INTRODUCTION

« Gouverner, c'est prévoir ; et ne rien prévoir, c'est courir à sa perte », selon la formule d'Émile de Girardin.

À partir de l'automne 2021, l'Europe a connu l'une des crises énergétiques les plus brusques et graves de son histoire. Cette crise a été amplifiée par les conséquences de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Elle s'est traduite, dans un premier temps, par une augmentation brutale des prix du gaz puis, par rebond, compte tenu de la corrélation actuelle entre leurs marchés, par une flambée des prix de l'électricité.

Mais si cette crise a pu présenter un aspect aussi critique en France, c'est en raison de la situation de notre parc nucléaire historique qui, affaibli par la fermeture des réacteurs de Fessenheim, a été confronté à la découverte de la désormais fameuse « corrosion sous contrainte ». Celle-ci, en induisant la mise à l'arrêt ou le prolongement des durées de maintenance de 14 réacteurs, a conduit à réduire considérablement la production du parc nucléaire. Plus de 80 TWh ont ainsi été « perdus » au cours de l'année 2022.

La France apprenait alors avec stupéfaction que l'un de ses fleurons industriels et technologiques, qui a constitué un pilier de la compétitivité de son économie et assurait à nos concitoyens une électricité à un prix maîtrisé, était bien plus fragile qu'elle ne le pensait.

Or l'enjeu de la production électrique est crucial. Selon la formule consacrée, l'énergie, et en son sein l'électricité, est le sang de l'économie. Sans une énergie disponible à des prix compétitifs, ce sont toutes les entreprises qui sont menacées de perdre de leurs performances. Certaines industries électrosensibles et électro-intensives pourraient même ne pas survivre. Avec à la clé des centaines de milliers d'emplois en danger. Mais que l'on ne s'y trompe pas, cette épée de Damoclès ne concerne pas que les très grosses entreprises. De très petites entreprises (TPE), comme les boulangeries ou les restaurants, sont aussi menacées.

Au-delà, ce sont tous les Français qui sont touchés par cette crise. La hausse des prix de l'électricité a particulièrement affecté les ménages qui se chauffent au moyen de cette énergie, soit environ 35 % des foyers français, contre seulement 24 % dans les années 1990, dans 8,2 millions de résidences principales. Enfin, l'électricité joue aujourd'hui un rôle sans commune mesure avec celui qu'elle avait ne serait-ce qu'au lendemain de la seconde guerre mondiale. L'informatisation et la numérisation qui ont touché la totalité de la société, État, hôpitaux, entreprises, citoyens... en font une ressource désormais indispensable et absolument stratégique.

Le Gouvernement a certes tenté de réagir en instaurant des mesures de soutiens conjoncturelles telles que le « bouclier tarifaire ». Il n'était cependant pas difficile de s'apercevoir que cela ne réglait en rien les difficultés structurelles de notre système électrique, tout en constituant une brique de plus alourdissant un déficit des finances publiques devenu insupportable et présentant désormais un risque pour les générations à venir et la crédibilité de l'État. Le Gouvernement avait aussi affiché sa volonté de décorréler les prix du gaz et de l'électricité pour que ce dernier reflète les coûts de production réel de notre mix de production électrique, ce qui pouvait être un début de solution. Mais l'enfer est pavé de bonnes intentions et des affirmations médiatiques à la réalité concrète, il y a un gouffre. Toujours est-il que la promesse est restée non tenue.

Le Sénat ne pouvait rester indifférent à cette situation qui engage l'avenir de notre économie comme le pouvoir d'achat des Français. C'est la raison pour laquelle il a créé, le 17 janvier 2024, à la demande du groupe Union centriste, une commission d'enquête sur la production, la consommation et le prix de l'électricité aux horizons 2035 et 2050.

