B. PERFECTIONNER LA JURIDICTIONNALISATION DE LA CNDA AFIN D'EN RENFORCER D'AVANTAGE L'EFFICACITÉ
1. Déployer des outils informatiques sécurisés et adaptés à l'ampleur du contentieux
L'ampleur du contentieux et son évolution tendancielle de plus 5 % par an appelle des outils informatiques adaptés pour traiter ces recours. Deux outils semblent devoir être déployés pleinement et perfectionnés afin de réduire les délais de jugement, en assurant dans le même temps une justice de qualité.
En premier lieu, si le président Herondart a annoncé que les vidéo-audiences sont amenées à disparaître dans l'hexagone avec le déploiement des chambres territoriales, elles seront maintenues en outre-mer, et spécialement à Mayotte à raison de l'essor constant des demandes d'asile, engendrant ainsi un engorgement du système de l'asile. Les vidéo-audiences permettent d'épurer progressivement les stocks et ainsi d'éviter l'organisation d'audiences foraines, qui ont pour effet de rallonger les délais de jugement dès lors qu'elles sont mises en place uniquement lorsqu'un nombre suffisant de demandes est présenté sur le territoire en question.
Pour autant, et alors même que la vidéo-audience risque de s'intensifier en outre-mer, les avocats auditionnés ont fait remonter de nombreux problèmes techniques, ainsi qu'une application partielle du vademecum sur les vidéo-audiences devant la CNDA de novembre 2020, alors qu'il devrait pourtant s'appliquer.
Il apparaît par conséquent nécessaire de s'assurer de la stabilité et de la fiabilité du logiciel utilisé pour les vidéo-audiences, d'autant plus, qu'outre une atteinte à l'égalité des demandeurs devant la justice, les dysfonctionnements du logiciel sont sources de rallongement des délais de jugement. En effet, en application dudit vademecum de novembre 2020, tout incident technique non résolu dans un délai raisonnable entraîne un renvoi de l'affaire à une audience ultérieure. À cette fin, il serait utile que le comité de pilotage82(*) instauré en 2020 et chargé d'assurer le suivi des vidéo-audiences à Lyon et Nancy et d'en faire un bilan tous les six mois, se saisisse également du suivi, à la même fréquence, des vidéo-audiences en outre-mer.
En second lieu, l'autre point d'attention concernant les outils informatiques est l'absence d'utilisation de Télérecours par l'ensemble des avocats devant la CNDA, qui permet de fluidifier les échanges d'informations, de la phase d'instruction au rendu de la décision. Ce logiciel, toujours en phase de test depuis 2020, est pourtant utilisé devant l'ensemble des juridictions administratives de droit commun. Il convient donc d'assurer l'utilisation de ce logiciel pour tous les avocats à horizon 2026, la dématérialisation des échanges devenant une nécessité absolue avec le déploiement de chambres territorialisées de la Cour.
Recommandation n° 4 (Conseil d'État et CNDA) : Déployer les outils informatiques adaptés à la hausse du contentieux, avec la généralisation de l'utilisation de Télérecours pour tous les avocats devant la CNDA à horizon 2026, ainsi qu'un logiciel stable et fiable pour les vidéo-audiences en outre-mer. À cette fin, un audit de l'utilisation pourrait être effectué tous les six mois par le comité de pilotage chargé d'assurer le suivi des vidéo-audiences.
2. Améliorer le fonctionnement des formations de jugement, notamment en augmentant de nouveau le nombre de présidents permanents
Une nouvelle augmentation du nombre de présidents permanents peut répondre au souci d'assurer une jurisprudence harmonisée, dans le contexte d'un déploiement territorial de la CNDA. Porter à 40 le nombre de présidents permanents pourrait dès lors permettre des relais efficaces entre le siège de Montreuil et les chambres territorialisées, ce qui porterait ainsi la proportion de présidents permanents à 18,9 % des effectifs de présidents.
Par ailleurs, la confusion du rôle et du statut du rapporteur nuit à l'efficience de la juridiction et à la qualité des décisions rendues. C'est lui qui possède la meilleure connaissance des faits de l'espèce puisqu'il instruit le dossier et suit la procédure, mais il est écarté de la décision finale dans la mesure où il n'a pas voix délibérative lors du délibéré, tout en devant tout de même rédiger le projet de décision.
La reconnaissance explicite du rôle du rapporteur, en l'intégrant pleinement à la formation de jugement avec voix délibérative lors du délibéré, pourrait également constituer une piste intéressante et qui a été avancée devant votre rapporteur, comme tous les autres membres de la formation. Cet alignement du rôle du rapporteur de la CNDA sur celui des rapporteurs devant les tribunaux et les cours administratives d'appel, proposé de longue date83(*), permettrait ainsi une meilleure harmonisation de la jurisprudence puisque les rapporteurs sont les seuls à pouvoir assurer dans la durée, avec les présidents permanents, une certaine cohérence jurisprudentielle.
Cette évolution ne contreviendrait pas aux stipulations de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, et à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme sur le sujet84(*), dès lors qu'il ne conclut pas son rapport à l'audience, que le Conseil d'État a d'ailleurs considéré comme étant un document préparatoire interne non soumis au contradictoire85(*). Cette décision conduit à positionner le rapporteur à la CNDA bien plus comme un rapporteur de formation de jugement, dont la participation au délibéré n'a d'ailleurs jamais été remise en cause. Concrètement, l'intégration du rapporteur au sein de la formation de jugement peut s'opérer en surnombre, avec voix prépondérante conférée au président86(*). Cette intégration du rapporteur nécessiterait dès lors aussi de revoir leur positionnement par rapport au chef de chambre, ainsi que le rôle de ce dernier. Enfin, cette nouvelle place du rapporteur suppose bien évidemment un renforcement de ses connaissances juridiques et contentieuses, avec des formations plus régulières.
