EXAMEN EN COMMISSION
M. Jérôme Durain, président. - Nous procédons aujourd'hui à l'examen du projet de rapport de la commission d'enquête sur l'impact du narcotrafic en France et les mesures à prendre pour y remédier.
Je tiens tout d'abord à remercier chaleureusement l'ensemble des membres de cette commission pour leur disponibilité, chacun s'étant investi dans la mesure de ses possibilités compte tenu d'un calendrier de travail assez particulier depuis le mois de novembre.
Nous avons mené un travail pluraliste, animé par la recherche du consensus et du pragmatisme, en essayant de nous tenir à l'écart de mauvaises controverses sur un sujet complexe et de mener notre mission dans des conditions propices à l'analyse et la réflexion.
Nos travaux ont été très suivis par la presse et le grand public : plusieurs vidéos d'auditions ont dépassé les 300 000 vues sur YouTube et, sur Instagram, un extrait de l'audition d'Alain Bauer a été vu à ce jour plus de 400 000 fois.
Au total, nous avons mené 73 auditions, entendu 175 personnes et effectué plusieurs déplacements, notamment en Seine-Saint-Denis, au Havre, à Verdun, à Commercy, à Valence, à Dijon, au Creusot, à Lyon, à Marseille et à Anvers.
Le droit de communication a été largement exercé. Ainsi, plus de 2 500 pièces ont été reçues de la part d'une centaine d'administrations, de juridictions, d'associations, d'acteurs privés ou de personnes entendues, majoritairement sur la demande du rapporteur, parfois sous la forme d'un envoi spontané.
Les contacts avec les cabinets ministériels et certaines administrations n'ont pas toujours été simples, mais nous avons réussi à faire valoir les prérogatives que l'ordonnance de 1958 confie aux rapporteurs des commissions d'enquête. Certaines des pièces obtenues ont constitué des apports substantiels aux travaux de notre commission, notamment sur l'état du narcotrafic en outre-mer et sur l'action de notre pays en Europe et à l'international.
Il me revient de vous rappeler les règles de procédure applicables à la présente réunion. Il a été demandé aux membres de la commission de déposer leurs téléphones portables à l'extérieur de la salle pour préserver la parfaite confidentialité de nos échanges et, surtout, du contenu du rapport. Il est du devoir de chacun d'entre vous de contribuer au secret de nos travaux jusqu'à la publication de nos conclusions. Ces règles strictes permettent de ne pas risquer de voir le contenu de nos réflexions divulgué de manière anticipée.
Le rapport est sous embargo strict pendant vingt-quatre heures. Durant cette période, il ne peut être consulté qu'aux fins de solliciter la réunion du Sénat en comité secret, c'est-à-dire une réunion à huis clos pour statuer sur la publication ou la non-publication de l'ensemble du texte ou de certains passages.
Notre rapport sera publié le 14 mai prochain, date à laquelle les résultats de nos travaux seront présentés en conférence de presse. D'ici là, rien ne doit filtrer à l'extérieur, ce qui proscrit toute communication à la presse, à des tiers ou sur les réseaux sociaux.
Tous ceux qui contreviendraient à cette règle s'exposeraient à des sanctions fondées non seulement sur notre règlement - le président Larcher a rappelé à plusieurs reprises l'interdiction absolue d'une publicité anticipée, même de quelques minutes, sur les rapports ou les conclusions des commissions d'enquête -, mais aussi sur le code pénal, dont l'article 226-13 prévoit des peines d'emprisonnement en cas de divulgation dans les vingt-cinq ans, voire dans les cinquante ans, de toute information relative à une partie non publique des travaux d'une commission d'enquête.
Veillons à respecter ces règles, pour des raisons à la fois juridiques et institutionnelles. En effet, les fuites amoindriraient la portée de nos travaux.
La consultation du rapport a eu lieu au cours de la semaine du 29 avril. Des exemplaires numérotés et nominatifs vous ont été distribués contre émargement ; il vous sera demandé de les restituer à la fin de la réunion.
Après l'exposé du contenu du rapport, je céderai la parole à ceux d'entre vous qui souhaiteraient s'exprimer pour un propos liminaire. Nous procéderons ensuite à l'examen des propositions de modification qui ont été déposées la semaine dernière. Elles ont été distribuées sous la forme d'une liasse, avec un ordre de numérotation et d'examen correspondant à celui de leur insertion projetée au sein du rapport.
Après le vote sur ces propositions, nous voterons sur les recommandations, puis sur le titre du rapport. Nous voterons enfin sur son adoption et sa publication.
Il est possible pour les groupes politiques de présenter une contribution qui sera annexée au rapport ; elle doit être d'une longueur raisonnable. Le délai limite pour leur dépôt est fixé au 10 mai, à 12 heures.
Enfin, je vous propose que le compte rendu de la présente réunion soit, lui aussi, annexé au rapport de la commission d'enquête.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Le fructueux travail que nous avons accompli au sein de cette commission a abouti à l'élaboration d'un rapport, que nous avons proposé d'intituler « Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic ».
Nous considérons que la France se trouve aujourd'hui dans une situation particulièrement préoccupante compte tenu du développement du narcotrafic. En tout cas, elle fait face à un risque majeur, ce qui implique un sursaut. Désormais, les narcotrafiquants sont organisés et puissants : de fait, ils tendent à la République un certain nombre de pièges, dont les médias se font régulièrement l'écho. Cela appelle des réactions de la part de nos institutions.
Le rapport vise tout d'abord à faire prendre la mesure d'une réalité : aujourd'hui, notre pays est submergé par le narcotrafic. Nous avons tenu à utiliser le terme de « submersion », eu égard à l'importance des quantités de drogue qui déferlent sur le territoire hexagonal, mais aussi, et surtout, dans les Antilles et en Guyane.
Ma première observation porte sur l'état du narcotrafic dans le monde, qui évolue constamment. La production mondiale de drogue est très importante : je pense au cannabis, mais aussi à la cocaïne, dont la production augmente de façon considérable. On observe également une production grandissante de drogues de synthèse, dont la consommation provoque de graves problèmes de santé.
