne de production et de vente.

L'ambassadeur de la République unie de Tanzanie en France souscrit à cette analyse prometteuse, l'agriculture tanzanienne étant de plus en plus exportatrice et en recherche de marchés. Il a cité l'exemple des avocats « vendus ici 2 euros pièce ; pour 2 euros, vous pouvez avoir 4 kg d'avocats en Tanzanie ».

La DGOM est toutefois plus prudente dans son analyse. Une grande partie des frais d'approche ainsi que le niveau d'octroi de mer ne sont pas liés à la distance parcourue par les produits et demeurent quelle que soit leur provenance. Parfois même, le coût du fret est supérieur dans la zone au fret en provenance de l'UE, pour des raisons de massification des flux.

Sur ce dernier aspect, la situation du transport maritime de marchandises à La Réunion et à Mayotte laisse plutôt penser que les coûts du fret régional sont inférieurs à ceux depuis ou vers l'Europe. Les compagnies maritimes restent floues sur leurs tarifs exacts. Mais, à titre indicatif, CMA-CGM indique par exemple que les taux SPOT (client classique) Mombasa/Longoni sont 46 % inférieurs aux taux Le Havre/Longoni pour un EVP ordinaire à fin mai 202442(*). Dans les Antilles et en Guyane, le différentiel est moins net, voire inversé.

Selon le dernier rapport de l'Autorité de la concurrence (2019), les coûts de transport maritime représentent une part limitée du coût d'achat des produits importés (moins de 5 % en moyenne en 2019 en ne considérant que la partie « fret » ; sans doute 8 % aujourd'hui après la crise du covid et la crise des Houthis). Au total, la DGOM relève que si les frais d'approche représentent 16 % du coût total moyen d'un distributeur, les coûts de transport maritime (fret, carburant, manutention, etc.) représentent en moyenne moins de 10 % du coût d'achat des produits importés. Ce coût moyen peut toutefois être très variable d'un produit à l'autre. De même, le recours à des grossistes importateurs renchérit de plusieurs points de pourcentage le coût total d'un distributeur. Une importation de produits de la zone géographique par voie maritime ne supprimerait donc pas l'ensemble des coûts d'approche.

À cet égard, on rappellera que la mondialisation de l'économie depuis 40 ans s'est bâtie sur le calcul économique d'une massification des flux et de coûts de transport réduits, permettant de s'abstraire de la proximité géographique. La régionalisation des échanges pour faire baisser les prix est un raisonnement économique qui ne va donc pas de soi et qui doit s'analyser au cas par cas, selon les filières.

Il convient également de prendre en compte les normes sanitaires et de sécurité de l'UE, qui protègent le consommateur. Benoît Pascal, directeur régional des douanes à Mayotte, alerte notamment sur certains fruits et légumes en provenance des Comores, en dehors des circuits officiels, qui présentent des taux de produits phytosanitaires toxiques pour la santé bien au-delà des normes admises.

Enfin, les importations ne doivent pas entrer en concurrence directe avec les productions agricoles et les biens transformés à La Réunion ou Mayotte. La Réunion déploie notamment une stratégie ambitieuse de souveraineté alimentaire et de diversification des productions, à destination du marché local.

La diversification de l'approvisionnement (sourcing) peut être un levier de baisse du coût de la vie outre-mer, en particulier sur les produits alimentaires, mais à la condition d'identifier les filières et les pays d'origine les plus pertinents (différentiel de prix important et transport compétitif) et de coordonner cette stratégie de sourcing avec celle de développement de la production locale. Par ailleurs, un travail important est aussi à faire auprès des principaux importateurs et distributeurs qui ont des habitudes et des liens d'affaires anciens, notamment avec leurs groupes ou centrales dans l'Hexagone.

c) Les effets contradictoires de l'appartenance à l'Union européenne

L'appartenance à l'Union européenne a de nombreux avantages : fonds structurels et programme Interreg dédié, ouverture sur le marché européen, sécurité juridique, sanitaire et environnementale des normes européennes...

Toutefois, ces avantages sont contrebalancés par plusieurs défauts ou inconvénients qui inhibent et compliquent une insertion régionale des outre-mer.

Comme le lien Hexagone-outre-mer, le lien Union européenne-outre-mer isole La Réunion et Mayotte dans leur environnement régional.

