B. FACE AU RISQUE D'UNE CHARGE DE LA DETTE EXCESSIVE QUI LIMITERAIT LES MARGES DE MANoeUVRE BUDGÉTAIRES DE L'ÉTAT, UNE INDISPENSABLE STRATÉGIE DE REDRESSEMENT DES FINANCES PUBLIQUES COORDONNÉE AVEC LES AUTRES ÉTATS EUROPÉENS

1. La garantie implicite offerte par la politique monétaire de la BCE pourrait être fragilisée par des divergences économiques, voire politiques, importantes entre États-membres de la zone euro

L'idée que la BCE offrirait une garantie implicite aux dettes des États membres provient des politiques monétaires mises en oeuvre afin de lutter contre la fragmentation financière de la zone euro, notamment l'Outright Monetary Transaction (OMT), annoncé en septembre 2012, et, plus récemment, le Transmission Protection Instrument (TPI), introduit en juillet 2022. Ces politiques, conjuguées aux programmes d'achats d'actifs publics (PSPP et PEPP), ont fait baisser les taux souverains et ont ainsi contribué à la soutenabilité des dettes publiques de la zone euro (voir plus haut pour les effets des programmes d'achats d'actifs, II. A. 1.).

Comme le rappelle Éric Monnet, offrir une garantie implicite à la dette souveraine est « la raison d'être d'une banque centrale », les États membres de la zone euro n'étant pas dans une situation différente des autres pays de ce point de vue. Pour autant, l'économiste souligne l'importance d'une bonne gestion des finances publiques et du contrôle parlementaire : en effet, « cette garantie implicite ne signifie évidemment pas qu'il ne faut pas faire attention à la gestion des finances publiques. C'est le rôle du Parlement de veiller à cette bonne gestion »47(*).

Si cette interprétation du mandat de la banque centrale est partagée par plusieurs économistes et spécialistes des finances publiques48(*), elle n'est pas officiellement reconnue par les autorités monétaires.

En effet, en vertu de l'article 123 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), ni la BCE ni les banques centrales des États membres ne peuvent accorder des découverts aux institutions publiques ou acheter directement sur le marché primaire des instruments de dette émis par eux.

Ainsi, comme le relève la direction générale du Trésor49(*), certes, la position de la BCE est pour partie similaire à celle des autres grandes banques centrales, la Fed, la Banque d'Angleterre et la Banque du Japon n'intervenant pas non plus sur le marché primaire. Néanmoins, l'action des autres banques centrales n'est pas soumise au respect de traités internationaux interdisant le financement des États, même indirect. Ces banques ont donc une plus grande latitude pour mener des programmes de rachat de titres publics. Dans le cas américain, cette garantie implicite est désignée par le terme de « Fed put »50(*).

D'après la Banque de France, les différents programmes d'achats de titres de dette émis par les États membres de la zone euro sur le marché secondaire visaient à combattre les pressions déflationnistes à un moment où l'instrument conventionnel du taux d'intérêt ne pouvait plus guère être utilisé (car tombé à un niveau négatif). Aussi, selon l'autorité monétaire, « ces programmes n'ont pas eu pour objectif d'offrir une garantie implicite aux différents États de la zone euro »51(*).

De même, dans le cas des programmes OMT et TPI, l'objectif affiché est d'assurer la transmission efficace de la politique monétaire et d'assurer l'unicité de la politique monétaire en zone euro. Ces programmes, sans limite de montant et jamais activés à ce jour, s'inscrivent en effet dans un cadre temporaire et soumis à des critères d'éligibilité.

Ainsi, le programme OMT est initié à la demande d'un État membre à la condition qu'un programme d'ajustement soit engagé. Quant au programme TPI, il est destiné aux États qui n'auraient pas de problème structurel de finances publiques mais qui subiraient des turbulences financières injustifiées et désordonnées constituant une menace sérieuse pour la transmission de la politique monétaire au sein de la zone euro.