Hélas, on fabrique de plus en plus de drogues de synthèse en Europe. Les cartes présentées dans notre rapport montrent la densité très importante de laboratoires produisant de telles drogues en Europe de l'Est ainsi qu'en Belgique et aux Pays-Bas ; or certains de ces produits sont particulièrement dangereux, comme le PTC, ou « pète ton crâne », et la cocaïne rose, qui se révèle être un véritable fléau.
Ma deuxième observation concerne les routes du narcotrafic. Comment les drogues sont-elles acheminées jusque chez nous ? Les moyens de transport sont divers : sous-marins en provenance d'Amérique du Sud, développement du transport aérien, usage de voies maritimes et terrestres. Lorsqu'on réussit à contraindre, freiner ou supprimer l'accès au territoire européen par un certain nombre de routes établies, les réseaux de narcotrafiquants, qui font preuve d'une créativité permanente en la matière, trouvent immédiatement une échappatoire.
Bien sûr, les routes les plus importantes sont identifiées : elles passent par l'Afrique de l'Ouest et les territoires d'outre-mer, lesquels sont devenus des zones de rebond. En Amérique du Sud, la mise en place de procédures extrêmement contraignantes de lutte contre le narcotrafic, notamment depuis le Suriname, a entraîné des reports de trafics en Guyane. Lorsque nous avons nous-mêmes imposé des contrôles drastiques dans les aéroports de ce territoire, le trafic s'est mécaniquement reporté en Guadeloupe et en Martinique.
Ma troisième observation a trait à la mobilité des trafiquants eux-mêmes, au-delà de celle des produits et de la versatilité des voies d'accès. Ces derniers profitent pleinement de la mondialisation des échanges. Ils sont à la tête d'un système purement libéral : ils ont créé des entreprises qui, comme toutes les autres, produisent des biens destinés à être consommés. Entre les producteurs, les consommateurs et les organisateurs de ces entreprises, il existe toute une série d'intermédiaires et de prestations de services.
Les entreprises du narcotrafic exploitent le régime libéral et capitaliste. Elles pratiquent une forme de taylorisme, conduisant à identifier les éléments constitutifs du fonctionnement de l'entreprise - transport, transformation, distribution, etc. - pour, ensuite, rechercher à tout crin une maximisation de la rentabilité. Les structures créées par les narcotrafiquants s'inscrivent dans un business de la mondialisation. Les réseaux internationaux - par exemple albanais, marocains et brésiliens - contribuent à l'organisation de ces entreprises sur l'ensemble de la planète.
Une telle mobilité est favorisée par la possibilité qu'ont les trafiquants de s'installer ou de placer leurs avoirs sans crainte dans un certain nombre de pays bien identifiés, comme le Maroc, dans certaines villes comme Marbella ou dans l'émirat de Dubaï, où ils se sentent protégés. Dans ces lieux, ils échangent entre eux, perfectionnent leurs entreprises, mutualisent les prestations et améliorent les performances financières des réseaux de trafic.
Ma quatrième observation est la suivante : ces organisations ont un caractère absolument impitoyable. Je le disais, il s'agit de créer une entreprise capitaliste, de produire, d'approvisionner, de vendre, de pratiquer le taylorisme, la sous-traitance et parfois même la délocalisation.
Cette observation qui porte sur le trafic à l'échelle mondiale est tout aussi frappante lorsqu'on analyse l'évolution du narcotrafic sur le territoire français ; dans le monde comme sur notre territoire, on assiste à l'explosion de la violence et de la corruption au service de l'augmentation du chiffre d'affaires. Cette violence n'a aujourd'hui plus de limites : on peut prendre l'exemple de la Mocro Maffia qui, s'étant installée en Belgique et aux Pays-Bas, menace les plus hautes autorités de l'État, comme des membres du gouvernement ou les familles royales, et commet des crimes de sang contre des avocats ou des journalistes.
Bref, nous avons affaire à un système économique très performant, protégé par une violence atteignant des niveaux que nous ne connaissions pas jusqu'à présent. Les entreprises de narcotrafic, contrairement à celles du secteur économique classique, ont une très grande capacité d'adaptation : elles s'affranchissent de toute réglementation, de toute loi ; elles ont une liberté absolue. C'est en s'appuyant sur la violence qu'elles développent des activités rentables.
Ma cinquième observation concerne les opérations de blanchiment tentaculaire auxquelles les entreprises de narcotrafic se livrent au moyen d'un vaste éventail de procédés. La première étape, parfaitement identifiée, est celle de la réutilisation directe des fonds, sans passer par le blanchiment. En France, le chiffre d'affaires estimé du narcotrafic s'établit entre 3,5 et 6 milliards d'euros. Il est essentiellement constitué de petits achats quotidiens réalisés avec de petites coupures. Or ces masses d'argent très importantes sont parfois réinjectées directement dans l'économie, moyennant des commissions et des décotes, dans des secteurs qui ont besoin de numéraire. Tel est le cas de ceux qui font appel au travail dissimulé, au titre duquel les employés sont rémunérés en espèces : c'est là un exemple de la réutilisation immédiate du produit du narcotrafic.
Nous avons également étudié ce que nous avons appelé le « blanchiment de proximité », réalisé via les commerces locaux : coiffeurs, kebabs, ongleries, magasins de téléphonie divers, etc. Souvent, ces commerces sont ouverts au nom d'un proche ; grâce au paiement de faux loyers et de fausses factures, ils permettent de blanchir une partie du produit du narcotrafic.
Autre phénomène bien identifié : la hawala. Il s'agit d'un système très ancien qui, originellement, a permis d'échanger des marchandises et de développer le commerce dans des régions ou des secteurs particulièrement peu sûrs. Ce phénomène perdure, mais il se double aujourd'hui d'un blanchiment financier internationalisé, qui utilise les dispositifs classiques de fraude et s'appuie sur des intermédiaires peu scrupuleux, souvent installés dans des paradis fiscaux, et des cryptoactifs.