Le premier reproche quasi-unanime porte sur les Accords de partenariat économique (APE) négociés par l'Union européenne avec les pays ACP (Afrique, Caraïbes et Pacifique). La non-prise en compte des intérêts des outre-mer, et des RUP en particulier, est pointée. Les vulnérabilités des économies ultramarines sont souvent oubliées et ces accords exposent les outre-mer à une concurrence accrue. Les accords les plus asymétriques sont dénommés « négativistes » et signifient que la RUP concernée ne peut pas exporter dans le territoire voisin, alors que la réciproque est vraie. De tels accords asymétriques existent partout, y compris dans l'océan Indien. Les taux de douanes que doit payer La Réunion sont notamment extrêmement et délibérément prohibitifs afin de favoriser le développement des États voisins. En sens inverse, les importations vers La Réunion ou Mayotte sont exonérés de droits de douane. Les accords prévoient souvent des clauses de sauvegarde, mais qui demeurent compliquées à activer et provisoires. Des clauses miroirs sont parfois demandées, notamment en matière de normes environnementales ou sanitaires. Mais le principe de simple équivalence offre une garantie partielle.

Les outre-mer sont absents du processus décisionnel européen. Les négociations ACP-UE n'intègrent pas un groupe de travail RUP. La Conférence des présidents des RUP plaide depuis de nombreuses années en ce sens, en particulier depuis les premiers APE en 2000. Une résolution du Parlement européen en 2021 demandait à la Commission européenne de « s'assurer que les RUP bénéficient pleinement des accords internationaux (accords de partenariat économique (APE), accords de libre-échange (ALE), etc.) conclus entre l'Union et les pays tiers en créant une task force « Conséquences de la politique commerciale sur les RUP » qui associerait de manière effective les RUP, y compris les représentants des filières des RUP »43(*).

Pourtant, malgré cette résolution, dans sa communication du 3 mai 202244(*), la Commission européenne tend plutôt à renvoyer aux États membres le soin d'associer les RUP lors de l'élaboration de leur position sur les accords commerciaux. Elle formule aussi quelques engagements généraux pour mieux informer les parties prenantes sur l'avancée des négociations commerciales. Dans ce document, la Commission européenne affirme également qu'elle « fera la promotion d'« Accès aux marchés », le nouveau service d'assistance de l'Union sur le commerce dans les régions ultrapériphériques, afin de les aider à tirer profit des accords commerciaux et à exporter vers des marchés tiers ». Toutefois, ce service d'assistance ne semble pas avoir connu de suites concrètes ciblées sur les outre-mer45(*).

L'exemple de la signature de l'APE avec la zone Afrique australe est fréquemment cité par les acteurs économiques réunionnais, qui n'ont pas été associés aux négociations. Cet accord de partenariat économique intérimaire entre l'Union européenne et l'Afrique orientale et australe (APE intérimaire UE-AfOA) a été signé par Maurice, les Seychelles, le Zimbabwe et Madagascar en août 2009 et a été appliqué à titre provisoire en mai 2012. En janvier 2013, le Parlement européen a approuvé l'accord. Les Comores ont signé l'accord en juillet 2017 et ont commencé à l'appliquer en février 2019.

Les cinq pays qui appliquent déjà l'accord se sont déclarés prêts à aller au-delà du commerce de marchandises vers un accord plus global. Le 2 octobre 2019, des négociations ont été lancées en vue d'étendre le champ d'application de l'APE aux commerces des services, aux investissements, au développement durable et à la concurrence. En outre, les parties sont convenues d'un ensemble de mesures visant à moderniser les règles d'origine de cet APE.

L'UE accorde un accès à 100 % en franchise de droits et sans contingent à toutes les importations en provenance des pays de l'AfOA. L'accès au marché de l'UE est permanent, complet et gratuit pour tous les produits. Les pays AfOA suppriment progressivement les droits en partie, conformément à leurs calendriers respectifs annexés à l'APE intérimaire. Les produits sensibles peuvent être totalement exclus de la libéralisation. Par exemple, pour Madagascar, ces exclusions portent sur la viande, le lait et le fromage, la pêche, les légumes, les céréales, les huiles et graisses, les préparations alimentaires, le sucre, le cacao...