Comme le montrent les propos de huit gouverneurs de la BCE interrogés par le journal Le Monde en marge du séminaire annuel de la banque centrale à Sintra début juillet 2024, entre les deux tours des élections législatives anticipées52(*), les critères d'intervention en cas de tensions sur la dette publique française demeurent relativement vagues. De fait, le critère du TPI relatif au respect du cadre budgétaire de l'Union européenne implique soit de ne pas faire l'objet d'une procédure pour déficit excessif (ce qui est le cas de la France depuis le 19 juin), soit de répondre positivement aux recommandations du Conseil. Cette dernière condition réserve ainsi une marge de manoeuvre et d'interprétation au Conseil des gouverneurs.

Aussi, en cas de contamination d'une panique financière à l'ensemble de la zone euro, la BCE interviendra, mais après avoir laissé dans un premier temps les marchés fluctuer à la suite d'annonces de dépenses gouvernementales jugées inconsidérées. Ce faisant, ce pourrait être une façon d'adresser un message au gouvernement français, mais également à tous ceux de la zone euro, quant à l'obligation de respecter les règles budgétaires.

Interrogé par Le Monde, le gouverneur de la banque centrale grecque, Yannis Stournaras, souligne ainsi : « les marchés ont un rôle à jouer dans la discipline budgétaire, et nous ne détruirons pas ce rôle »53(*).

Les critères d'éligibilité aux programmes OMT et TPI

Le programme OMT (« Outright Monetary Transactions »)

L'éligibilité au programme OMT est conditionnée à la mise en oeuvre d'un programme approprié du Mécanisme européen de stabilité (MES). Ce programme peut prendre la forme d'un programme d'ajustement macroéconomique complet du MES ou d'un programme de précaution (ligne de crédit à conditions renforcées), à condition d'inclure la possibilité d'achats sur le marché primaire par le MES.

Le programme OMT est conduit tant qu'il demeure cohérent avec l'orientation de la politique monétaire et que les conditionnalités sont bien respectées.

Le programme TPI (« Transmission Protection Instrument »)

L'éligibilité au programme TPI est soumise à quatre critères d'éligibilité cumulatifs :

le respect du cadre budgétaire de l'Union européenne : l'État concerné ne doit pas faire l'objet d'une procédure concernant les déficits excessifs ou ne doit pas être considéré comme n'ayant pas engagé d'action effective en réponse à une recommandation du Conseil au titre de l'article 126, paragraphe 7, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). ;

l'absence de déséquilibres macroéconomiques graves : l'État ne doit pas faire l'objet d'une procédure concernant les déséquilibres excessifs ou ne doit pas être considéré comme n'ayant pas engagé l'action corrective recommandée en réponse à une recommandation du Conseil au titre de l'article 121, paragraphe 4 du TFUE ;

la soutenabilité des finances publiques : pour s'assurer que la trajectoire de la dette publique est soutenable, le Conseil des gouverneurs de la BCE prend en compte, lorsqu'elles sont disponibles, les analyses de soutenabilité de la dette réalisée par la Commission européenne, le MES, le FMI et d'autres institutions, ainsi que l'analyse interne de la BCE ;

des politiques macroéconomiques saines et soutenables : l'État doit respecter les engagements présentés dans les plans de relance et de résilience au titre de la Facilité pour la reprise et la résilience et les recommandations de la Commission européenne spécifiques à chaque pays dans le domaine budgétaire dans le cadre du Semestre européen.

Sources : Banque de France, BCE

2. Une stratégie claire, transparente et coordonnée de redressement des finances publiques s'impose pour mettre un terme à l'illusion d'une dette sans coût

Dans ce contexte de finances publiques dégradées et de divergence avec les autres États de la zone euro, une stratégie de stabilisation de la dette doit urgemment être mise en oeuvre. À défaut, le risque existe, à plus ou moins brève échéance, selon les circonstances politiques et macroéconomiques, de se voir imposer des mesures encore plus drastiques par les autorités européennes, en cas de crise de confiance sur les marchés.

Aussi, à court terme, la première mesure à adopter consiste à se remettre enfin en conformité avec nos engagements européens, en sortant le plus rapidement possible de la procédure pour déficit excessif initiée par la Commission européenne en juin 2024. Cet effort budgétaire devrait également permettre d'entamer une trajectoire de désendettement alignée sur la nouvelle règle européenne de diminution du ratio de dette publique de 1 point par an en moyenne sur la période d'ajustement (4 ou 7 ans).