Il reste un certain nombre d'incertitudes quant au lien entre le narcotrafic et le terrorisme. Le ministre de l'économie et des finances a affirmé devant notre commission que ce lien était bien réel. Toutefois, lorsque nous lui avons posé des questions plus précises, il s'est montré moins affirmatif...
Il est certain que nous devons rester vigilants. Entre terrorisme et narcotrafic, il existe sans doute une communauté d'intérêts pour un certain nombre de filiales, mais ces liens restent en France opportunistes, involontaires et fortuits. Nous savons que les narcotrafiquants s'appuient sur les réseaux d'armes pour assurer leurs activités : sont-ce les mêmes réseaux qui alimentent le terrorisme ?
Notre rapport révèle que la France se trouve dans le piège du narcotrafic ; elle est « en overdose ». Longtemps, nous avons pensé que le narcotrafic était organisé autour de spécialités et de savoir-faire propres aux pays étrangers, notamment sud-américains. Ainsi, nous estimions que la France ou l'Europe ne pouvaient pas connaître le même phénomène.
La réalité est bien différente : aujourd'hui, des groupes dangereux se sont organisés sur le territoire national, qu'ils occupent entièrement - métropoles, villes moyennes et zones rurales. Nous avons repéré un certain nombre de points chauds, comme notamment les outre-mer et les ports, à l'instar de celui du Havre, où transitent les produits en provenance d'Amérique du Sud.
À une autre échelle, aux points de deal s'ajoutent des centres d'appel, relevant d'une organisation locale et nationale particulièrement performante. Nous sommes passés de la tournée de lait ou de pain que connaissaient nos campagnes à la « tournée de deal ». Je le répète, ces phénomènes se sont accompagnés d'un développement considérable des violences et de la corruption.
Nous avons particulièrement insisté sur les outre-mer, qui sont devenus une zone de rebond. Situés aux portes de l'Europe, ce sont des lieux de transit et de stockage où les réseaux mafieux se développent. Comme dans l'Hexagone, les trafiquants usent de la violence : la population locale en souffre ; elle se sent submergée, et même abandonnée. L'Europe se protège en érigeant des barrières : dès lors, les produits stupéfiants stagnent dans les outre-mer, où ils sont gérés, surveillés et financés, ce qui engendre une situation dramatique.
Par ailleurs, nous avons beaucoup parlé de l'ubérisation du narcotrafic. Les trafiquants s'adaptent à la répression - là encore, ils font preuve d'une très grande mobilité. Pour y parvenir, ils procèdent à des recrutements de mineurs qui complexifient l'action des services répressifs. Il s'agit parfois de mineurs étrangers, qui se retrouvent exploités et victimes de violences insupportables. Comme dans toute entreprise fonctionnelle et moderne, le travail se fait à flux tendu, sans stockage de produit ni d'argent. La drogue, acheminée en petites quantités, est immédiatement vendue ; le produit disparaît aussi rapidement qu'il est arrivé dans les poches des dealers.
Les violences que nous observons sont graves et sans limites. Elles résultent de rivalités entre territoires et de pratiques de vol entre entreprises de narcotrafic concurrentes : dans un port, il arrive qu'une équipe vienne capter une marchandise acheminée pour le compte d'une autre.
On estime entre 80 et 90 % le nombre de règlements de comptes découlant du narcotrafic. En réalité, on repère peu de violences entre les têtes de réseaux, mais on en dénombre beaucoup au sein même des réseaux, entre « moyens couteaux » rivaux et contre tous ceux qui gênent le petit trafic au quotidien. À cet égard, on a parlé de « scènes de guerre » et de « narcoterrorisme ». Nous avons aussi mis en lumière les prises de pouvoir dans des barres d'immeubles, voire dans des quartiers entiers.
Ma sixième et dernière observation nous renvoie à une question : la prison est-elle vraiment un moyen de lutte efficace, dès lors qu'un grand nombre d'acteurs des entreprises de narcotrafic la considèrent désormais comme un simple risque du métier ? Pire encore, les trafiquants peuvent continuer à exploiter leur entreprise depuis leur cellule, au travers de moyens de communication avec l'extérieur, comme l'ont confirmé de nombreuses auditions.
M. Jérôme Durain, président. - J'appelle votre attention sur différents points qui sont autant de failles de la réponse publique au narcotrafic. Notre rapport reprend une expression utilisée à de nombreuses reprises par les personnes entendues : le sentiment éprouvé est celui de « vider l'océan à la petite cuillère ».
Premier point : sur le terrain, nous observons une mobilisation de tous les instants d'un certain nombre d'acteurs - policiers, gendarmes et douaniers -, mais des failles béantes persistent dans notre dispositif répressif, d'abord au niveau de la coopération internationale.
Face à un narcotrafic mondialisé, la coopération entre États a pris du retard et l'état actuel du droit international ne permet pas de contraindre les pays qui se montrent non coopératifs. Bien sûr, nous disposons de magistrats de liaison, d'attachés douaniers et d'attachés de sécurité intérieure qui font vivre les coopérations judiciaire, douanière et policière. Malgré quelques réussites - je pense au cas de la Colombie -, des blocages subsistent avec certains interlocuteurs, comme le Maroc et Dubaï.
Europol et Eurojust sont des éléments satisfaisants de l'architecture institutionnelle de l'Union européenne, sans oublier le succès qu'a constitué le démantèlement des plateformes de communications cryptées EncroChat et Sky ECC. Reste que nous devons parfaire un certain nombre d'éléments. Le cadre législatif européen, dans certains de ses aspects, obère la coopération et reste assez contraignant ; je pense à la question de l'accès aux données de connexion. Quant au paquet européen destiné à améliorer le recueil de preuves sur les grandes plateformes numériques, il n'entrera en vigueur qu'en 2026, ce qui laisse aux trafiquants le temps de s'organiser.