Malheureusement, les collectivités ne sont toujours pas associées aux négociations. La Commission européenne consent depuis l'accord UE-Canada à ouvrir un dialogue avec la société civile. À ce titre, le Conseil économique, social et environnemental régional (CESER) de La Réunion a participé à certaines séquences en distanciel en 2022-2023.

Ces instances de dialogue sont ouvertes à tous les représentants de la société civile et se déroulent exclusivement en anglais. Les représentants des RUP sont considérés comme n'importe quelle autre instance de la société civile et leurs questions font rarement l'objet d'une réponse en séance. Pire, les négociations d'adaptation de l'accord APE AfOA ont fait récemment l'objet de discussions in situ à Madagascar en septembre 2022. Aucun représentant de la région Réunion n'y a été convié. Il en a été de même pour une rencontre similaire qui s'est tenue aux Comores en mars 2024.

Plus récemment encore, les autorités locales réunionnaises et mahoraises ont découvert tardivement les négociations entre l'Union européenne et Madagascar pour relever le taux de nicotine toléré dans la vanille de Madagascar pour pouvoir entrer sur le marché européen.

Ce taux a été porté à 0,3 mg par kilo, alors qu'en septembre 2023, une décision de l'Union européenne fixait ce seuil à 0,02 mg par kilo. La Réunion, et dans une moindre mesure Mayotte, sont producteurs de vanille. Nos territoires visent un marché plus qualitatif et ne seront donc pas impactés par cet accord. Néanmoins, l'absence de consultation ou d'association aux négociations avec Madagascar est révélatrice de l'absence de réflexe outre-mer de la part de l'Union européenne.

L'accord UE-Vietnam et le sucre spécial réunionnais : un rare exemple de prise en compte des intérêts des RUP

En 2015, un accord de libre-échange entre l'Union européenne et le Vietnam prévoyait d'autoriser des exportations de sucres spéciaux vers l'Union européenne jusqu'à 20 000 tonnes par an sans droit de douane. Un tel accord aurait menacé toute la filière sucrière de La Réunion dont une grande partie de la valeur-ajoutée repose sur les sucres spéciaux.

À la suite de la mobilisation des acteurs économiques et politiques réunionnais, ainsi que du Sénat, les négociations ont été réouvertes. La délégation sénatoriale aux outre-mer avait notamment adopté le rapport d'information n° 247 (2015-2016) du 10 décembre 2015 de Gisèle Jourda et Michel Magras, rapporteurs, intitulé « Sucre des régions ultrapériphériques en danger ». Ce rapport s'était traduit par l'adoption de la résolution européenne n° 68 (2015-2016) du 26 janvier 2016 relative aux effets des accords commerciaux conclus par l'Union européenne sur les économies sucrières et la filière de la canne des régions ultrapériphériques. Cette résolution, justifiée par l'accord avec le Vietnam, relevait que les accords commerciaux en vigueur, en particulier avec les pays les moins avancés d'Afrique, de la Caraïbe et du Pacifique (ACP/PMA), mais aussi plus récemment avec la Colombie et le Pérou, se traduisaient déjà par l'entrée sur le marché européen des sucres spéciaux de concurrents agressifs comme le Bélize, Maurice, le Malawi, le Swaziland et la Zambie.

L'accord final a limité les exportations à 400 tonnes par an, avec une taxe de 419 euros par tonne au-delà de cette limite pour protéger l'industrie sucrière réunionnaise.

Cet exemple assez unique a une issue favorable in extremis. Il ne suffit pas à effacer la réalité de négociations commerciales européennes qui négligent les effets de bord sur les économies ultramarines, marginales et fragiles.

Un autre exemple est celui évoqué par Benoît Lombrière, délégué général adjoint d'Eurodom : le renouvellement des flottes de pêche. Il illustre les difficiles articulations entre les différents pans de la politique nationale ou européenne. Ce dossier est ouvert depuis sept ans et ne connaît aucune avancée significative, malgré l'urgence des besoins des pêcheurs. La Commission européenne refuse des aides publiques aux pêcheurs réunionnais au motif de la préservation de la ressource, alors qu'elle finance le renouvellement des flottes des pays tiers et qu'elle autorise également une vingtaine de thoniers senneurs à arpenter l'océan Indien sous pavillon européen. Ceux-ci pêcheraient « chacun 6 000 tonnes de poissons par an, alors que la totalité de la pêche réunionnaise atteint seulement les 4 000 tonnes. Les pêcheurs se retrouvent donc au coeur de la contradiction entre la politique interne et externe de l'UE, entre la politique d'aide au développement et la politique commerciale ». Vu des territoires, c'est incompréhensible46(*).

