B. LES INCERTITUDES QUI DEMEURENT DOIVENT ÊTRE LEVÉES PAR DES DÉCISIONS À PRENDRE RAPIDEMENT

S'il permet à la filière nucléaire de reprendre espoir sans pour autant mécontenter les filières des énergies intermittentes, le discours de Belfort, bel exercice de « en même temps », est loin de clarifier l'ensemble de la politique énergétique française.

D'abord, parce que tout ne relève pas du président de la République. Une politique énergétique engageant toute la nation devrait être concertée, débattue. Or, le moins que l'on puisse dire est que ce n'est pas le cas et, en particulier, que la Représentation nationale n'est pas associée aux choix structurants pour l'avenir. Le chef de l'État annonce des décisions, mais le Gouvernement, notamment du fait de son absence de majorité à l'Assemblée nationale et de dissensions internes, semble bien en peine de proposer au Parlement les textes qui devraient préciser la stratégie de l'État sur le long terme et donner une visibilité aux acteurs. Or, en tout état de cause, l'aval du Parlement sera nécessaire, en particulier pour permettre certaines évolutions législatives ou inscrire les ambitions de l'exécutif dans les lois de finances.

Plus profondément, tous les acteurs de la commission d'enquête ont souligné à quel point le secteur énergétique fonctionnait sur le temps long, qui se compte en décennies plus qu'en années, et avait besoin de stabilité. Cette stabilité suppose que la nation s'approprie les objectifs de l'État et que celui-ci les inscrive dans des vecteurs juridiques durables. Comment y parvenir sans ouvrir le débat largement avec la Représentation nationale ? En réalité, contourner le débat sur la politique énergétique de long terme de la France est un pari tactique qui permet de faire l'impasse sur une Assemblée nationale supposée rétive, mais c'est aussi l'assurance de fragiliser les choix opérés pour l'avenir.

Sur le fond, l'incertitude demeure sur l'ampleur et les modalités de mise en oeuvre du programme NNF. Sera-t-il de 6 ou de 14 EPR2, ou plus ? Sera-t-il financé par l'État, totalement, partiellement ? ou par EDF ? D'autres investisseurs seront-ils de la partie ?

Toujours sur le nucléaire, la timide avancée sur la 4ème génération, via les AMR, est à la fois très modeste, noyée dans l'ensemble SMR-AMR, et semble fâcheusement abandonnée à des start-up privées, soutenues par l'État et qui doivent être accompagnées par le CEA. Modeste, car l'annonce n'est manifestement pas à la hauteur de l'enjeu qui n'est rien moins que le passage le plus rapide possible à une nouvelle génération de réacteurs nous donnant une totale souveraineté en nous libérant du besoin d'uranium naturel 235 (cf. 3ème partie). Noyée dans l'ensemble SMR-AMR car, l'engouement pour les SMR, qui ne semble pas totalement justifié au rapporteur, risque de distraire d'importants moyens qui devraient prioritairement aller à la 4ème génération. Fâcheusement abandonnée aux start-up privées, car si l'apport de sociétés nouvelles et dynamiques peut être un atout, le nucléaire doit rester un élément régalien étroitement supervisé et coordonné par l'État. Le risque est ici une fuite de compétences (et de propriété intellectuelle ?) des organismes publics, comme le CEA, vers ces sociétés et une dispersion des efforts. À cet égard, relevons que les start-up retenues par le Gouvernement dans le cadre de France 2030 envisagent fréquemment des technologies différentes et, pour certaines, peu mâtures : réacteur à haute température (HTR)51(*), réacteur à neutrons rapides à caloporteur sels fondus52(*), réacteur à neutrons rapides à caloporteur plomb53(*), voire fusion nucléaire en « stellarator »54(*).

Ceci, alors même que la France a développé avec succès, y compris à de hauts niveaux de puissance, la technologie des réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium. Nous reviendrons en 3ème partie sur cet enjeu absolument essentiel. L'une des carences essentielles du discours de Belfort est ainsi d'oublier l'avenir post-EPR qui, avec la raréfaction de l'uranium, exige que la France reprenne ses recherches sur les réacteurs à neutrons rapides.