Deuxième point : les territoires d'outre-mer nous semblent être « abandonnés » par l'État. C'est là une formule un peu brutale, mais étayée par les faits. Nous ne nous sommes pas rendus en outre-mer, faute de temps, mais nous savons que la dégradation de la situation sécuritaire en Guyane et aux Antilles ne date pas d'hier.
Le plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des « mules », lancé en 2019, est loin d'avoir produit les effets escomptés. Il y a à cela des raisons liées aux moyens humains : l'augmentation des effectifs de douaniers et de magistrats en poste dans les outre-mer ne suffit pas à faire face à l'intensification du trafic de stupéfiants et à la violence qui en découle. Ce sous-dimensionnement ne permet ni d'exploiter l'ensemble des renseignements disponibles, ni d'absorber la charge des investigations induites, ni de lutter contre la délinquance économique et financière liée au trafic de stupéfiants.
De même, les moyens techniques sont notoirement insuffisants, tant en matière d'enquête que de surveillance. À titre d'illustration, l'aéroport international Félix Éboué, en Guyane, n'a été que très récemment doté d'équipements de base pour assurer les contrôles, à savoir les scanners à rayons X pour les bagages et les scanners à ondes millimétriques destinés à déceler les drogues transportées sous les vêtements. Quant aux aéroports antillais, ils ne disposent toujours pas de tels équipements.
Cela pose un véritable problème, car jusqu'à la moitié des passagers d'un vol en provenance de Guyane peuvent être des passeurs. Sur cet aspect de la répression, nous avons vingt ans de retard par rapport aux Pays-Bas et leur « 100 % contrôle ».
Par ailleurs, nous déplorons l'efficacité insuffisante du démantèlement des filières. La lutte contre l'embolisation des services en outre-mer, celle-ci étant réelle, se fait peut-être au détriment de procédures plus longues. Du reste, notre politique répressive est davantage tournée vers la protection de l'Hexagone que des outre-mer, justifiant ainsi le sentiment d'abandon des habitants, des élus et de la chaîne pénale dans ces territoires.
Troisième point : au-delà de la situation spécifique des outre-mer, les services en charge de la lutte contre le narcotrafic sont pleinement mobilisés et investis, mais ils sont négligés et sous-dotés.
L'augmentation des effectifs dans les services de sécurité intérieure n'est pas en adéquation avec le niveau du narcotrafic, désormais présent dans l'ensemble des territoires. Les services sont engorgés par les opérations sur la voie publique, au détriment du démantèlement des réseaux.
Il existe aussi des difficultés d'ordre technique : les trafiquants profitent pleinement des nouvelles technologies, en particulier des réseaux cryptés, alors que les services d'enquête accusent un retard technologique. Ce décalage, inquiétant et significatif, marque un écart entre le discours du ministère de l'intérieur sur les techniques spéciales d'enquête - géolocalisation et interception des télécommunications - et la réalité du terrain, où l'on déplore le manque net de matériel sophistiqué comme les keyloggers.
Concernant les moyens humains, on constate une perte d'attractivité de la filière investigation, ce qui nourrit la plus grande inquiétude pour la lutte contre le narcotrafic, d'autant que la réforme de la police judiciaire pourrait aggraver la désaffection des policiers pour l'enquête.
À ces failles matérielles s'ajoute un sujet juridique : une grande partie des hommes et des femmes quotidiennement engagés sur le terrain dans la lutte contre le narcotrafic sont davantage préoccupés par leur sécurité juridique que par leur propre intégrité physique. Le cadre actuel de la gestion des sources, du recours aux collaborateurs de justice - c'est-à-dire les repentis -, des enquêtes sous pseudonyme et des infiltrations sont autant de sources d'insécurité ou d'entrave à l'action des policiers et des gendarmes.
Faute de moyens, en concentrant l'action sur le bas du spectre, on ne se permet pas de toucher les têtes de réseau. On aboutit ainsi à une saturation liée au traitement des « petites mains » interpellées dans le cadre des opérations menées sur la voie publique, telles que les opérations « place nette ».
Enfin, des difficultés concernent les douanes, celles-là mêmes qui se trouvent en première ligne pour appréhender deux caractéristiques du narcotrafic : sa matérialité et sa territorialité. Les effectifs demeurent insuffisants dans les ports et les aéroports ; nous appelons particulièrement l'attention sur la question des ports secondaires, vers lesquels les flux commencent à se reporter en réaction à la sécurisation des grandes infrastructures.
S'agissant de l'autorité judiciaire, nous faisons le même constat : celui d'une faiblesse des moyens matériels et humains. Les renforts sont obsolètes dès le moment où ils sont annoncés ; cela a été très bien documenté à Marseille. Certes, les moyens sont réévalués, mais, parallèlement, le nombre de dossiers en stock liés à la criminalité organisée s'est accru de 21 % et le nombre de règlements de comptes de 91 % entre 2022 et 2023 ! Cela conduit à des situations peu admissibles : à Valence par exemple, faute d'effectifs suffisants et de temps d'audience disponible en cour d'assises, des violences assimilables à des actes de barbarie sont traitées en comparution immédiate.
Dans notre rapport, nous avons évidemment parlé des opérations « place nette XXL » car elles sont la dernière déclinaison de la stratégie de « harcèlement » des points de deal lancée par le Gouvernement en 2019. S'agit-il de simples outils d'ordre public ou doit-on y voir la pierre angulaire de la lutte contre le narcotrafic ? Ces opérations permettent-elles réellement de démanteler les réseaux ou conduisent-elles seulement à appréhender les « petites mains » du trafic ?
Les résultats chiffrés paraissent très limités : les saisies de drogue autre que le cannabis sont très faibles - moins de 40 kilogrammes de cocaïne - et à peine quelques millions d'euros ont été interceptés, alors que 50 000 gendarmes et policiers étaient mobilisés. Les résultats des opérations « place nette XXL » ne sont pas meilleurs, avec à peine 18 kilogrammes de cocaïne saisis.