Les quelques progrès obtenus à l'arraché sur ce dossier au cours des derniers mois ne suffisent pas à effacer le sentiment d'une politique externe de l'Union européenne qui se construit dans l'ignorance, voire dans l'opposition, aux intérêts premiers des RUP.

Ce manque de coordination entre politique interne et externe se reflète aussi dans le pilotage des crédits de l'action extérieure de l'UE - l'instrument européen pour le voisinage, le développement et la coopération internationale (NDICI)47(*) qui a succédé au Fonds européen de développement (FED) - et le Feder dont Interreg fait partie. Ces fonds ne sont pas exempts du reproche d'une gestion en silo. L'aide au développement est insuffisamment coordonnée avec le Feder dans des zones où les territoires bénéficiaires sont limitrophes ou voisins.

Ce manque de prise en considération des RUP, qui sont pourtant des points d'appui uniques pour l'Union européenne, se retrouve aussi dans le projet Global Gateway lancé par l'Union européenne en 2021. Les RUP de l'océan Indien, qui sont pourtant au coeur d'une région stratégique, ne font pas l'objet d'une prise en compte particulière. À la suite du CIOM de juillet 2023 et sa mesure 9 en faveur de stratégies commerciales par bassin, l'ambassadeur délégué à la coopération a engagé des consultations pour définir une feuille de route Indopacifique spécifique associant La Réunion et Mayotte, comprenant un volet d'appui de l'État pour des projets d'infrastructures soutenus par l'Union européenne dans le cadre de son Global Gateway. On voit que les efforts pour « raccrocher les wagons » et coordonner les stratégies de l'Union européenne et de la France dans la région du sud-ouest de l'océan Indien, au bénéfice des RUP, sont tardifs.

Le projet Global Gateway

La Commission européenne et le haut représentant de l'UE ont lancé en 2021 la « Global Gateway », une nouvelle stratégie européenne visant à développer des liens intelligents, propres et sûrs dans les domaines du numérique, de l'énergie et des transports et à renforcer les systèmes de santé, d'éducation et de recherche dans le monde entier.

Global Gateway a pour objet de mobiliser jusqu'à 300 milliards d'euros d'investissements public et privé entre 2021 et 2027, dont 150 milliards d'euros pour l'Afrique, « pour soutenir une reprise mondiale durable, en tenant compte des besoins tant des pays partenaires que des intérêts propres de l'UE ».

Le projet Global Gateway est financé par une combinaison de sources de financement provenant de l'Union européenne et de ses États membres, ainsi que par des partenariats avec des institutions financières, le secteur privé et d'autres partenaires internationaux : NDICI dont le Fonds européen pour le développement durable Plus (FEDD+), Banque européenne d'investissement (BEI), Interreg, InvestEU, mécanisme pour l'interconnexion en Europe, cofinancement des États membres, Banque mondiale...

Un autre exemple d'incohérence, pour ne pas dire d'injustice, concerne l'application de la réglementation européenne sur la production agro-alimentaire bio. Un même produit importé à La Réunion et à Maurice pour y être transformé pourra être commercialisé ensuite avec le label Bio pour celui provenant de Maurice, mais pas celui de La Réunion.

On retrouve ce type de situation aux Antilles. Les producteurs de bananes doivent respecter un cahier des charges strict pour labéliser la production bio, alors qu'il n'est pas appliqué aux bananes bio importées sur le territoire européen en provenance de pays tiers, régis par le mécanisme d'équivalence. En effet, si un producteur agricole bio respecte le cahier des charges en vigueur dans son propre pays, son étiquetage sera valable au sein de l'UE. Ce procédé entraîne donc une importante distorsion de la concurrence.

Ces exemples posent le problème des normes européennes qui ne sont adaptées aux RUP. Le cas des matériaux de construction et l'autorisation d'un marquage RUP ont été développés ci-dessus. Mais d'autres secteurs nécessiteraient aussi des adaptations pour faciliter un approvisionnement régional des RUP, sans renoncer à la sécurité sanitaire et environnementale. L'agro-alimentaire est celui où les marges de progrès sont les plus importantes.

d) Une prudence des acteurs économiques

Les acteurs économiques adoptent une position ambivalente vis-à-vis de l'insertion régionale économique.

