B. COMMUNIQUER POUR ÉVITER L'ENTRÉE DES JEUNES DANS LE TRAFIC
La cheffe de l'Ofast, Stéphanie Cherbonnier, l'a souligné lors de son audition : « Il nous faudra démontrer que l'entrée dans ces trafics n'est pas quelque chose de positif, qu'il ne s'agit pas d'une solution de vie et que l'ascension sociale ne peut pas s'effectuer par le crime ». Nombre d'élus, de membres des forces de l'ordre ont confirmé à la commission d'enquête que la partie ne sera pas facile.
1. Un véritable contre-modèle dans les quartiers touchés par le trafic
La commission d'enquête a eu connaissance d'informations faisant état d'un véritable contre-modèle dans certains quartiers où les délinquants les plus en vue sont devenus des notables, voire des modèles de réussite pour les plus jeunes. Employeurs, investisseurs dans les commerces de proximité, ils acquièrent une véritable influence sociale. Une partie est allée s'installer à Dubaï ou au Maghreb, ce qui ne les empêche pas de conserver une aura entretenue par les réseaux sociaux.
Cette influence facilite le recrutement dès l'adolescence des guetteurs ou « choufs », fascinés par la perspective d'une ascension rapide et par un salaire journalier très attractif - jusqu'à 200 euros par jour - dépensé dans une consommation ostentatoire qui matérialise une forme de réussite. Ce processus est décrit en détail dans la première partie du rapport.
Les élus assistent, atterrés, à ce phénomène, tout en manifestant une certaine compréhension pour le comportement de ces jeunes. Michel-Ange Jérémie, maire de Sinnamary et président de l'Association des maires de Guyane, décrit ainsi le parcours des adolescents qui font les « mules » pour les trafiquants : « Si, au départ, ces jeunes ont commencé à trafiquer pour aider leurs parents, la pratique s'est maintenant vulgarisée. Comment résister quand on est issu d'une famille indigente et que l'on voit son grand frère arriver avec une voiture neuve ou des chemises de luxe ? »979(*).
Il est pourtant avéré que ce modèle a tout du miroir aux alouettes : les guetteurs sont piégés par la « création de dette » décrite par de nombreux policiers et magistrats, qui consiste à mettre en défaut le jeune d'une manière ou d'une autre, pour ne plus lui verser son salaire et/ou le forcer à rester dans le réseau. Elle s'accompagne souvent, par surcroît, d'une extrême violence, exercée contre ceux qui avaient le tort d'être là au moment où la descente de police a interrompu le trafic quelques heures, ou qui ont commis une faute réelle ou imaginaire (voir supra).
La commission d'enquête estime, en conséquence, qu'un travail de fond doit être fait pour exposer la réalité sordide du narcotrafic, en priorité dans les quartiers où celui-ci est déjà implanté et où les trafiquants ciblent les enfants dès le plus jeune âge pour en faire des « petites mains ». Ses auditions et déplacements ont mis au jour un système tout aussi redoutable que révoltant, dans lequel les plus vulnérables (ceux des familles les plus pauvres et les plus isolées, en particulier ou, plus tard, ceux qui sont en décrochage scolaire voire en situation de handicap) sont repérés dès l'enfance : d'abord sollicités pour de petits achats alimentaires par les dealers, qui les autorisent en contrepartie à garder la monnaie (d'où l'appellation de « chef canette » ou de « chef kebab » fréquemment employée pour décrire ces jeunes enfants, qui n'ont parfois pas plus de 7 ou 8 ans), ils se voient ensuite demander de transporter, contre rémunération, des sacs dont ils ne connaissent pas le contenu, ce qui est le premier pas de leur implication dans le trafic puisqu'ils convoient ainsi des produits stupéfiants ou de l'argent liquide ; ils sont ensuite sollicités pour devenir « choufs », le réseau leur faisant alors comprendre qu'ils sont déjà trop impliqués pour reculer.
Au cours de ses déplacements, la commission d'enquête a entendu évoquer des cas plus pervers encore, dans lesquels des dealers venaient défendre des jeunes adolescents harcelés par leurs camarades de classe pour revenir ensuite les voir, quelques années plus tard, en demandant que le « service » du passé leur soit rendu par une contribution au trafic. En Seine-Saint-Denis, les représentants de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ont aussi pointé l'influence des oeuvres de fiction qui, par l'image favorable qu'elles donnent des dealers, contribuent à en faire des figures « repère » pour des jeunes en difficulté, notamment lorsqu'ils viennent d'un milieu familial complexe - la perte de lien avec l'école, dont les trafiquants sont informés par la rumeur publique, étant souvent l'élément déclencheur de la bascule vers le trafic.