Les résultats judiciaires sont particulièrement décevants : seules 728 personnes ont été déférées dans le cadre d'opérations qui concernaient des cibles judiciaires pré-identifiées ou des cas de flagrance. Notre rapport révèle que les parquets n'ont pas été associés aux lancements des opérations « place nette », ce qui explique bien des choses. La commission d'enquête a surtout montré que ces dernières étaient moins efficaces que les opérations dites « de pilonnage » qui, en 2023, avaient permis de saisir 425 kilogrammes de cocaïne, 1 268 armes et 13,7 millions d'euros d'avoirs criminels.
Autre question importante, le démantèlement des points de deal se traduit par un report vers d'autres formes de trafics encore plus difficiles à détecter : commandes par messageries cryptées, livraisons postales, « Uber shit » et « Uber coke », etc. Cela pose la question de l'articulation entre les opérations menées et les enquêtes judiciaires et patrimoniales, qui nous semblent être les seules à même de remonter une filière et de faire durablement tomber les réseaux.
Quatrième point : les règles de droit laissent des failles dont profitent les narcotrafiquants. Je citerai, en matière juridique, l'exposition des méthodes d'intervention des services répressifs les plus sensibles aux trafiquants grâce à une utilisation dévoyée du principe du contradictoire ; le périmètre incomplet des règles dérogatoires applicables aux infractions de la criminalité organisée ; le caractère inabouti de la spécialisation et de la professionnalisation de la chaîne pénale en matière de crime organisé ; l'utilisation dolosive de certaines règles du code de procédure pénale.
Je tiens à insister sur la nécessité de lutter contre le narcotrafic en prison. Notre système carcéral ne permet pas un traitement spécifique des narcotrafiquants incarcérés. Alors que de nombreux téléphones circulent en prison, les dispositifs de brouillage demeurent imparfaits, sans que l'on sache si ces difficultés tiennent à de réels obstacles techniques ou à une volonté d'acheter la paix civile. En tout état de cause, il faudra remédier à cette situation.
La corruption, enfin, est difficile à détecter autant qu'à réprimer. Si nous avons constaté que ce phénomène prenait de l'ampleur, il est à la fois difficile à estimer et peu documenté, notamment dans les administrations généralistes, si bien que la France a pris du retard dans la répression de la compromission de ses agents publics et privés.
Cinquième point : l'organisation et le droit sont inadaptés à la réalité d'un blanchiment endémique. Je suis convaincu que la lutte contre les flux financiers issus du trafic de stupéfiants et la confiscation des avoirs criminels constituent le nerf de la guerre. Or les saisies et les confiscations demeurent trop peu nombreuses, et à la fin des travaux de cette commission, nous constatons que, si différentes opérations « écrans » sont bien identifiées - acquisition de sociétés locales, travail dissimulé, mise à disposition de prête-noms, envoi des fonds à l'étranger -, personne ne sait vraiment où va l'argent.
Il en résulte une décorrélation très forte entre le chiffre d'affaires issu du narcotrafic - estimé à 3,5 milliards d'euros en fourchette basse - et le montant des saisies liées au narcotrafic - 117 millions d'euros en 2023 pour les policiers et les gendarmes. Le Gouvernement se prive donc d'une manne qui pourrait s'élever à plusieurs centaines de millions d'euros et permettrait, notamment, de financer les politiques répressives dont nous avons besoin.
Sixième point : les acteurs sont éparpillés, « façon puzzle », au niveau central comme local. Aucune unité de commandement n'est véritablement dédiée à la lutte contre le narcotrafic. L'Office anti-stupéfiants (Ofast) ne dispose pas toujours des moyens suffisants pour assumer ce rôle. De nombreuses difficultés de coordination, d'ignorance réciproque, de chevauchement de compétences, voire de rivalités entre services nous ont été rapportées.
Nous avons également relevé le manque d'association des partenaires de terrain que sont les élus locaux ou les bailleurs sociaux et, surtout, les difficultés de positionnement de l'Ofast vis-à-vis d'autres acteurs majeurs de la lutte contre le narcotrafic, en dépit de la qualité et de la mobilisation de ses effectifs, en raison notamment de la très grande autonomie de certains de ses partenaires - comme la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED).
L'éparpillement prévaut également dans le renseignement. Si certains membres du Gouvernement nous ont indiqué qu'il était nécessaire de traiter le narcotrafic de la même manière que le terrorisme, force est de constater que le paysage du renseignement est particulièrement flou, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) étant aux abonnés absents et les services de renseignement du premier cercle - Tracfin et la DNRED - étant paradoxalement concentrés à Bercy.
Ces discordances donnent le sentiment d'une vision d'ensemble désarticulée. Nous estimons d'ailleurs que le projet de nouveau plan national de lutte contre les stupéfiants, dit « plan stups », dont nous avons eu communication, est désincarné, car aucun acteur ne se voit assigner un rôle clair ; il est également famélique et presque en recul par rapport au « plan stups » de 2019.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Dans la troisième partie du rapport sont formulées 35 propositions, découlant des trois orientations prioritaires que nous avons retenues : donner un rôle clair à chaque acteur en identifiant des chefs de file pour éviter les redondances, adapter la procédure pénale à l'ingéniosité des criminels et lutter contre la corruption qui pervertit les fondements mêmes de la puissance publique - étant rappelé que ces axes sont financés grâce à une lutte implacable contre le blanchiment qui rapportera à l'État. Je me bornerai à indiquer les domaines d'action que nous avons identifiés.
Le premier domaine d'action est l'international avec, en particulier, une réponse de l'Europe trop lente face au narcotrafic. Nous devons faire des efforts supplémentaires, en particulier en matière d'utilisation de l'intelligence artificielle, pour traiter les données. Au regard de la quantité de données qu'emporte le décryptage de communications, il s'agit pourtant d'un outil essentiel.