Les Chambres de commerce et d'industrie ont de nombreuses relations ou accords de partenariat avec leurs homologues dans la région. À La Réunion, l'association Club Export Réunion48(*) regroupe aussi la plupart des entreprises exportatrices. Cap Business Océan Indien est aussi très actif et organise le Forum économique régulièrement (voir supra).

Lors de son audition, Hervé Mariton, président de la Fédération des entreprises d'outre-mer (FEDOM), traduit cette prudence : « pour répondre très directement à votre question, ce sujet de la coopération régionale est régulièrement abordé par nos adhérents, mais ne figure pas au centre de leurs préoccupations. Je pense que c'est déjà un élément en soi : le sujet n'est pas absent du « scope » mais est rarement perçu comme central, dût-on le regretter ».

Il ajoute : « le thème de la coopération régionale est assez présent dans le discours et l'action politiques. L'articulation de l'échelon politique avec la vie économique, qui n'est jamais simple en outre-mer, est encore plus compliquée s'agissant de la coopération régionale. Lorsqu'on observe la chronique médiatique, on constate une relation politique assez régulière entre les élus des territoires et leurs environnements régionaux. Les conséquences économiques de ces échanges sont néanmoins plus discrètes. Par conséquent, la coopération régionale est clairement un sujet politique, qui devrait sans doute davantage être un sujet économique ». Malgré des progrès ces dernières années, il est encore souvent reproché aux responsables politiques de ne pas suffisamment associer les acteurs économiques et chefs d'entreprises aux déplacements officiels dans la zone.

Cette prudence s'explique aussi par des déboires économiques anciens qui ont laissé de mauvais souvenirs. Plusieurs des partenaires régionaux n'offrent pas un cadre d'investissement ou d'échanges sûr. Aux Comores, le climat des affaires est très mauvais. Si de nombreux projets financés par l'AFD ne sont pas réalisés par des entreprises françaises, après appel d'offres, c'est autant en raison de la compétitivité des offres étrangères, chinoises notamment, que de la frilosité des entreprises ultramarines face aux risques. L'instabilité des pays et l'insécurité juridique refreinent les projets. Autre exemple, auprès des agriculteurs réunionnais, le souvenir de la Sakay49(*) est encore vivant et a été évoqué par les représentants de la Chambre d'agriculture. La priorité actuelle est à la réalisation du plan de souveraineté alimentaire à La Réunion. La coopération agricole passe d'abord par la recherche, au travers du Cirad, ou la formation avec un programme d'échanges des lycées agricoles. Mais il s'agit de projets financés par les fonds Interreg. Les acteurs économiques agricoles ne sont pas les porteurs de ces projets de coopération.

Mais de manière plus générale, les opportunités économiques régionales ne sont pas évidentes pour de nombreux acteurs. Pour Hervé Mariton, « il existe un grand écart entre ce que les marchés régionaux peuvent fournir à nos territoires et à l'inverse, ce que nos territoires peuvent fournir aux marchés régionaux. Ceci ne signifie pas qu'il n'existe pas de possibilités, mais elles sont difficiles à accomplir du fait des coûts salariaux côté français. De plus, dans certains cas, nous ne sommes pas tant en complémentarité qu'en concurrence ». Ivan Odonnat, président de l'IEDOM, rejoint ce constat en relevant que « si vous voulez exporter, il faut avoir de quoi exporter. La caractéristique des productions locales des territoires est d'être très concentrées sur quelques secteurs. Il est donc nécessaire de se doter d'une structure d'exportation plus solide et compétitive ».

Les opportunités se concentreraient sur l'approvisionnement dans le bassin régional, plutôt que dans la conquête de nouveaux marchés à l'export.

Cette prudence peut aussi cacher une certaine frilosité. La comparaison avec Maurice est marquante. La Réunion et Maurice ont des populations et des territoires relativement similaires. Pourtant, la structure économique est radicalement différente et a permis à Maurice de rejoindre la catégorie des pays à revenus intermédiaires élevés.

e) Le défaut d'incarnation et de portage politique de la coopération régionale

La loi a fait une large place aux collectivités ultramarines au sein de la coopération régionale. La région et le département de La Réunion sont associés aux délégations françaises dans les réunions de la COI, de l'IORA ou à l'occasion de visites ministérielles dans la région, le cas de Mayotte est à part. Les collectivités peuvent prendre de nombreuses initiatives et gèrent les fonds importants du programme Interreg.

