L'ESSENTIEL
· La santé et les activités médicales, services publics essentiels qui représentent des dépenses publiques de près de 10 % du PIB en France, sont des domaines amenés à être profondément transformés par l'intelligence artificielle (IA).
· La production massive de données de santé et la complexité de leur traitement font de l'IA une aide précieuse pour la pratique médicale.
· Mais en même temps, comme à chaque saut technologique, l'apparition de risques liés aux transformations rapides pose de nombreuses questions. L'IA ouvre en particulier de nouveaux champs d'interrogations sur l'éthique, tant la perspective d'une médecine totalement mécanisée et déshumanisée paraît inacceptable.
· La technologie étant désormais disponible, il est illusoire de penser qu'on pourra échapper aux risques qu'elle comporte par des interdictions. Toute technologie performante est forcément utilisée. L'important est de créer un cadre de régulation pertinent pour l'utiliser le mieux possible. Celui-ci se met en place progressivement. L'adoption de l'AI Act à l'échelle européenne constitue à cet égard une étape importante.
· L'objet du rapport n'est pas de fournir une analyse exhaustive des technologies d'IA mises en oeuvre dans le domaine de la santé mais d'identifier les différents scénarios de déploiement de l'IA, en s'appuyant sur les utilisations déjà existantes ou celles actuellement développées par des startups en lien avec les professionnels de santé.
· Il convient d'éviter un « techno-enthousiasme » excessif, voyant dans l'IA une solution miracle et négligeant les nombreuses adaptations qui seront nécessaires, mais aussi de verser dans le « techno-pessimisme » surestimant les difficultés et les risques.
PREMIÈRE PARTIE
LES PERSPECTIVES PLEINES
DE PROMESSES DE L'IA EN SANTÉ
I. LA SANTÉ, DOMAINE PRIVILÉGIÉ DE DÉPLOIEMENT DE L'IA
A. LA SANTÉ : UN BON TERRAIN POUR L'IA
Le service public de la santé est assuré par une multitude d'acteurs qui produisent d'abondantes données médicales et administratives : médecins, hôpitaux, cliniques, laboratoires, centres radiologiques, caisses de sécurité sociale, équipes de recherche clinique...
À l'échelle de la santé individuelle, la prise en charge du patient nécessite le traitement de très nombreuses variables : outre les informations administratives et financières liées au soin, le parcours du patient se traduit par la collecte de masses de données biologiques ou physiopathologiques (rythme cardiaque, saturation du sang en oxygène), d'images (radiographies, échographies, endoscopies...), de comptes rendus d'examen clinique, de comptes rendus opératoires, de listes de médicaments délivrés, etc. Ces données doivent en outre être suivies dans le temps. La révolution de la génomique ou encore les progrès des connaissances en immunologie conduisent à brasser pour chaque patient des informations de plus en plus précises, nombreuses et complexes avant de poser un diagnostic et de mettre en place un traitement.
À l'échelle collective, l'identification des mécanismes pertinents pour traiter les différentes pathologies, les actions de santé publique destinées à améliorer l'état de santé global de la population ou à prévenir l'apparition de maladies, nécessitent aussi de brasser des quantités considérables de données et de les croiser de manière pertinente, pas seulement dans le champ du soin, mais en prenant aussi en compte des variables d'environnement : exposition aux polluants, modes de vie, comportements.
Le traitement simultané de telles masses d'informations est difficile, voire impossible pour le cerveau humain. Les professionnels de santé n'échappent pas à cette difficulté, que ce soit en recherche ou en pratique clinique. L'informatique classique a fourni une aide précieuse pour surmonter notre incapacité à traiter seuls des informations toujours plus nombreuses et variées. Des outils numériques reposant sur une IA classique, c'est-à-dire l'IA symbolique, basée sur des connaissances et appliquant des règles prédéfinies, permettent ainsi d'améliorer le travail des soignants. Cette technologie d'IA traditionnelle, connue depuis des décennies, gagne en performances avec, d'une part, l'accroissement des capacités de calcul, d'autre part, des algorithmes toujours plus perfectionnés.
Ces dernières années, les technologies d'IA connexionniste, fonctionnant par auto-apprentissage, supervisé ou non, ont permis des avancées spectaculaires en rendant possible la génération automatique de texte ou d'images par ordinateur. Dans un rapport intitulé Systèmes d'IA générative en santé : enjeux et perspectives, adopté le 5 mars 2024, l'Académie nationale de médecine estime que « leurs champs d'applications dans le domaine de la santé sont vastes et peuvent aller de l'aide à la rédaction de notes d'information à la rédaction de thèses ou de projets de programme de recherche »1(*).
Lors de son audition, la Pr Brigitte Seroussi a mis en évidence une tension entre performance et explicabilité des deux catégories d'IA : l'IA symbolique est très explicable mais a des performances limitées (elle ne produit que ce pour quoi elle a été programmée et n'invente rien) tandis que l'IA connexionniste, qui fonctionne par des rapprochements statistiques, est très performante (elle peut donner un résultat sans qu'on l'ait prévu) mais la manière de parvenir à un résultat n'est pas explicable. L'IA générative est capable de produire des contenus étonnants, d'effectuer des rapprochements auxquels on n'aurait pas forcément pensé. Elle libère donc un potentiel créatif numérique qui ouvre des champs nouveaux de réflexion.
* 1 Bernard Nordlinger, Claude Kirchner, Olivier de Fresnoye, Systèmes d'IA générative en santé : enjeux et perspectives, 5 mars 2024.