L'Europe doit par ailleurs faire pression sur la Chine pour faire avancer la coopération, notamment en matière de lutte contre le blanchiment. Il nous faut également renforcer la coopération avec les États d'Amérique du Sud ainsi qu'avec Dubaï. Nous proposons également que la France se dote d'une compétence universelle, qui lui permettrait, par exemple, d'arraisonner un bateau sans avoir à obtenir l'autorisation du pays dont il bat pavillon, car certains pays, comme la Pologne, ne répondent pas à nos sollicitations.
Le Centre opérationnel d'analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants (MAOC-N) montre qu'une coopération renforcée est possible et souhaitable. En tout état de cause, il nous faut aller vers davantage de coopérations avec nos partenariats internationaux et européens.
Le deuxième domaine d'action est l'outre-mer, où les stupéfiants dont nous bloquons l'importation vers l'Hexagone produisent de véritables ravages. Nous proposons d'instaurer le contrôle à 100 % dans les aéroports de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane et d'engager des actions spécifiques pour lutter contre le recours aux « mules », en particulier la possibilité de procéder à des interdictions de vol non plus seulement sous la forme d'une décision administrative, mais aussi sous la forme d'une décision judiciaire dont la durée pourrait être plus longue.
Le troisième domaine d'action concerne la sécurité des infrastructures portuaires, sachant qu'entre 800 et 1 000 tonnes de cocaïne sont introduites en Europe par voie maritime.
Nous proposons de constituer une « liste noire » des compagnies maritimes qui sont insuffisamment vigilantes, pour ne pas dire complices, afin de leur interdire l'accès à certains ports. Il convient également de renforcer le contrôle des conteneurs - seulement 2 à 10 % des conteneurs considérés comme « à risque » sont aujourd'hui contrôlés. Il faut pour cela disposer de davantage de scanners fixes et mobiles, mais aussi développer de nouvelles technologies, comme le repérage dans l'air des molécules de produits stupéfiants.
Le quatrième domaine d'action a trait à la remise à niveau de nos moyens d'action et de nos outils répressifs, dans l'objectif de faire de l'Ofast un outil efficace, pertinent, identifié et puissant, c'est-à-dire une sorte de DEA (Drug Enforcement Administration) à la française.
Il convient de donner à l'Ofast des moyens non seulement matériels, mais aussi organisationnels, en faisant en sorte, par exemple, qu'il n'ait plus à sous-traiter, comme il le fait aujourd'hui, la mise en oeuvre des moyens techniques sur lesquels il s'appuie. Nous proposons que l'Ofast, qui est actuellement rattaché au ministère de l'intérieur, le soit également au ministère des finances, afin de parfaire son rôle de chef de file vis-à-vis des douanes.
Les maires et élus locaux doivent également être mieux associés, car ils peuvent repérer des situations suspicieuses. Nous estimons à ce titre qu'une meilleure collaboration avec les élus locaux, comme du reste avec les bailleurs sociaux, serait utile.
J'estime enfin qu'il nous faut investir dans les techniques innovantes, notamment dans l'intelligence artificielle Au regard de la quantité de données qu'emporte le décryptage de communications, il s'agit d'un outil essentiel.
Le cinquième domaine d'action est le renseignement, auquel il importe de redonner sa juste place.
Le narcotrafic portant atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État, un certain nombre de dispositifs dérogatoires qui se révèlent particulièrement efficaces doivent être utilisés. La DGSI, qui n'est aujourd'hui pas suffisamment mobilisée dans la lutte contre le narcotrafic, doit l'être davantage. Il nous paraît par ailleurs nécessaire que le renseignement, d'une part, et les services d'enquête et les juridictions, d'autre part, partagent leurs informations respectives.
La police et la gendarmerie souhaitent enfin qu'un grand fichier dédié soit créé, mais nous n'avons pas obtenu de renseignements suffisamment précis sur les éléments qui alimenteraient ce fichier et qui, pour certains, pourraient relever du secret de l'instruction. J'estime donc qu'il faudra examiner cette proposition avec prudence et ne pas remettre en cause la limite entre le judiciaire et le renseignement sous l'effet de ce projet, ni porter une atteinte disproportionnée aux libertés individuelles.
Nous préconisons enfin le renforcement des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross), en rendant obligatoire la participation du parquet à leurs travaux.
Le sixième domaine d'action est le droit pénal, qu'il nous faut adapter à la réalité du narcotrafic.
Il faut en particulier criminaliser l'association de malfaiteurs en vue de commettre l'une des infractions liées au narcotrafic.
Nous estimons par ailleurs qu'une partie du dossier pénal doit être protégée, de manière à ne pas révéler les technologies spécifiques utilisées par la puissance publique pour constituer des preuves. À défaut d'être soumises au contradictoire, ces parties de dossier seraient placées sous le contrôle d'un magistrat.
Il convient également d'améliorer l'encadrement des nullités de procédure. Aujourd'hui, un petit manquement formel peut faire chuter l'ensemble d'une procédure. Or la complexité du droit est telle que de nombreuses « niches » peuvent être utilisées par la défense pour entraîner la nullité d'une procédure.
Nous estimons de même qu'il faut engager une spécialisation de l'ensemble de la chaîne pénale, notamment en matière d'application des peines et de violences connexes au narcotrafic. Les trafiquants sont des délinquants très particuliers qui appellent des dispositifs adaptés.
Nous préconisons la création d'un parquet national antistupéfiants ; cela permettrait d'envoyer un message fort et de donner à la politique de lutte contre le narcotrafic une impulsion nouvelle autour de deux principes : la spécialisation et l'incarnation.
Il faut enfin améliorer la protection des informateurs. Aujourd'hui, non seulement l'informateur qui infiltre un réseau n'est pas protégé, mais l'autorité publique qui est sa donneuse d'ordre peut être accusée de complicité ; il faut mettre fin à cette situation. Nous proposons également que des civils puissent être des infiltrés, alors que ce statut est aujourd'hui réservé aux forces de l'ordre, et qu'ils puissent bénéficier d'une immunité pénale. Il convient de même d'améliorer le statut du « repenti » et d'inciter à la repentance.