Toutefois, malgré ces avancées, le sentiment d'une non reconnaissance des acteurs locaux sur la scène régionale demeure prégnant. Pour Ericka Bareigts, maire de Saint-Denis de La Réunion et ancienne ministre des outre-mer, le problème est « systémique ». L'organisation de l'État ne permet toujours pas d'inclure réellement les acteurs politiques locaux dans une politique régionale. Le fait d'être Français devient un handicap, les responsables locaux n'étant pas reconnus comme de vrais acteurs, mais seulement les dépositaires de bouts de mandat. L'« épaisseur diplomatique » des responsables locaux, dans un espace régional aussi vaste, ne permet pas de peser.

Ce sentiment est partagé par Cyrille Melchior pour qui l'État garde l'essentiel des prérogatives et ne parvient, malgré des efforts récents, à créer les conditions d'un agenda commun, partagé avec le territoire.

La perception des partenaires extérieurs, qui sont des États souverains, est que les outre-mer sont des interlocuteurs subalternes.

Cette faiblesse est encore accentuée par le caractère bicéphale de la gouvernance réunionnaise avec le département et la région. Les deux collectivités ont des prérogatives quasi-identiques en matière d'action extérieure, la principale différence étant que les fonds Interreg sont gérés par la région. Pour les gouvernements de la zone, il n'est pas aisé de comprendre les partages de compétences entre les différents niveaux de collectivités.

Cette multiplicité d'acteurs pourrait être compensée par une vision et une stratégie communes et ressenties comme telles par les États voisins. Mais ce n'est pas le cas faute d'une « véritable instance de coordination ». Pour Ismaël Locate, directeur général adjoint au département de La Réunion, l'adhésion de la France à la COI en 1986 au titre de La Réunion est restée au milieu du gué, le territoire de La Réunion demeurant assez largement spectateur de la coopération régionale.

Enfin, la coopération régionale, bien qu'étant dans le champ de compétence générale des collectivités locales, ne constitue pas toujours une priorité d'action. Elle l'est d'autant moins que la perception des enjeux de la coopération est loin d'être clairement perçue par les opinions publiques du territoire.

f) Des bénéfices peu perceptibles pour les populations ultramarines ?

Une dernière barrière à une coopération et une intégration régionales dynamiques est la relative indifférence des populations.

La plus-value de la coopération régionale dans la vie quotidienne des populations n'est pas clairement perçue. Ces actions peuvent même paraître accessoires ou secondaires, ce qui n'incite pas à la mettre en haut de l'agenda politique.

À La Réunion, l'aide humanitaire apportée à Madagascar est l'un des domaines qui suscite le plus grand intérêt, en raison des liens forts qui unissent les deux îles sur le plan humain et historique. Les autres relations avec Maurice, l'Inde ou Madagascar concernent essentiellement des visites d'agrément ou familiales.

À La Réunion, la présence de populations originaires de plusieurs États de la région (Madagascar, Inde, Chine et Maurice principalement) n'est donc pas décisive.

Pour Club Export Réunion, l'impact des communautés d'origine étrangère sur les dynamiques de coopération régionale est varié et complexe. À Maurice, la présence significative de Réunionnais et la proximité géographique pourraient favoriser une certaine réciprocité dans les relations, mais la dynamique demeure modeste. Bien que de nombreux Mauriciens résident à La Réunion, leur influence sur les dynamiques de coopération régionale semble relativement faible. De même, malgré une importante communauté réunionnaise d'origine indienne, l'impact de cette diaspora sur la coopération avec l'Inde reste limité.

À Mayotte, l'ampleur des défis et des besoins, financiers notamment, encourage encore moins l'affectation de moyens importants à des projets de coopération régionale qui n'apparaîtraient pas directement utiles et opérationnels. Il convient toutefois de noter que la forte proximité culturelle et linguistique des Mahorais avec Madagascar et la Tanzanie, doublée de la volonté de sortir du face-à-face stérile avec les Comores, nourrit une aspiration nouvelle des acteurs économiques et de la population pour des relations actives avec l'environnement régional.