Par ce champ d'investigation large, le Sénat montrait sa volonté d'un examen systémique et non parcellaire des difficultés de l'électricité en France. Il choisissait délibérément de s'écarter des analyses nécessairement inexactes car incomplètes qui se concentrent sur certains aspects d'un sujet extrêmement dense et complexe en oubliant que le système électrique est un tout. Il se dégageait aussi une tendance de nombreux groupes de pression à privilégier, par intérêt ou idéologie, tel ou tel type d'électricité ou de technologie. Au contraire, il s'agissait pour notre assemblée, de faire la lumière de manière libre, réaliste, étayée, sur la situation présente et l'avenir de notre système électrique.

Le choix des horizons 2035 et 2050 indiquait par ailleurs que nos travaux ne seraient pas un règlement de comptes avec des gouvernements passés dont la politique énergétique depuis plus d'une décennie témoignait au mieux d'une réelle imprévoyance. Du reste, le rapport de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale visant à établir les raisons de la perte de souveraineté et d'indépendance énergétique de la France avait déjà fait le récit de 30 ans de politiques énergétiques dont elle avait déduit « six grandes erreurs énergétiques qui ont conduit la France à accumuler un retard considérable en terme de souveraineté énergétique ». Fort de ce constat largement partagé, la commission d'enquête sénatoriale a souhaité se consacrer au présent et à l'avenir.

Le pari n'était pas aisé à relever car, pour être indispensables à la décision politique raisonnée, les exercices de prospective sont toujours complexes. La commission d'enquête s'y est livré sans a priori, en entendant plus de 130 personnalités, en examinant de multiples hypothèses et scénarios, pour retenir, in fine, ce qui peut à ses yeux constituer un cadre d'analyse et de réflexion robuste pour répondre aux questions de fond qu'elle a progressivement dégagées.

La commission d'enquête s'est d'abord penchée sur le contexte dans lequel s'inscrit le système électrique. Un contexte marqué par la prégnance croissante des règles européennes destinées à aboutir à la décarbonation rapide de l'Europe. L'ensemble des textes européens forme désormais un lacis serré de contraintes dont certaines méritent assurément une révision, ne serait-ce que pour respecter les traités et le principe de neutralité technologique laissant les États membres libres de leurs choix de mix énergétique. Un second élément de contexte structurant est constitué par les marchés de l'électricité, apparus depuis la libéralisation des années 2000, dont il fallait évaluer les impacts, à la vérité très critiquables et qui ont justifié la récente réforme du marché de l'électricité en Europe.

Parmi les questions auxquelles la commission d'enquête s'est ensuite attachée à répondre figure celle de l'évaluation de la consommation électrique à venir. De son niveau et de son évolution prévisibles aux horizons 2035 et 2050 dépendent en effet les choix de moyens de production et de mix électrique pour lesquels les autres critères de décision sont les coûts de production, de financement et d'acheminement mais aussi le niveau de rejet de COdans l'atmosphère. Après analyse de très nombreuses projections, elle propose un scénario qu'elle juge plausible, réaliste et raisonnable.

L'hypothèse de consommation arrêtée, il fallait examiner dans quelles conditions la production électrique pouvait y faire face. Ici encore sans a priori, la commission a examiné les atouts de l'ensemble des énergies disponibles ou en voie de l'être : énergies renouvelables intermittentes, solaire et éolienne, énergies pilotables, hydroélectricité et nucléaire. Elle a mis l'accent sur deux éléments trop souvent négligés mais absolument essentiels. Les comparaisons entre énergies n'ont de sens que si elles sont fondées sur leurs coûts complets, qui doivent par exemple intégrer leurs coûts de financement ou le soutien public aux énergies renouvelables intermittentes, soit près de 35 milliards d'euros nets depuis 2003. Elles doivent aussi tenir compte des « coûts systèmes » de ces énergies, liés au renforcement et au développement des réseaux ou encore à la construction de dispositifs de flexibilité, qui peuvent être considérables. C'est ainsi, par exemple, que les analyses économiques montrent sans équivoque que plus les scénarios de mix de long terme intègrent une part élevée de production renouvelable intermittente, plus ces coûts systèmes sont élevés.

