EXAMEN EN COMMISSION

Réunie le mercredi 10 juillet 2024 sous la présidence de M. Claude Raynal, président, la commission a entendu la communication de M. Albéric de Montgolfier, rapporteur spécial, sur les facteurs explicatifs des perspectives d'évolution différentes en matière de charge de la dette entre la France et les principaux États européens.

M. Claude Raynal, président. - Mes chers collègues, avant de laisser la parole à notre rapporteur spécial, je tiens à féliciter les équipes du Centre national d'études spatiales (Cnes), de l'European Space Agency (ESA) et d'Arianespace pour le lancement réussi d'Ariane 6. C'est un moment extrêmement important pour l'industrie européenne de l'espace.

M. Jean-François Husson, rapporteur général. - Je me réjouis également de cette réussite industrielle.

Je tiens à remercier le rapporteur spécial, Albéric de Montgolfier, pour avoir choisi de consacrer son contrôle budgétaire aux perspectives d'évolution de la charge des intérêts de la dette, en France et dans les principaux États européens. Ce sujet s'inscrit très directement dans la continuité des travaux de notre commission. Qu'il s'agisse de l'examen des lois de finances, du programme de stabilité 2024-2027, de la loi de programmation des finances publiques (LPFP) ou encore dans le cadre de la mission d'information sur la dégradation des finances publiques, nous avons alerté à de multiples reprises sur la charge d'intérêts que nous versons à nos créanciers. Celle-ci connaît et connaîtra une très forte augmentation qui entrave nos capacités. Alors que la maîtrise de la dette représente un enjeu de souveraineté, nous ne pouvons-nous satisfaire de cette situation, au risque de nous retrouver dépendants des fluctuations des marchés obligataires et du soutien de nos partenaires européens, lequel demeure conditionné au respect de nos engagements au titre du Pacte de stabilité et de croissance.

C'est pourquoi Albéric de Montgolfier et moi-même partageons la nécessité de faire sortir notre pays de la procédure pour déficit excessif ouverte par la Commission européenne le 19 juin dernier.

La trajectoire que nous continuons de préconiser, visant la réduction du déficit à 3 % du PIB d'ici à 2027, est cohérente avec la proposition que nous avions portée dans le cadre de l'examen de la LPFP 2023-2027.

Face à l'incertitude actuelle quant à la politique économique et budgétaire du prochain gouvernement, la première exigence vis-à-vis de nos concitoyens est celle de la lucidité, de la clarté et de la sincérité. À cet égard je pense nécessaire de réaffirmer que nous ne pouvons pas vivre au-dessus de nos moyens plus longtemps.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur spécial. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur général, mes chers collègues, en tant que rapporteur spécial de la mission « Engagements financiers de l'État », j'ai choisi cette année de mener un contrôle budgétaire, non pas sur le stock de la dette, mais sur les facteurs explicatifs des perspectives d'évolution différentes en matière de charge de la dette entre la France et les principaux États européens.

Le rapport que je vous présente aujourd'hui, fruit de mes échanges avec les services du ministère de l'économie et des finances, la Banque de France et plusieurs économistes éminents, s'inscrit dans la suite des travaux de la commission en rappelant les données du problème de la charge d'intérêts de la dette. Alors que la période d'incertitude ouverte depuis la dissolution de l'Assemblée nationale suscite de vives inquiétudes parmi les investisseurs auprès desquels notre pays emprunte, je veux ici souligner l'importance critique de l'évolution de la charge de la dette pour nos finances publiques.

Je commencerai par une présentation des perspectives d'évolution anticipées en la matière d'ici à la fin de la décennie. Selon les derniers éléments communiqués par l'exécutif dans le cadre du programme de stabilité d'avril 2024, le poids de la charge de la dette de l'État devrait connaître une forte croissance dans les prochaines années, pour quasiment doubler à l'horizon 2027, atteignant 72,3 milliards d'euros, contre 39 milliards d'euros en 2023. Il devrait s'inscrire autour de 50 milliards d'euros en 2024. Les intérêts de la dette de l'État se rapprocheraient alors des dépenses de l'éducation nationale, premier poste budgétaire. Si l'on devait poursuivre cette trajectoire haussière, les intérêts de la dette pourraient bientôt absorber le produit d'un impôt comme l'impôt sur le revenu (102 milliards d'euros en 2023).

Dans ces conditions, la trajectoire de la charge de la dette française devrait connaître une divergence notable avec la majeure partie des États membres de la zone euro. En effet, notre charge d'intérêts, en proportion du PIB, devrait s'écarter de la moyenne de la zone euro, en la dépassant significativement dans les années à venir.