S'agissant des EnR, des inconnus demeurent aussi et les objectifs lancés par le président de la République ressemblent un peu à la bouteille à l'encre. Notons d'abord que leur acceptabilité n'est pas garantie et sera décroissante à mesure de leur déploiement. Déjà, la saturation est proche pour l'éolien terrestre, l'éolien en mer provoque de nombreuses protestations eu égard notamment à sa visibilité depuis des côtes emblématiques du patrimoine naturel français (Champ de Belle-Île en mer et Groix par exemple), le solaire, à coup sûr, induira des crispations dans sa version parc photovoltaïque.

Cette faible acceptabilité sera souvent en lien, mais pas toujours, avec des conflits d'usage, par exemple avec la pêche55(*) ou l'agriculture, qui ne sont pas toujours bien évalués pour l'avenir. Rappelons que les énergies intermittentes comme l'éolien et le solaire sont très gourmandes en espaces. Jean-Marc Jancovici rappelait à raison que « sur 10 hectares, vous mettez 10 mégawatts de puissance (de solaire). 10 hectares, (...), c'est également l'emprise d'une centrale nucléaire sur laquelle vous avez 4 gigawatts de puissance. Donc 10 mégawatts, 4 gigawatts : 400 fois plus. Donc, le photovoltaïque au sol est très consommateur d'espace. C'est un de ses inconvénients. »56(*). Les éoliennes flottantes au sud de la Bretagne devraient occuper plus de 50 km2, soit l'équivalent de...5000 ha, pour générer environ 250 MW de puissance. Le ratio est à peine inférieur pour le parc éolien posé de Saint-Nazaire-Guérande, avec 480 MW de puissance pour 78 km2. Autrement dit, à puissance égale, un parc éolien en mer a besoin d'un espace entre 1 500 à 2 000 fois supérieur à celui d'une centrale nucléaire.

Les EnR intermittentes ne sont pas sans coût écologique, même si celui-ci est mal mesuré. En tout état de cause, les parcs éoliens sont contraints de demander et d'obtenir, pour fonctionner, des dérogations « espèces protégées » permettant aux exploitants la destruction ou le dérangement d'individus appartenant à des espèces protégées. C'est une des raisons qui ont poussé des ONG de protection de l'océan, comme Sea Shepherd, à demander un moratoire sur l'éolien en mer et, a minima, l'interdiction de toute éolienne à moins de 40 km des côtes57(*).

D'autres coûts écologiques sont identifiables et, au premier chef, un coût carbone58(*) qui, s'il est bien meilleur que celui du charbon, du gaz naturel, ou du pétrole59(*), est nettement moins favorable que celui du nucléaire ou de l'hydraulique :

- nucléaire et hydraulique : 6 Kg de CO2/Mwh ;

- éolien terrestre : 14,1 ;

- éolien en mer : 15,6 ;

- solaire : 43.

Enfin, l'analyse des énergies intermittentes ne peut faire l'impasse sur leurs coûts réels, trop souvent minorés dans les présentations officielles, qui doivent notamment prendre en compte, les coûts de raccordements, les coûts de maintenance, les coûts « système », notamment pour l'intégration au réseau et son équilibre. Ces éléments sont développés dans la 3ème partie.


* 51 Jimmy Energy.

* 52 Naarea.

* 53 Newcleo.

* 54 Renaissance fusion.

* 55 « Nous avons constaté que le conflit entre ces deux secteurs (éolien et pêche) restait sans issue », Cour des comptes européenne, Rapport spécial Énergies marines renouvelables dans l'UE. Des plans de croissance ambitieux, mais une durabilité difficile à garantir, septembre 2023, p. 41.

* 56 Jean-Marc Jancovici, Éléments de base sur l'énergie au XXIe siècle, Partie 7 - Les renouvelables.

* 57 https://seashepherd.fr/eolien-en-mer-lurgence-dun-moratoire-pour-preserver-la-biodiversite/

* 58 Base Carbone de l'ADEME.

* 59 Pour une utilisation en centrale électrique, respectivement 1060, 730 et 418 Kg CO2/MWh.

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