Un autre sujet lourd d'enjeux était celui de la capacité de l'État et d'EDF, d'une part, d'obtenir, à l'horizon 2035, l'indispensable remontée de la production du parc nucléaire historique et la prolongation de sa durée de vie et, d'autre part, à l'horizon 2050, de réussir la réalisation dans des conditions compétitives d'un nouveau parc nucléaire de 6 réacteurs EPR2, qui pourrait ensuite passer à 14 réacteurs. La commission d'enquête a analysé les différents paramètres de ce projet et expose sans tabous les conditions dans lesquelles il pourrait être performant.

L'énergie hydroélectrique, maîtrisée, performante, renouvelable et pilotable, n'a pas été oubliée par la commission alors qu'elle a pu paraître négligée par les gouvernements successifs qui, depuis plus de 15 ans, n'ont pas été capables de sortir du conflit qui oppose à son propos l'État et la Commission européenne. Un conflit qui bloque les investissements nécessaires au renforcement d'une énergie qui fait consensus. Sans doute le dossier n'est-il pas simple, mais la commission d'enquête a voulu présenter les solutions en présence. Elles attendent une décision politique désormais extrêmement urgente.

Au total, la commission d'enquête a pu dessiner des scénarios crédibles pour 2035 et 2050 qui tiennent compte tant des capacités renouvelables que de la production nucléaire, sans négliger la très faible proportion d'électricité d'origine fossile qui peut constituer une réserve ultime permettant d'éviter délestage et black-out lors des pointes de consommations les plus fortes.

Par ailleurs, qui dit parc nucléaire dit uranium. La commission d'enquête a souhaité examiner un sujet rarement évoqué mais essentiel compte tenu des enjeux financiers colossaux en cause et de la durée de vie prévisible des réacteurs en gestation, à savoir la disponibilité sur le long terme de cette ressource énergétique. Elle montre, sur la base de scénarios réalistes, que le risque de sa raréfaction relativement rapide, à l'échelle des temps de décision en matière énergétique qui se comptent en décennies, est loin d'être improbable. Une hypothèse à laquelle le récent retrait par le Niger du permis d'exploitation de la mine d'Imouraren par Orano donne une acuité particulière. La commission en tire la conclusion, sous forme d'alerte aux pouvoirs publics, qu'il est urgent de relancer les recherches sur les réacteurs à neutrons rapides, capables non seulement de réduire la production de déchets nucléaires mais de nous offrir une autosuffisance électrique.

Restait à trouver les moyens d'obtenir une électricité compétitive pour nos entreprises et accessible à nos concitoyens. La commission a d'abord analysé les enjeux et impacts du fameux « accord » dit post ARENH de novembre 2023 pour constater qu'il cumulait les inconvénients, ce que le ministre de l'économie lui-même vient d'admettre en affirmant devant le Medef le 20 juin dernier, qu'il souhaitait le renégocier. De fait, cet accord ne garantit ni des prix acceptables pour les consommateurs ni des revenus suffisants pour EDF, indispensables à sa survie et à ses investissements dans le nouveau nucléaire.

Au contraire, la commission d'enquête propose de lui substituer un contrat pour différence (CfD) qui présente l'intérêt d'éviter les variations erratiques de prix, d'abaisser le coût global de production électrique au profit de nos entreprises et de nos concitoyens, de rapprocher les prix de l'électricité des coûts de production et d'aboutir à la décorrélation, souvent promise mais jamais acquise, des prix de l'électricité de ceux du gaz. Conjugué à un ensemble de mesures fiscales qui prennent en compte le fait que l'électricité est un bien de première nécessité, cette proposition offre la perspective d'une baisse significative des factures des Français.

Au terme de ces six mois d'investigations, la commission d'enquête lance un appel aux pouvoirs publics : l'énergie, en général, et l'électricité, en particulier, sont essentielles à la vie de la nation. Elles exigent des choix sur le temps long qui soient fondés non sur des a priori idéologiques mais sur des réalités technologiques, économiques et financières. Après des années de valse-hésitation et de décisions dénuées de fondements scientifiques, il est temps de dessiner un nouvel avenir électrique pour la France au service de la performance économique de notre pays et du bien-être de nos concitoyens.

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