Recommandation n° 1. Engager, dès le prochain projet de loi de finances, un effort de réduction du déficit public, cohérent et crédible, afin de revenir sous le niveau de 3 % du PIB d'ici 2027 et diminuer le ratio de dette publique de 1 point par an en moyenne sur la période avec pour objectif de renouer avec un excédent budgétaire primaire à l'horizon 2030 (Gouvernement)

D'après les représentants de la direction générale du Trésor entendus par le rapporteur spécial, trois horizons doivent en effet être distingués pour l'application des règles budgétaires européennes, étant précisé que la Commission européenne retient la trajectoire la plus ambitieuse entre la sortie de la procédure pour déficit excessif et le volet préventif :

la sortie de la procédure pour déficit excessif : dans ce cas, serait nécessaire un ajustement structurel annuel d'au moins 0,5 point de PIB, jusqu'à revenir à un déficit à 3 % du PIB ; pour la période 2025-2027, l'exclusion des charges d'intérêt devrait diminuer cette exigence d'ajustement structurel annuel à 0,3 point de PIB, correspondant à un ajustement structurel primaire annuel du même niveau ;

la trajectoire d'ajustement en 4 ans dans le cadre du volet préventif (trajectoire de base), soit 2024-2028 : fondée sur l'analyse de soutenabilité de la dette et destinée à mettre le ratio de dette sur une pente décroissante, cette trajectoire de base se traduirait par un ajustement structurel primaire annuel de 0,9 point (de l'ordre de la consolidation budgétaire ayant suivi la crise financière de 2008) ;

la trajectoire d'ajustement étendue à 7 ans dans le cadre du volet préventif (trajectoire étendue), soit 2024-2031 : dans ce cas, l'État devrait s'engager sur un programme d'investissements et de réformes, certains investissements et réformes ayant déjà été prévus dans le cadre du plan de relance européen. Cette trajectoire étendue impliquerait alors un ajustement structurel primaire annuel de 0,6 point de PIB, correspondant en moyenne à la trajectoire retenue par le programme de stabilité d'avril 2024.

Effort d'ajustement structurel primaire annuel nécessaire
pour se conformer aux règles budgétaires européennes révisées

(en pourcentage du PIB)

 

Procédure pour déficit excessif (jusqu'au retour à un déficit de 3 % du PIB)

Volet préventif - Ajustement en 4 ans (trajectoire de base)

Volet préventif - Ajustement en 7 ans (trajectoire étendue)

Ajustement structurel primaire annuel

0,3

0,6

0,9

Source : commission des finances, d'après la direction générale du Trésor

D'après le programme de stabilité, l'effort de consolidation pour 2025 serait ainsi de 20 milliards d'euros54(*). À noter que les hypothèses macroéconomiques du programme de stabilité ont fait l'objet de fortes critiques quant à leur réalisme. Dans son avis du 16 avril 202455(*), le Haut Conseil des Finances Publiques a dénoncé le manque de « crédibilité » et de « cohérence » des prévisions du Gouvernement, suggérant que les efforts budgétaires devraient être encore plus importants pour respecter la trajectoire de désendettement.

À plus long terme, face à la montée des défis économiques, géopolitiques et environnementaux, il importe de restaurer des marges de manoeuvre budgétaires afin de pouvoir absorber les conséquences des futures crises. Selon l'économiste Olivier Blanchard, un excédent budgétaire primaire de l'ordre de 1 point de PIB serait ainsi nécessaire. En effet, en l'absence de récession, la politique budgétaire doit en principe dégager des excédents, en vue de disposer d'une situation plus favorable en amont des chocs.

Afin de ne pas pénaliser la réalisation des politiques prioritaires pour l'autonomie stratégique et la résilience des économies européennes, une coordination à l'échelle de la zone euro apparaît absolument nécessaire. Une telle coordination devrait également éviter que ne se reproduise l'expérience déflationniste du début de la décennie 2010.

En effet, à la sortie de la crise des dettes souveraines, les politiques de consolidation budgétaire alors adoptées par les différents États membres de manière non concertée avaient affecté la croissance dans l'ensemble de la zone, exerçant des pressions déflationnistes qui avaient justifié la mise en oeuvre de politiques monétaires non conventionnelles par la BCE (notamment les programmes d'achat d'actifs).

