B. DE NOMBREUSES INCONNUES S'AGISSANT DES IMPACTS SUR LES COMMERÇANTS ET DU MODÈLE DE TARIFICATION

1. Pour les commerçants, rendre le coût inférieur aux frais des solutions existantes pour assurer le succès du projet
a) Un soutien de principe des commerçants au projet mais des interrogations sur les coûts d'adaptation à court terme

Les associations représentant les commerçants, comme Mercatel et Eurocommerce, ont confirmé auprès des rapporteurs apporter leur soutien de principe au projet d'euro numérique.

Pour les commerçants, l'euro numérique pourrait conduire à réduire les coûts, en offrant une solution alternative à Visa et Mastercard. Si les commerçants européens ont pu bénéficier des baisses de coût liées au plafonnement des commissions d'interchange depuis l'entrée en vigueur du règlement IFR en 2016137(*), ils ont dans le même temps dû subir une hausse très importante des frais payés aux grands schemes internationaux que sont Visa et Mastercard. La Banque de France chiffre ces frais à 1,5 à 3 milliards d'euros par an en zone euro138(*). Une étude publiée début 2024 par la Direction générale de la concurrence européenne note en effet que la moyenne des frais pour les transactions par carte de débit est passée de 0,27 % du montant concerné en 2018 à 0,44 % en 2022. Toutefois, ces chiffres ne refléteraient qu'une petite partie de la réalité, car cette étude a été effectuée sur « des données limitées », Visa et Mastercard n'ayant pas fourni d'éléments précis sur l'évolution de leurs coûts.

L'association Mercatel indique ainsi que l'euro numérique est une solution « susceptible d'enrichir l'offre de paiement » et espère qu'elle permettra « de réduire les coûts supportés par les commerçants mais aussi d'apporter plus de sécurité »139(*). L'association Eurocommerce perçoit également l'euro numérique comme un moyen de combler le « manque d'acteur réellement européen, qui puisse être en compétition avec les schemes internationaux à l'échelle de l'Europe ». Un tel acteur permettrait de « lutter contre l'inflation des coûts des schemes, de permettre aux marchands européens de déployer une solution unique (économie d'investissement) sur l'ensemble des pays de la zone euro, et de donner les moyens aux marchands de mieux négocier »140(*).

Pour autant, les commerçants s'interrogent sur la prise en charge des coûts ponctuels d'adaptation des infrastructures de paiement dans le cas d'une mise en service de l'euro numérique. Il s'agit notamment de savoir si les infrastructures existantes pourront ou non être réutilisées.

Sur ce sujet, la Commission estime, sur la base des données de la BCE, que le coût de la mise à jour des terminaux européens existants pour l'acceptation des codes NFC et/ou QR codes pourrait se situer entre 40 et 75 euros par terminal. La Commission soutient cependant, dans son analyse d'impact, que cette initiative devrait renforcer la concurrence sur le marché des paiements et que « les commerçants de toute l'Europe, y compris de nombreuses PME, en bénéficieront en termes de réduction des coûts et d'innovation. Si l'introduction de l'euro numérique entraînera des coûts ponctuels marginaux, les avantages à long terme, en termes de réduction des frais, découlant d'une concurrence accrue sur le marché des paiements de l'UE, seront supérieurs »141(*).

Ces éléments restent encore à objectiver. Il est d'autant plus difficile aujourd'hui de les évaluer que les canaux d'initiation des paiements en point de vente (carte physique, QR Code, application etc...) ne sont pas encore arrêtés.

b) À long terme, un modèle économique de tarification aux commerçants censé garantir des frais limités

Au-delà de la question des coûts d'adaptation pour la mise en oeuvre de l'euro numérique, les commerçants s'interrogent plus globalement sur le modèle économique de l'euro numérique.

Dans l'état de la proposition, il est prévu l'octroi du cours légal à l'euro numérique142(*). Cette disposition conduit de fait à l'obligation pour les commerçants d'accepter les paiements en euro numérique lorsqu'un client en fait la demande (à l'instar des espèces aujourd'hui).

Toutefois cette obligation d'acceptation serait proportionnée et ne concernerait pas les entreprises de petite taille (constituée de moins de 10 personnes et au chiffre d'affaires inférieur à 2 millions d'euros) n'acceptant pas actuellement des moyens de paiement numériques comparables à l'euro numérique144(*).

Par ailleurs, comme c'est le cas aujourd'hui pour les paiements digitaux, les commerçants devraient rémunérer les prestataires de services de paiement (PSP) et devraient donc payer des frais. La Commission propose de les encadrer via un plafonnement des commissions des commerçants. Les PSP seraient ainsi libres de fixer les commissions, à condition de ne pas dépasser le plafond prévu145(*).

Les rapporteurs saluent le principe de cet encadrement, qui vise à éviter que les paiements en euro numérique ne fassent l'objet, d'une manière injustifiée, d'une tarification excessive qui serait moins avantageuse que celle appliquée aux paiements en monnaie commerciale. Cet encadrement leur apparaît indispensable en contrepartie de l'obligation d'acceptation qui s'imposerait aux commerçants.

De plus, à défaut de cet encadrement, il n'y aurait pas de valeur ajoutée de cette solution de paiement par rapport aux solutions de paiement existantes146(*).

Le calcul de cet encadrement des frais ne paraît pas stabilisé. La méthodologie proposée par la Commission dans sa proposition fait l'objet de critiques de plusieurs États membres, dont la France, tout comme de la BCE. Cette méthodologie prévoit que le plafond soit défini comme le plus faible des deux montants suivants :

- les coûts pertinents supportés par les PSP pour la fourniture de paiements en euros numériques, auxquels s'ajouterait une « marge bénéficiaire raisonnable » ;

- les commissions ou frais demandés pour des moyens de paiement numériques comparables.