Selon les dernières projections du Fonds monétaire international (FMI), la charge d'intérêts devrait augmenter de plus d'un point de PIB entre 2023 et 2029. À cette date, la charge de la dette publique française devrait représenter 3 % du PIB, renouant avec les niveaux record observés au milieu des années 1990. Dans ces conditions, pour respecter la règle européenne d'un déficit limité à 3 %, il faudrait que, hors charge d'intérêt, le solde public primaire soit à l'équilibre. Comme vous le savez tous, nous sommes aujourd'hui très loin de cette situation.

Sur la période 2023-2029, l'alourdissement de la charge de la dette française serait supérieur à celui anticipé pour l'Espagne, la Grèce, l'Italie, les Pays-Bas, l'Allemagne ou encore le Portugal. Si le niveau en pourcentage du PIB de la charge d'intérêt de la France devait demeurer inférieur à celui de l'Espagne, de la Grèce et de l'Italie, il pourrait ainsi dépasser le niveau du Portugal.

En comparaison avec l'Allemagne, évoquer une divergence serait un euphémisme : alors que les niveaux de charges d'intérêt étaient proches en proportion du PIB jusqu'au début des années 2010, la charge de la dette française est devenue le double de celle de la dette allemande. En 2023, les intérêts de la dette représentaient ainsi 1,7 % du PIB en France contre 0,8 % du PIB en Allemagne. Le constat est identique si l'on rapporte la charge de la dette aux dépenses publiques totales. En 2022, la charge d'intérêt correspondait à 3,4 % des dépenses publiques pour la France, contre seulement 1,5 % pour l'Allemagne. Imaginez ce que nous pourrions faire pour nos services publics si nous étions au même niveau que nos voisins d'outre-Rhin.

Il convient de préciser que ces projections ont été réalisées à politiques budgétaires inchangées. Antérieures à la dissolution de l'Assemblée nationale, elles n'intègrent donc pas l'hypothèse d'une nouvelle déviation de la trajectoire des finances publiques qui pourrait résulter de l'arrivée au pouvoir d'un nouveau gouvernement.

Je voudrais maintenant aborder les causes de cette envolée de la charge de la dette française par rapport à nos partenaires européens.

Sans surprise, sur le long terme, c'est bien l'augmentation continue du stock de la dette, sous l'effet de l'accumulation des déficits, notamment dans la période récente, qui explique cette situation et ces perspectives dégradées.

La dette de l'État devrait ainsi dépasser 2 560 milliards d'euros en 2024, contre 1 760 milliards d'euros en 2018. Toutes administrations publiques confondues, la dette française représentait 3 100 milliards d'euros à la fin de 2023. Trois ans après la sortie de la crise sanitaire, le ratio de dette publique se maintient ainsi à un niveau historiquement élevé, à 110,6 % du PIB, nettement au-dessus de son niveau de 2019. Enfin, notre commission a largement documenté le dérapage du déficit public constaté en 2023, à 5,5 % du PIB contre une prévision du Gouvernement à 4,9 %. Aussi, je m'étrangle quand notre ministre de l'économie depuis sept ans prétend qu'il a sauvé l'économie française. Que je sache, les autres États européens ont su réagir avec efficacité aux crises sanitaire et énergétique de ces dernières années sans connaître une telle explosion de leur dette.

Selon les prévisions du FMI, par contraste avec l'immense majorité des États européens, la France ne connaîtrait pas de désendettement à l'horizon 2029 par rapport à 2020, avec un ratio de dette qui se maintiendrait à plus de 110 % du PIB. Pour mémoire, nous avions le même niveau d'endettement que l'Allemagne avant la crise financière de 2008, et le même niveau de charge d'intérêts. Aujourd'hui, le ratio d'endettement de l'Allemagne est revenu à 64 % du PIB et devrait encore continuer à baisser dans les années à venir, sa charge d'intérêts ne croissant que très modérément.

Si l'augmentation du stock de la dette constitue donc le facteur déterminant de la croissance de la charge d'intérêts, la remontée des taux, liée à la normalisation de la politique monétaire par rapport à la fin de la décennie 2010, représente un facteur aggravant. Le relèvement progressif par la Banque centrale européenne (BCE) de son taux de dépôt, de - 0,5 % en juillet 2022 à 4,0 % en septembre 2023, s'est ainsi traduit par une nette croissance des taux d'intérêt souverains sur la même période. Alors que la France empruntait à 1 % sur 10 ans en avril 2022, ce taux était de 2,87 % en avril 2024. Le 8 juillet dernier, en dépit de l'inflexion du taux de dépôt de la BCE à 3,75 % en juin, le taux de la dette française à 10 ans s'élevait à 3,15 %, dans le contexte politique que nous connaissons.