Il faut que l'État tienne un discours clair : le « recrutement » des jeunes par les réseaux est celui de prédateurs qui n'ont cure des intérêts de leurs proies et qui les exploiteront de manière impitoyable. Ils les condamneront à une vie de violences et de domination dans laquelle ils n'hésiteront pas à faire usage de la pire des barbaries et pousseront l'ignominie jusqu'à faire la publicité sur les réseaux sociaux des tortures infligées aux jeunes pour maintenir un climat de terreur dans l'ensemble du réseau et auprès de la concurrence.
Il importe de saluer la pertinence de ces initiatives ; elles restent toutefois encore trop limitées et doivent passer au niveau supérieur.
Ainsi, le message visant à dissuader les jeunes d'entrer dans les trafics doit être clairement passé et répété jusqu'à s'imposer dans l'esprit de tous. L'enjeu est de contrebalancer l'image « positive » que les médias véhiculent parfois, notamment lorsqu'ils présentent les trafiquants comme des hommes puissants, riches et respectés, presque comme des protecteurs auprès d'une communauté ou d'un quartier. Il faut le marteler : les trafiquants ne sont ni respectables, ni enviables, ni même courageux ; ils sont des lâches qui exploitent les plus faibles et font commerce de la misère humaine, et la fin de leur parcours ne saurait être que la prison et la confiscation des fruits du trafic.
2. Des initiatives en milieu scolaire à structurer
Face au trafic de drogue, les élus locaux et l'éducation nationale ne baissent pas les bras. Beaucoup d'actions sont menées au niveau local pour éviter la tombée dans le trafic. C'est le cas à Grenoble, dont le maire, Éric Piolle, a présenté à la commission « des actions de sensibilisation au niveau des collèges, en lien avec la police municipale, à un moment où le risque d'emprunter la voie de l'argent facile, encouragé par l'aspiration à la reconnaissance sociale et par le désir d'appartenir à un groupe, est fort » ; malheureusement, « ce travail est conduit avec des moyens très réduits, les sources de financement de l'éducation populaire s'étant taries »980(*).
C'est à Marseille que les initiatives en ce sens se sont le plus structurées. Selon Véronique Blua, directrice académique adjointe des services départementaux de l'éducation nationale981(*), les actions de prévention ont été réorientées de l'usage vers l'entrée dans les trafics. Elles sont menées par l'unité de prévention urbaine, une spécificité marseillaise, constituée de policiers et d'anciens policiers spécialisés dans les actions de prévention. L'Éducation nationale agit même dès le primaire avec les centres de loisirs jeunes - des centres de loisirs encadrés par la police nationale destinés à changer l'image des forces de l'ordre.
Mais l'échelle de ces actions reste modeste, et surtout, comme l'a reconnu Jean-Yves Bessol, directeur académique des services de l'éducation nationale (Dasen) des Bouches-du-Rhône, tout ne se joue pas à l'école qui représente moins de 10 % du temps annuel d'un élève. D'où l'idée des internats d'excellence982(*), qui permettent une prise en charge permanente : les jeunes marseillais sont envoyés dans les départements voisins où les places ne sont pas intégralement utilisées.
Il existe d'autres initiatives sur le territoire, notamment Limit's, une action de formation des acteurs de terrain pour prévenir l'entrée des jeunes dans le trafic, financée par la Mildeca et expérimentée à Loos, Lille et Sarcelles983(*).
Un exemple d'expérimentation pour lutter contre l'entrée dans les trafics : le programme Limit's
Extraits de l'audition de Célia Bobet, chargée de mission « police » au sein de la Mildeca
« L'expérimentation qui vise à prévenir la participation des jeunes au trafic de stupéfiants s'appelle Limit's. En 2020, nous avons constaté l'implication croissante et très préoccupante des plus jeunes, de 13 à 16 ans, comme petites mains, qu'on appelle les intérimaires du point de deal. Nous voulions intervenir en amont, dans le cadre d'une prévention primaire, en identifiant les leviers qui conduisent un jeune à vouloir participer à ce trafic, au-delà de la simple quête de l'argent facile.