Aujourd'hui, le fait, pour un adulte, d'inciter un mineur à entrer dans un réseau de narcotrafic est relativement peu poursuivi. Il convient de changer cela, notamment pour pénaliser ceux qui veulent recruter des « jobbeurs » mineurs sur les réseaux sociaux.
Le septième domaine d'action porte sur la façon d'endiguer le pouvoir contaminant du narcotrafic et de lutter contre la corruption. Il faut, en la matière, mettre en place une organisation du travail qui empêche matériellement la corruption dans la sphère publique : encourager le travail en binôme, mieux identifier les usages illégaux de fichiers, faciliter les signalements internes par les lanceurs d'alerte et diligenter des enquêtes patrimoniales régulières sur les agents les plus exposés. Nous proposons en outre d'établir une cartographie des risques.
Le huitième domaine d'action est la lutte contre le blanchiment.
On ne doit pas pouvoir vivre du produit du narcotrafic. Comme l'indiquait le juge italien Giovanni Falcone, il faut suivre l'argent pour comprendre le système. Cela suppose de renforcer le rôle pivot de Tracfin, en particulier sur le haut du spectre mais aussi sur le « milieu » de ce dernier, et, plus généralement, de mettre l'accent sur les éléments patrimoniaux et financiers dans la lutte contre le narcotrafic.
Il convient enfin de mener une bataille culturelle, c'est le neuvième et dernier domaine d'action. Si la puissance publique lutte activement contre le tabagisme et l'alcoolisme, elle n'a pas fait de la lutte contre la consommation de drogue une priorité, laissant s'installer le sentiment d'une forme de tolérance. Nous estimons au contraire qu'il convient de mener des opérations de sensibilisation, notamment chez les jeunes.
M. Jérôme Durain, président. - Je passe la parole aux commissaires qui le souhaitent pour réagir à la présentation du contenu du rapport.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Le titre du rapport, « Un nécessaire sursaut : sortir du piège du narcotrafic », marque notre volonté politique de voir la lutte contre le narcotrafic passer au stade supérieur. Il y va non plus seulement de la sécurité, mais de la souveraineté de notre pays.
Ce rapport a produit des effets avant même sa publication. Il a mis en lumière des faits, pourtant connus, mais trop longtemps tus. Il a permis de sortir des propositions du tiroir, comme celles qui portent sur la réforme du statut du repenti.
Je souhaitais au départ que cette commission d'enquête se concentre sur Marseille. J'avais tort, car comme vous l'indiquiez précédemment, monsieur le président, c'est toute la France qui est en overdose.
J'espère que nous pourrons travailler sur l'accompagnement des victimes, et que les actions menées pourront être coordonnées par le préfet, à défaut de quoi il ne se passera jamais rien. Guy Benarroche fera des propositions dans ce sens dans un instant.
Par ailleurs, la création du parquet national antistupéfiants emporte-t-elle la substitution d'un jury professionnel au jury populaire ?
M. Jérôme Durain, président. - Nous proposons une juridiction spécialement composée pour tous les faits liés au narcotrafic, y compris pour les violences connexes.
Mme Marie-Arlette Carlotti. - Cela me paraît s'imposer.
Le seul défaut de ce rapport est qu'il est très complet, et partant, très épais. Il nous faudra donc veiller à adapter notre communication.
J'espère que nous le voterons unanimement, et que cette unanimité sera suivie de propositions de loi et de préconisations, de sorte qu'il ne soit pas qu'un coup d'épée dans l'eau.
M. Jérôme Durain, président. - Je vous propose de passer à l'examen des propositions de modification ; les cinq premières nous sont présentées par Olivier Cadic.
M. Olivier Cadic. - La présentation qui est faite du Venezuela dans le projet de rapport me gêne quelque peu ; le changement d'ambassadeur de ce pays y est interprété comme une reconnaissance de l'élection de Nicolás Maduro. Je serais heureux si ma proposition de modification n° 1, visant à y remédier, était adoptée.
La proposition de modification n° 2 porte sur le contrôle des précurseurs chimiques de drogues de synthèse, qui proviennent essentiellement de Chine. Il convient de prendre note des annonces faites par le ministre de l'intérieur lors de son audition par la commission d'enquête. Je crains que, d'ici quelques années, on observe en Europe l'évolution constatée aux États-Unis en la matière.
La proposition de modification n° 3 vise à ajouter des précisions sur la situation politique vénézuélienne et la fermeté nécessaire face à l'inaction du gouvernement vénézuélien contre le trafic de drogue. On espérait l'an dernier que l'élection présidentielle dans ce pays rendrait Nicolás Maduro plus accommodant, mais on constate aujourd'hui qu'il persévère. Le Venezuela est considéré par beaucoup comme un narco-État ; les États-Unis offrent d'ailleurs 15 millions de dollars pour tout renseignement pouvant conduire à l'arrestation de M. Maduro.
La proposition de modification n° 4 vise à préciser que la coopération judiciaire et policière doit être développée non seulement avec la Colombie et le Venezuela, mais aussi avec l'ensemble des pays de la zone affectés par le narcotrafic. Je me rends cette semaine au Pérou et en Bolivie ; tous ces pays réclament une coopération internationale plus poussée.
Enfin, la proposition de modification n° 5 concerne le renforcement de la clause européenne dite « attrape-tout » (catch-all) pour les précurseurs chimiques, dans le prolongement de l'audition du ministre de l'intérieur. Il me semble important de faire état des propositions avancées dans ce domaine. Il est impossible d'être exhaustif au vu de la taille du problème auquel nous sommes confrontés, mais des propositions doivent être faites pour mieux lutter contre l'arrivée sur notre territoire des précurseurs chimiques.
Ces propositions de modification sont adoptées.
M. Jérôme Durain, président. - La proposition de modification n° 6 est présentée par Marie-Arlette Carlotti et Guy Benarroche.
M. Guy Benarroche. - Cette proposition de modification vise à faire figurer dans le rapport un sujet assez particulier, celui de la protection des mineurs impliqués dans le narcotrafic, de la reconnaissance de leur statut de victimes et de l'accompagnement social de leurs familles.