À cet égard, je tiens à souligner un point crucial : compte tenu du rythme de refinancement de la dette, les effets de la remontée des taux sur la charge d'intérêts ne sont pas encore totalement perceptibles. Cet impact devrait se matérialiser graduellement dans les prochaines années.

Dans ce contexte, la dette de la France sera désormais au coeur des discussions avec nos partenaires de la zone euro. En effet, le retour de l'encadrement budgétaire européen, suspendu à la suite de la crise sanitaire, réintroduit de fortes contraintes, au plan préventif comme au plan correctif. De fait, le 19 juin dernier, la Commission européenne a lancé une procédure pour déficit excessif à l'encontre de 7 États membres, dont la France. Selon les représentants de la direction générale du Trésor que j'ai entendus en audition, la combinaison des règles préventives et correctives impliquerait un ajustement structurel primaire, c'est-à-dire hors charges de la dette, de 0,6 point de PIB annuel, dans le cas d'une période d'ajustement étendue à 7 ans, de 2024 à 2031, soit environ 20 milliards d'euros chaque année. À noter qu'une éventuelle intervention de la BCE est expressément subordonnée au respect du cadre budgétaire européen, même si le Conseil des gouverneurs dispose d'une marge d'interprétation.

À plus long terme, face à la montée des défis économiques, géopolitiques et environnementaux, il importe de restaurer des marges de manoeuvre budgétaires afin de pouvoir absorber les conséquences des futures crises. Selon l'économiste Olivier Blanchard, un excédent primaire de l'ordre de 1 point de PIB serait ainsi nécessaire. En l'absence de récession, la politique budgétaire doit en principe dégager des excédents, en vue de bénéficier d'une situation plus favorable en amont des chocs.

En conséquence, et j'en viens à mes recommandations, une stratégie de stabilisation de la dette et de réduction du déficit doit urgemment être mise en oeuvre. À défaut, le risque existe de se voir imposer des mesures encore plus drastiques par les autorités européennes, en cas de crise de confiance sur les marchés. Un premier ensemble de recommandations appelle donc à un effort de réduction du déficit public dès le prochain projet de loi de finances, pour revenir sous le niveau de 3 % du PIB d'ici à 2027, conformément à la proposition portée par le Sénat dans le cadre de la LPFP 2023-2027, et renouer avec un excédent budgétaire primaire à l'horizon 2030.

Par ailleurs, dans une période particulièrement instable, une meilleure connaissance des porteurs de titres de dette s'avère nécessaire. Cette connaissance plus fine de la structure de détention de la dette doit viser à préserver la dette française d'une exposition, voire d'une dépendance à l'égard d'un type d'investisseurs déterminé. Tel est l'objet de la seconde série de recommandations, qui propose de mettre en oeuvre un système d'identification des porteurs de titres de dette publique et de procéder à une revue annuelle de leur composition afin de conserver une gamme de porteurs suffisamment diverse en termes de nature et d'origine géographique.

Mes chers collègues, la charge d'intérêt de la France ne saurait poursuivre indéfiniment sa trajectoire divergente par rapport à nos partenaires européens. Si nous voulons éviter l'explosion, une action lucide et résolue s'impose. La maturité de la dette française s'établit aujourd'hui à plus de 8 ans. J'entends certains se réjouir que nous puissions emprunter jusqu'à 40 ans, mais si c'est pour payer les fonctionnaires en fin de mois, c'est très préoccupant. Si quelqu'un doit s'en réjouir, ce sont plutôt les fonds de pension étrangers à qui nos titres de dette offrent des rendements élevés.

M. Thierry Cozic. - Le constat est partagé, à ceci près que nous considérons que le problème vient surtout du stock de la dette.

J'aurais aimé une comparaison plus fine avec l'évolution de nos principaux partenaires. En France, la majorité présidentielle a organisé l'attrition des finances publiques en réduisant fortement les recettes. Qu'en est-il ailleurs ? Nous nous interrogeons également sur l'identification des porteurs de la dette.

M. Grégory Blanc. - Nous parlons toujours de la dette publique, mais ce n'est pas le seul élément macroéconomique déterminant. Y a-t-il une analyse d'ensemble des dettes intérieures des différents États européens ?

M. Vincent Capo-Canellas. - Vous parlez d'un effort de consolidation de 20 milliards d'euros annuels, mais on peut également entendre d'autre chiffres. Pouvez-vous revenir plus en détail sur votre estimation ?

Votre recommandation n° 2 a plus particulièrement attiré mon attention. Je la lis comme un appel à ce que des investissements européens viennent soutenir certaines politiques. Pouvez-vous nous en dire plus sur le sujet, au moment où s'installe une nouvelle gouvernance dans l'UE ?