« L'expérimentation a été élaborée avec trois territoires directement concernés et les acteurs locaux impliqués au quotidien sur ces questions : on a d'abord travaillé avec la ville de Loos, à côté de Lille ; Lille a voulu rejoindre l'expérimentation l'année suivante ; puis Sarcelles.
« Nous avons travaillé sur les leviers que nous avions identifiés avec des chercheurs, avec des spécialistes dans la prévention. Les programmes de compétences psychosociales qui pouvaient être mis en place à l'école sur le long terme auprès des plus jeunes, c'est-à-dire les élèves de CM1, CM2, de sixième ou de cinquième, sont apparus comme des leviers intéressants pour prévenir non seulement la consommation, mais aussi la délinquance, comme aux États-Unis.
« Pour ce faire, nous avons décidé de mobiliser les parents. On parle des quartiers les plus touchés, pour lesquels le trafic est presque conçu comme une activité quotidienne. Quand un gamin de 10-12 ans voit dans son immeuble des gens qui participent à ces trafics, il faut faire en sorte que ce ne soit pas conçu comme une activité banale et quotidienne, comme une activité comme une autre, mais une activité illicite et dangereuse à plusieurs égards. Il s'agit donc d'accompagner la parentalité sur ces questions. À Lille, nous avons mis en place plusieurs ateliers de mères - elles sont généralement les plus mobilisées et ont souvent un certain sentiment d'impuissance et de manque d'autorité sur leur enfant - pour partager les expériences, mais nous leur avons aussi proposé des programmes plus structurés d'accompagnement de la parentalité : au-delà des programmes de renforcement des compétences psychosociales (CPS), je pense au programme de soutien aux familles et à la parentalité (PSFP), par exemple.
« Le troisième volet du programme consiste à travailler auprès des jeunes sur les idées reçues sur les trafics pour les déconstruire : ce serait de l'argent facile, rapide ; cela n'impacterait qu'eux et ils seraient maîtres de leur destin ; ce serait sans conséquence et cela pourrait être un simple passage pour gagner de l'argent. Dans cette perspective, on a élaboré des capsules vidéo de sensibilisation avec des jeunes de Sarcelles et un réalisateur sarcellois pour travailler sur l'impact que ces trafics peuvent avoir sur les parents. Ce levier est intéressant, car s'ils ne craignent pas de se mettre en danger, ils peuvent prendre conscience de l'impact que cela peut avoir sur leur famille, sur leur mère qui est inquiète, sur leurs proches. Ces outils de prévention sont disponibles pour les professeurs et les travailleurs sociaux, afin qu'ils déconstruisent en partie ces mythes et engagent des discussions. [...]
« Enfin, nous proposons des alternatives en montrant que le deal n'est pas une voie normale. Nous avons proposé, notamment à Sarcelles, des « journées d'ouverture des possibles » avec différents métiers, du plus qualifié au moins qualifié, présentés par des personnes qui avaient estimé réussir leur vie. »
Source : audition de la Mildeca, 11 décembre 2023.
Cependant, ces actions restent pour le moment en ordre trop dispersé pour avoir un effet à la hauteur de la menace - d'autant qu'elles sont financées par la Mildeca dont le budget est inférieur à 20 millions d'euros, ce qui interdit un passage à l'échelle sur l'ensemble du territoire. Là encore, les pouvoirs publics sont confrontés à la dissymétrie de moyens avec les trafiquants.
Recommandation n° 35 de la commission d'enquête : empêcher l'entrée des plus jeunes dans le trafic
· Contrer, par des campagnes ciblées, le récit mis en place par les trafiquants dans les quartiers les plus touchés ;
· Structurer les initiatives menées sur le territoire en milieu scolaire ;
· Envisager le développement des internats d'excellence pour le public spécifique des adolescents exposés au narcotrafic.
* 979 Table ronde de maires de Guyane, 20 décembre 2023.
* 980 Audition d'élus signataires de la tribune « Nous, élus des grandes villes et métropoles, appelons à un véritable plan national et européen contre le trafic de drogue », 6 février 2024.
* 981 Réunion à l'occasion du déplacement à Marseille.
* 982 Voir ici une présentation du dispositif, destiné aux élèves issus de milieux défavorisés.