La coopération régionale s'est renforcée ces dernières années dans le bassin océan Indien, sans générer un effet d'entraînement significatif sur l'intégration de La Réunion et Mayotte dans leur environnement régional. Plusieurs inflexions paraissent nécessaires, afin que la politique de coopération régionale échappe au reproche souvent injuste de « tourner à vide ».


* 31 L'activité touristique est marginale à Mayotte.

* 32 Selon Air Austral, l'A350 ne peut pas se poser à Mayotte. Le Boeing 777, dont la compagnie détient des exemplaires, nécessiterait d'être tracté en bout de piste. Ces modèles permettraient de faire baisser le prix des billets (capacité supérieure, triclasse), mais le manque de souplesse opérationnelle des infrastructures bloque.

* 33 Voir le rapport d'information n° 488 (2022-2023) de Guillaume Chevrollier et Catherine Conconne, rapporteurs, sur la continuité territoriale outre-mer, fait au nom de la délégation sénatoriale aux outre-mer.

* 34 Le PIF est chargé de l'inspection des animaux et des produits d'origine animale en provenance de pays tiers.

* 35 Tous les ports de la COI en sont membres, ainsi que le port de Longoni à Mayotte.

* 36 Projet Smart Port (partage d'expérience sur la digitalisation) et Green Port (partage d'expériences sur les infrastructures respectueuses de l'environnement).

* 37 Programme Local Content Compliance.

* 38 En 2023, un navire a été affrété spécialement, avec des aides financières de l'État et de la région, pour exporter des déchets dangereux accumulés à La Réunion et Mayotte pendant la crise du Covid vers l'Union européenne.

* 39 Les Comoriens en situation illégale reconduits aux Comores n'ont pas besoin d'un laissez-passer consulaire. Par ailleurs, aucune escorte n'est requise, dès lors que les personnes reconduites montent à bord du navire Maria Galanta de la société SGTM qui opère des liaisons quasi-quotidiennes entre Mayotte, Anjouan et Grandes Comores. Ce navire étant sous pavillon des Comores, les personnes reconduites sont considérées comme étant sur le territoire comorien à compter de leur montée à bord.

* 40 Note de l'Institut français des relations internationales (IFRI) de juin 2022 « Le Canal du Mozambique : un espace de compétition crisogène »

* 41 Le Marché commun de l'Afrique orientale et australe (COMESA) est une communauté économique régionale en Afrique avec 21 États membres.

* 42 Des clients « grand compte » peuvent toutefois bénéficier de taux préférentiels du fait de l'importance de leurs volumes sur les lignes depuis l'Europe.

* 43 Résolution du Parlement européen du 14 septembre 2021 vers un renforcement du partenariat avec les régions ultrapériphériques de l'Union (2020/2120(INI)).

* 44 COM (2022) 198 final

* 45 Access2Markets est le portail de la Commission européenne dédié aux entreprises européennes qui fournit une information en ligne sur les conditions d'accès au marché dans les pays tiers par pays, secteurs et produits : droits de douanes et taxes, formalités et documents, principaux obstacles, statistiques, accords préférentiels et règles d'origine. Le portail dispose d'un module d'autoévaluation des règles d'origine ROSA et des modules dédiés aux marchés publics et aux services et investissements.

* 46 La Commission européenne a validé le 26 mars 2024 la possibilité d'ouvrir les aides publiques pour financer le renouvellement des navires de pêche en outre-mer de moins de 12 mètres (six navires seraient concernés à La Réunion). Un premier accord avait été trouvé en 2022, mais les conditions fixées n'étaient pas adaptées à la pêche réunionnaise.

* 47 Doté de 70,8 milliards d'euros sur la période 2021-2027.

* 48 Liste des conventions actives de partenariat signées par Club Export :

- Furhen Global + CCIFM - Mozambique ;

- CCIFM - Madagascar ;

- Business Mauritius + CCIFM - Maurice ;

- UCCIA - Comores ;

- GEPAT + Carrefour des entrepreneurs - Madagascar ;

- Plateforme PRIVE/PRIVE - Maurice.

* 49 La Sakay est une région de Madagascar où des Réunionnais se sont installés à partir de 1950 pour exploiter des terres agricoles. À la suite de l'indépendance de Madagascar, une partie des Réunionnais installés repart à La Réunion compte tenu de la montée des tensions et de la contestation de ce projet « colonial ». Les dernières familles encore présentes sont expulsées en 1977.

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