Plus fondamentalement, l'investissement dans la réindustrialisation, l'effort de défense et la transition climatique ne saurait être compromis par les ajustements budgétaires, qui doivent porter sur les autres titres de dépenses. Dans la mesure où les marges d'investissement de certains États pourraient être contraintes par leur situation de finances publiques, une action au niveau de la zone euro devrait être envisagée, non seulement pour coordonner les efforts nationaux, mais également pour mettre en oeuvre, avec les moyens de l'Union et sur le modèle du plan de relance européen post crise-sanitaire, les mesures considérées comme essentielles dans ces trois domaines.

Recommandation n° 2. Coordonner l'effort de réduction du déficit public au niveau national avec la promotion d'une politique d'investissement massive à l'échelle européenne en matière d'industrie, de défense et d'environnement (Gouvernement)

Enfin, dans une période particulièrement instable, une meilleure connaissance de l'identité, de la nature et de l'origine géographique des porteurs de titres de dette publique s'avère nécessaire. Cette connaissance plus fine de la structure de détention de la dette doit viser à préserver la dette française d'une exposition, voire d'une dépendance, à l'égard d'un type de porteurs déterminé (par exemple, des fonds d'investissement spéculatifs ou des investisseurs liés à des États étrangers à risques).

Recommandation n° 3. Mettre en oeuvre un système d'identification des porteurs de titres de dette publique, en s'inspirant du système existant pour les actions de sociétés cotées (Ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Agence France Trésor)

En effet, la diversification des détenteurs de la dette constitue un atout majeur pour la France. À fin décembre 2023, la détention de la dette française se composait globalement de la manière suivante : pour un quart, par la BCE, à travers la Banque de France ; pour un cinquième, par les investisseurs français ; pour un cinquième, par les investisseurs de la zone euro ; pour un tiers, par les investisseurs hors zone euro, européens ou du reste du monde.

Auditionné par la commission des finances du Sénat le 13 mars 202456(*), le directeur général de l'Agence France Trésor, Antoine Deruennes, a clairement souligné le caractère bénéfique de cette base d'investisseurs diversifiée : « Cette diversification des investisseurs, tant en matière de profils que de zones géographiques, est une bonne nouvelle à plusieurs titres. Elle traduit tout d'abord une confiance dans la dette française, à la fois pour ses qualités techniques et pour le crédit de la France. Elle me permet ensuite de remplir les deux missions comprises dans le mandat que j'ai reçu : émettre la dette au meilleur coût pour le contribuable et dans les meilleures conditions de sécurité. Plus il y a de gens qui peuvent potentiellement acheter la dette, moins celle-ci s'avère coûteuse pour le contribuable, et moins nous sommes dépendants des événements qui peuvent survenir dans le monde. C'est donc un gage de résilience. »

Recommandation n° 4. Veiller à conserver une gamme de porteurs de titres de dette publique suffisamment diverse en termes de nature et d'origine géographique. À cet effet, procéder à une revue annuelle de la composition des porteurs de titres de dette publique (Ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, Agence France Trésor)


* 47 Réponses d'Éric Monnet au questionnaire du rapporteur spécial.

* 48 Voir, par exemple, François Ecalle, « Les limites de la dette publique de la France », Fipeco, 13 février 2024.

* 49 Réponses de la direction générale du Trésor au questionnaire du rapporteur spécial.

* 50 Voir notamment Anna Cieslak et Annette Vissing-Jorgensen, « The Economics of the Fed Put », Review of Financial Studies, 2021, 34(9), 4045-4089.

* 51 Réponses de la Banque de France au questionnaire du rapporteur spécial.

* 52 Le Monde du 4 juillet 2024.

* 53 Le Monde du 4 juillet.

* 54 Montant annoncé par les ministres Bruno Le Maire et Thomas Cazenave en auditions devant les commissions des finances de l'Assemblée nationale et du Sénat, le 6 mars 2024.

* 55  Haut Conseil des Finances Publiques, avis n° HCFP-2024-2 relatif aux prévisions macroéconomiques associées au Programme de stabilité pour les années 2024 à 2027.

* 56 Compte rendu de l'audition de M. Antoine Deruennes, directeur général de l'Agence France Trésor, devant la commission des finances du Sénat, 13 mars 2014.

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