Dans son avis juridique147(*), la BCE a exprimé ses réserves sur cette méthodologie et a appelé à clarifier certaines notions, comme celle de « marge bénéficiaire raisonnable », qui apparaissent trop subjectives.

Des clarifications doivent donc être apportées sur la méthode de tarification de l'encadrement des frais appliqués aux commerçants. Il convient de conserver comme objectif d'éviter que l'euro numérique ne représente un coût excessif pour les commerçants.

Recommandation 11 : Garantir que les frais de l'euro numérique pour les commerçants soient inférieurs à ceux des solutions de paiements digitaux existantes.

2. Un modèle controversé mais nécessaire de distribution obligatoire des services de base
a) Le principe d'une gratuité des services de base de l'euro numérique pour les particuliers fait l'objet de controverses

La proposition de la Commission prévoit que les banques doivent fournir les services de base de paiement en euros numériques à titre gratuit148(*). La gratuité des services de base pour les particuliers est motivée par la qualité de « bien public » de l'euro numérique, à l'instar des billets. Pour la distribution de l'euro numérique, les banques se rémunèreraient alors par les revenus tirés des commissions aux commerçants, des commissions entre PSP, et de la possible facturation de « services à valeur ajoutée » aux particuliers.

Cette inscription d'une gratuité dans la distribution des services de base, tout comme l'encadrement des frais pour les commerçants, conduit de fait à une intervention directe sur l'architecture tarifaire. La DG Trésor souligne que « les interventions directes sur le marché doivent être soigneusement évaluées à la lumière de leur nécessité et de leur proportionnalité, afin de garantir un large accès et des conditions de concurrence équitables entre les solutions publiques et privées »149(*). Or, selon la DG Trésor, le marché de l'euro numérique n'existant pas encore, « cette nécessité n'a pas encore été démontrée ». Elle note en particulier que les coûts réels à supporter ainsi que les risques de déploiement et de prix élevés doivent encore être identifiés.

Outre l'intervention sur les prix, le caractère obligatoire de la distribution est aussi dénoncé. L'obligation envisagée pour les banques d'offrir des services de base de paiement numérique en euros pourrait être considérée comme excessive. Les banques devraient pouvoir décider librement si elles veulent ou non être un acteur du marché. Dans le cas contraire, elles pourraient être contraintes d'investir de l'argent dans un modèle commercial non viable et potentiellement non rentable150(*).

b) Une distinction à préciser entre services de base et services à valeur ajoutée

La distinction entre ce qui relève des services de base et ce qui relève des services à valeur ajoutée est sujette à discussions. La liste des services de bases est détaillée dans une annexe de la proposition (Annexe II). Les services de base comprennent ainsi notamment l'ouverture et la clôture d'un compte, la possibilité de consulter les soldes et les opérations, la fourniture d'au moins un instrument de paiement, le chargement et le déchargement à partir d'un compte en euros non numériques ou encore la conversion d'espèces en euros numériques (et inversement).

Les banques souhaiteraient que davantage de services puissent être inclus dans les services à valeur ajoutée. De même, l'association Eurocommerce souhaite que l'annexe sur les services de base soit revue afin que les banques puissent facturer davantage de services, « par exemple les retraits d'espèces ou les dépôts en utilisant l'euro numérique »151(*). L'idée est de permettre aux banques de générer davantage de revenus grâce aux services proposés, et ainsi de pouvoir réduire les coûts s'appliquant aux commerçants.

Les rapporteurs considèrent qu'il est indispensable de garantir la fourniture gratuite des services clés de l'euro numérique. Les services de base devraient inclure tous les services nécessaires pour rendre un compte numérique en euros pleinement fonctionnel. Ceux-ci devraient comprendre la fourniture d'une carte de paiement utilisable pour toutes les transactions, y compris en ligne. Cette possibilité n'est pas clairement inscrite dans l'annexe, qui ne prévoit que l'obligation d'au moins « un instrument de paiement », sans précision.

Recommandation 12 : Assurer la gratuité de la fourniture des services de base de l'euro numérique, en précisant la liste des services compris.


* 137 Règlement (UE) 2015/751 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2015 relatif aux commissions d'interchange pour les opérations de paiement liées à une carte.

* 138 Réponses au questionnaire des rapporteurs.

* 139 Réponses au questionnaire des rapporteurs.

* 140 Réponses au questionnaire des rapporteurs.

* 141 Etude d'impact accompagnant la proposition : “While there will be marginal one-off costs in the onboarding of the digital euro, the long-term benefits in terms of lower fees arising from increased competition in the EU payment market would outweigh them over time”.

* 142143 Article 7.

* 144 Article 9.

* 145 Article 17 (2).

* 146 Pour Mercatel « à titre indicatif, si la carte coûte aujourd'hui entre 0,3 et 0,6 % en moyenne aux commerçants, l'euro numérique avec cours légal et infrastructures publiques européennes ne devrait pas coûter plus de 0,1 % par transaction » (Réponse au questionnaire des rapporteurs).

* 147 Avis de la Banque centrale européenne du 31 octobre 2023 relatif à l'euro numérique.

* 148 Article 14.

* 149 Réponse au questionnaire des rapporteurs.

* 150 Centres for European Policy Network (CEP), Digital euro - Policy Brief, N° 15/2023, 2023.

* 151 Réponse au questionnaire des rapporteurs.

Partager cette page