Cette clarification du rôle et du statut du rapporteur pourrait aussi être bénéfique pour la gestion des ressources humaines. La valorisation du rôle du rapporteur peut répondre dans une certaine mesure aux frustrations qui peuvent naître chez les rapporteurs les plus expérimentés, en leur offrant de vraies perspectives de carrière. La création d'un corps spécifique de catégorie A propre à la CNDA pourrait être à terme une solution afin de palier la grande mobilité des rapporteurs, si cette mesure d'intégration à la formation de jugement ne suffisait pas à fidéliser et stabiliser les recrutements.
Recommandation n° 5 (pouvoir législatif, puis Conseil d'État et CNDA) : Porter à 40 le nombre de présidents permanents pour assurer une cohérence jurisprudentielle dans le contexte de déploiement des chambres territorialisées.
3. Rendre les formations initiales obligatoires et les adapter davantage à l'oralité de la procédure et à la vulnérabilité particulière des demandeurs
L'absence de formation obligatoire pour les présidents vacataires et les assesseurs CE est d'autant plus dommageable que ces juges pourront, au bout de six mois, siéger en formation à juge unique, et seront dès lors confrontés seuls aux requérants. Par suite, le maintien de la qualité des décisions juridictionnelles de la CNDA ne pourrait se passer d'une formation obligatoire dans le contexte de la généralisation du juge unique. Une formation spécifique d'au moins deux journées devrait d'ailleurs être mise en place à l'issue des six mois pour tous les juges ayant vocation à siéger de façon imminente en juge unique, avec des modules spécifiques pour apprendre comment communiquer au mieux avec le justiciable, afin d'adapter son mode de communication, et gérer une situation d'audience publique seul. La CNDA pourrait s'inspirer des formations dispensées à l'École nationale de la magistrature (ENM), qui prévoient en 2024 pour la formation des auditeurs de justice un pôle « communication judiciaire » sur 35 demi-journées87(*).
Plus généralement, l'ensemble des formations des rapporteurs et des juges de l'asile doivent être amplifiées sur des sujets importants et déterminants du point de vue de la conduite d'audience, tels que le questionnement intime, la vulnérabilité, l'interculturalité, dans l'objectif d'une utilisation efficace du temps restreint alloué à l'audition des demandeurs. Il apparaît aussi que les formations à la CNDA ne développent que peu la question des traumatismes subis par les demandeurs d'asile, alors que les assesseurs HCR sont quant à eux formé en interne sur les psycho-traumas, lors d'une session annuelle faisant intervenir des experts. A contrario, ces assesseurs sont peu formés sur les questions de déontologie propres à la juridiction et aux spécificités du travail juridictionnel.
Par suite, les formations continues proposées par la CNDA, par le biais des conférences géopolitiques et des cafés d'actualité délivrés par le CEREDOC de la CNDA gagneraient à être dématérialisées afin de permettre de toucher un public plus large de juges, qui ne sont pas présents à la CNDA tous les jours. Cette dématérialisation des formations sera d'autant plus nécessaire dans le cadre de la territorialisation de la Cour, pour ne pas exclure de facto les juges siégeant dans les chambres territoriales, sans les obliger à venir à Montreuil uniquement pour ces formations continues.
Enfin, la Cour pourrait s'appuyer sur le HCR pour faire évoluer son offre de formation. Sur ce point, il ressort des échanges avec le HCR que des discussions sont en cours avec la présidence de la CNDA, qui pourraient se matérialiser par un partenariat formel, sur le fondement de l'article 4 de l'accord-cadre de coopération entre le HCR et le gouvernement de la République française du 4 février 2008, relatif à la coopération avec la CNDA, qui prévoit que « les détails de cette coopération seront arrêtés par un accord spécifique entre la CNDA et le HCR ». Ce futur protocole d'accord pourrait donc prévoir une participation plus accrue du HCR à toutes les formations de la Cour88(*), notamment par voie dématérialisée en vue de la territorialisation.
Recommandation n° 6 (Conseil d'État, CNDA et HCR) : Imposer une formation initiale obligatoire à tous les nouveaux juges siégeant à la CNDA, adapter le contenu des formations initiales et continues à l'oralité et à la vulnérabilité particulière des demandeurs d'asile, lesquelles formations pourraient également être davantage dématérialisées et réalisées en partenariat avec le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Une formation spécifique d'une journée au moins pourrait utilement conditionner la possibilité de devenir juge unique.
* 81 Les interprètes sont aussi soumis à une prestation de serment en application de l'article R. 532-41 du CESEDA, qui est un préalable avant toute intervention à la Cour.
* 82 Il est composé de représentants de la CNDA, de la profession d'avocat, d'interprètes, de médecins et d'experts des techniques audio-visuelles.
* 83 Rapport d'information n° 1879 (Quatorzième législature) du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l'évaluation de la politique d'accueil des demandeurs d'asile, présenté par Mme Jeanine Dubié et M. Arnaud Richard.
* 84 CEDH, 7 juin 2001, Kress c. France, n° 39594/98 et CEDH, Grande chambre, 12 avril 2006, Martinie c. France, n° 58675/00.
* 85 CE, 14 novembre 2018, Syndicat indépendant du personnel du Conseil d'État et de la Cour nationale du droit d'asile, n° 421097, Mentionné aux tables du recueil Lebon.
* 86 Le comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques de l'Assemblée nationale avait proposé en 2014 d'intégrer le rapporteur à la formation de jugement sans modifier le nombre de juges au sein de la formation de jugement, ce qui impliquait de supprimer la présence des assesseurs CE.
* 87 Programme pédagogique des auditeurs de justice de l'ENM, février 2024.