M. Bernard Delcros. - Nous sommes évidemment tous d'accord avec le constat. Avez-vous un chiffrage plus précis sur la part respective de la hausse des taux d'intérêt et de la hausse du stock ?

M. Claude Nougein. - Beaucoup de nos collègues parlent des recettes, mais le poste des dépenses est également à revoir. Il ne faut pas oublier que les recettes ont augmenté. C'est le cas notamment de l'impôt sur les sociétés, malgré la baisse du taux à 25 %. Le remplacement de l'impôt de solidarité sur la fortune par l'impôt sur la fortune immobilière a par ailleurs représenté un manque à gagner de 2 milliards d'euros, donc ce n'est pas là qu'il faut rechercher les causes de l'aggravation du déficit budgétaire.

À mon sens, il faut plutôt regarder vers l'explosion des dépenses publiques. Je ne comprends pas l'expression « dynamique des dépenses », utilisée par certains de manière positive. C'est plutôt un problème à mon sens.

Enfin, j'aimerais savoir qui détient notre dette. Quels sont les pays étrangers qui sont nos créanciers ? Il y a là, à l'évidence, un risque pour notre souveraineté.

Mme Isabelle Briquet. - Je salue le travail très précis de notre rapporteur spécial.

En ce qui concerne la recommandation n° 1, nous sommes d'accord sur l'objectif, mais je crains que nous ne soyons pas d'accord sur les voies et moyens d'y parvenir : si ce dont on parle, c'est d'agir uniquement sur les dépenses de l'État, nous nous y opposerons bien évidemment. Monsieur le rapporteur spécial, dans votre esprit, est-il aussi question d'agir sur les recettes ?

Nous sommes par ailleurs en phase avec les trois autres recommandations.

M. Albéric de Montgolfier, rapporteur spécial. - Monsieur Cozic, vous avez raison, c'est d'abord un problème de stock. Nous sommes entrés dans les crises successives avec une situation budgétaire fortement dégradée par rapport à celle de nos partenaires européens. Le Gouvernement a été victime d'un anesthésiant particulièrement puissant : les taux d'intérêt bas. Lorsque j'étais rapporteur général de la commission des finances, avant les crises sanitaire et énergétique, je mettais déjà tout le monde en garde sur les déficits accumulés chaque année.

Tous les pays ont injecté de l'argent public pour affronter les grandes crises mondiales depuis 2008, mais ils ont pratiquement tous stabilisé leur niveau de dette et de déficit assez rapidement après le retour de l'activité économique à la normale. Nous, non !

En ce qui concerne la dette privée, je n'ai pas d'éléments documentés. Cela nécessiterait une étude particulière, qui dépasse à l'évidence le champ de ma compétence en tant que rapporteur spécial des crédits de la mission « Engagements financiers de l'État ».

Monsieur Capo-Canellas, l'ajustement budgétaire de 20 milliards d'euros par an jusqu'en 2031 est celui qui est retenu par la direction générale du Trésor. Cela représente 0,6 point de PIB par an sur 7 ans. Cette estimation est également proche de celle retenue par le Centre pour la recherche économique et ses applications (CEPREMAP), de 20 milliards d'euros par an sur 4 à 5 ans, pour se conformer à la nouvelle règle budgétaire européenne de diminution du ratio de dette sur PIB de 1 point par an en moyenne sur cette même période.

Monsieur Delcros, sur la période 2022-2024, la hausse cumulée des charges d'intérêt pour le budget de l'État se répartit comme suit (hors l'effet de l'inflation sur les titres indexés, qui représentent environ 10 % du volume de dette) : 5,3 milliards d'euros pour le stock de dette et 2,8 milliards d'euros pour les taux d'intérêt. Vous le voyez, même en cas de baisse des taux, le problème resterait considérable.

Monsieur Nougein, la détention de la dette française est ainsi structurée : 26 % pour la BCE (à travers la Banque de France), 21% pour des investisseurs français, 19 % pour des investisseurs de la zone euro et 34 %, soit un bon tiers, pour des investisseurs hors zone euro.

Madame Briquet, votre question est plus politique. Je suis resté factuel avec la recommandation n° 1 : nous devons réduire notre déficit primaire. Sur les voies et moyens pour y parvenir, chacun a son idée, mais cela n'est pas de mon ressort en tant que rapporteur spécial des crédits de la mission « Engagements financiers de l'État ». Nous ne sommes pas encore à la discussion du projet de loi de finances. À chaque jour suffit sa peine !

La commission a adopté les recommandations du rapporteur spécial et autorisé la publication de sa communication sous la forme d'un rapport d'information.

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