Nous avons rencontré des associations de familles à Marseille, qui nous ont fait des suggestions : la mise en place de cellules d'urgence dotées d'un standard téléphonique pour les mineurs engagés dans le trafic, constituées de psychologues, d'éducateurs et d'agents du ministère de la justice et chargées d'identifier et de secourir ces jeunes, ou encore la recherche de solutions de relogement pour les familles de jeunes victimes de règlements de compte ou risquant de l'être.
Les familles de ces mineurs, à la fois participants et victimes du narcotrafic, sont à l'origine de nombreuses demandes qui nous ont été adressées, surtout à Marseille, mais aussi ailleurs, dans la mesure où les homicides ont tendance à se propager au-delà de cette métropole. Il convient selon nous d'évoquer ces demandes dans le rapport, même si elles ne concernent pas des éléments fondamentaux de lutte contre le narcotrafic. Ainsi, on pourra mener des campagnes de prévention intéressantes et bien reçues dans les lieux qui souffrent du narcotrafic.
Une de ces demandes a été exclue de la présente proposition de modification : la constitution dans chaque département, à l'initiative du préfet, de comités de coordination entre familles, élus et milieux judiciaires. De telles instances existent, mais pas partout. Je la soumets à la commission de manière spécifique.
Par ailleurs, j'avais suggéré une modification relative aux tribunaux de commerce. Que contient le rapport sur ce sujet ?
M. Jérôme Durain, président. - Nous avons travaillé ensemble sur la rédaction de la présente proposition de modification qui concerne les familles de victimes de « narchomicides », que je vous propose donc d'adopter.
Concernant la deuxième proposition de M. Benarroche sur la coordination préfectorale, ces éléments n'ayant pas été évoqués lors de nos auditions ou de nos déplacements, il nous paraît difficile de les faire figurer dans le rapport, sans préjudice de leur devenir dans le débat public, ou sous la forme d'un amendement à la proposition de loi qui pourrait faire suite au rapport.
Enfin, concernant les tribunaux de commerce, il nous a semblé que le rapport était mieux-disant sur ce point. Vous pouvez par ailleurs mentionner cette réflexion dans la contribution de votre groupe.
La proposition de modification n° 6 est adoptée.
Les recommandations sont adoptées.
M. Jérôme Durain, président. - Nous en venons aux votes sur le titre retenu pour le rapport, puis sur l'ensemble de celui-ci.
M. Guy Benarroche. - Concernant le titre, le terme de « piège » laisse entendre, à mon sens, qu'on en ignore l'existence ou la nature. Or nous savons très bien ce qui se passe, nous savons ce que nous affrontons, des acteurs prêts à tout mettre en oeuvre pour continuer à tirer le meilleur profit possible du système libéral, capitaliste, très bien décrit par notre rapporteur. Il s'agit selon moi plutôt d'un défi porté à notre pays, à notre démocratie. Le terme de « défi » me semble plus adapté, moins édulcoré. Mais il s'agit d'un débat purement sémantique, qui ne m'empêchera nullement de voter ce rapport et son titre.
M. Étienne Blanc, rapporteur. - Nous avons retenu le terme de « piège » parce que, si l'on dispose d'une connaissance du narcotrafic à un instant « t », ses dispositifs n'en évoluent pas moins de manière extrêmement rapide. Là est le piège, à nos yeux : on risque de ne pas arriver à suivre ces évolutions.
M. Olivier Cadic. - Je veux féliciter notre président, notre rapporteur, et toute l'équipe qu'ils ont emmenée pour ce travail formidable, alarme nécessaire pour que chacun prenne conscience de l'ampleur du défi et de la tâche. J'appelais de mes voeux une telle entreprise depuis des années. Le ministre de l'économie a fait un lien entre le narcotrafic et le terrorisme ; ce lien, je l'ai constaté sur le terrain, avec l'implantation du Hezbollah au Venezuela et les attentats subis par la Colombie. D'autres liens encore se créent, avec le trafic des migrants, le trafic d'armes, ou encore la cybercriminalité. Tous ces crimes ont pour trait d'union le blanchiment. Le crime organisé a ses spécialités, mais on affronte aussi des généralistes du crime, ce que le travail de notre commission a mis au jour.
Marie-Arlette Carlotti disait que le travail était peut-être trop important ; malheureusement, il me semble au contraire que la tâche est tellement immense qu'un tel travail ne peut être exhaustif. On aurait pu évoquer les routes de trafic de l'Afrique de l'Est, mais cela aurait exigé encore bien des auditions, et nous avons déjà démontré l'essentiel. Un travail plus important encore pourrait aussi être mené sur la Chine et Hong Kong, véritables trous noirs du blanchiment.
Mon regret est peut-être que les trois recommandations essentielles du rapport sont à portée nationale. Or les pays consommateurs, auxquels nous appartenons, et les pays producteurs se renvoient la balle alors qu'ils sont deux faces de la même pièce. Avec tous ceux qui veulent se battre contre le narcotrafic, nous devons isoler les narco-États. Voilà la vision internationale que je défends ; ce prisme me vient naturellement de mon expérience en tant que membre de la commission des affaires étrangères. Mais je comprends bien que le présent travail a été suscité par une perception nationale du problème et, au vu de sa qualité et de l'écoute dont ont fait montre le président et le rapporteur, je soutiendrai ce rapport.
Le titre du rapport est adopté à l'unanimité.
La commission d'enquête adopte, à l'unanimité, le rapport et en autorise la publication.
M. Jérôme Durain, président. - Merci beaucoup, mes chers collègues, de ce travail et de l'excellent climat qui a toujours régné entre nous ! Notre travail, utile, demande à être poursuivi ; pour ma part, je regrette que nous n'ayons pu nous rendre outre-mer pour y apprécier les difficultés rencontrées sur place.
Étienne Blanc et moi-même présenterons le rapport lors d'une conférence de presse organisée le 14 mai, à 9 h 30.