III. SÉCURISER LES INFRASTRUCTURES PORTUAIRES

Le rapporteur a eu l'occasion de le souligner : le vecteur maritime constitue la principale voie d'entrée de la cocaïne en Europe. 75 % des saisies de cocaïne en France en 2022 ont eu lieu dans les ports et plus de trois quarts de ces saisies ont eu lieu dans le port du Havre.

Entre 800 tonnes et 1 000 tonnes de cocaïne transitent chaque année vers l'Europe, pour un taux d'interception d'environ 20 % à 30 %679(*). Il s'agit donc d'un véritable « tsunami blanc », qui exerce une très forte pression sur les infrastructures portuaires et sur les acteurs privés comme publics.

Évolution des saisies de cocaïne entre 2018 et 2023 sur les grands ports de la façade nord de l'Europe

(en tonnes)

Source : commission d'enquête

Ainsi que le constatait le ministère de la justice, « toute la façade atlantique et méditerranéenne française est touchée par le phénomène prenant la forme de la pollution des marchandises de containers ou de dissimulation dans ou sous la coque de voiliers voire dans des bateaux de croisière », tandis que « les ports guyanais et antillais constituent des zones de rebond essentielles pour les trafiquants »680(*). Il est constaté que 8,7 % des dossiers traités par les juridictions interrégionales spécialisées entre 2004 et le 30 juin 2022 présentent un lien de connexité avec un port français681(*).

Répartition des dossiers Jirs présentant un lien avec un port français

Source : commission d'enquête, d'après les données transmises par la direction des affaires criminelles et des grâces, « La problématique judiciaire des ports », juin 2023

Les installations portuaires posent plusieurs défis aux services chargés d'en garantir la sécurité : leur superficie (10 600 hectares pour Le Havre), le nombre d'intervenants (des milliers de personnes en incluant les intermédiaires), la complexité logistique du transport par conteneur. Selon la Banque mondiale, le fret commercial conteneurisé représente 840 millions de rotations par an682(*).

La problématique portuaire dans la lutte contre les trafics de stupéfiants de toute nature est désormais mieux intégrée par l'État, en particulier dans le cadre du « plan port » présenté le 8 décembre 2023 et, surtout, de l'instruction interministérielle relative à l'organisation et à la coordination de la sûreté maritime et portuaire683(*). Toutefois, elle peut encore être complétée et surtout étendue - la focalisation sur les grands ports français tendant à passer à côté d'une caractéristique fondamentale du narcotrafic, son agilité et son ingéniosité pour parvenir à contourner les entraves et à trouver de nouveaux points d'entrée.

A. MIEUX SUIVRE LES FLUX MARITIMES ET PORTUAIRES POUR MIEUX LES CONTRÔLER

1. Accroître le contrôle des conteneurs

Face à la masse de conteneurs, les services douaniers ont développé des critères de ciblage pour orienter les contrôles. Ce ciblage est effectué tant au niveau national - par le service national d'analyse de risque et de ciblage (Sarc) - qu'au niveau local - Le Havre disposant de sa propre cellule de ciblage avec la cellule de lutte contre le trafic illicite par containers (Celtics), spécialisée dans l'analyse de risques et le ciblage du trafic portuaire.

a) Définir un nouvel équilibre entre impératifs économiques et lutte contre le narcotrafic

Plus de 90 millions de conteneurs circulent chaque année via les ports européens et seuls 2 % à 10 % d'entre eux sont physiquement contrôlés, l'écart s'expliquant par le contrôle accru de conteneurs en provenance d'Amérique du Sud684(*). La concurrence est extrêmement forte entre les grands ports européens, dont la stratégie commerciale s'attache à démontrer leur attractivité, que ce soit par la simplicité des procédures de sortie des conteneurs, par l'ouverture de lignes commerciales ou par la modernisation des infrastructures. Ce sont autant de points de porosité pour les organisations criminelles.

Il serait bien entendu impossible de contrôler l'ensemble des conteneurs. Toutefois, le contrôle douanier ne doit plus être présenté comme une entrave, en étant appréhendé sous le seul angle économique. Alors que, dans l'arbitrage entre efficience économique et sécurité, l'efficience a été tacitement privilégiée ces dernières années, sans véritable débat, il convient de refaire de cet arbitrage une question politique685(*). Les travaux menés par la commission d'enquête ont ainsi permis de montrer qu'il était possible de faire plus en faisant mieux, c'est-à-dire en s'appuyant sur le criblage des conteneurs - qui conduit notamment à ouvrir davantage de conteneurs en provenance d'Amérique du Sud.

Les opérateurs et les compagnies maritimes doivent être mis davantage à contribution, en mettant notamment à disposition des douanes les données sur les cargaisons et les conteneurs. L'accès aux données logistiques et commerciales des opérateurs maritimes et portuaires est devenu un enjeu de premier plan.

Sur le volet quantitatif, la douane devrait prochainement disposer de dix nouveaux scanners mobiles, en plus de ceux dont elle dispose au Havre (scanner fixe) ou à Marseille (mobile).

Le scanner fixe du Havre

Le scanner fixe du Havre, le seul en France, permet de voir à travers près de 37 centimètres d'acier et le scan complet d'un conteneur est effectué en une minute. L'installation est située à l'écart des terminaux portuaires, pour davantage de sécurité (sécurisation du site, brise-vues). Cinq personnes sont nécessaires pour faire fonctionner le scanner et en analyser ensuite les résultats.

Environ 7 000 conteneurs sont scannés chaque année, mais le flux quotidien dépend du criblage. Ce niveau reste inférieur à la capacité du scanner, de l'ordre d'une vingtaine de conteneurs par heure.

Source : déplacement de la commission d'enquête au Havre, 18 janvier 2024

À plus long terme, et dans l'objectif de rendre possible l'objectif de « contrôle à 100 % » sur les conteneurs, et sans emboliser les circuits logistiques, la commission d'enquête plaide pour la poursuite, en lien avec des laboratoires universitaires et des entreprises privées, de projets de recherche destinés à disposer de moyens de tests plus rapides et moins intrusifs.

Par exemple, l'un des projets consiste à développer, d'ici quelques années, des outils capables de détecter des particules de produits stupéfiants sans avoir à ouvrir le conteneur.

Enfin, il convient de noter que la modification du droit de visite des douaniers, intervenue dans le cadre de la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces686(*) après la censure du dispositif antérieur par le Conseil constitutionnel687(*), a eu des effets non anticipés sur le contrôle des conteneurs.

Aux termes de l'article 60-8 du code des douanes, une fois une marchandise dédouanée, la visite d'un conteneur par un douanier, c'est-à-dire sa fouille, s'apparente à la visite d'un moyen de transport. Elle doit donc être effectuée en présence de l'exploitant du conteneur ou d'un tiers spécialement requis à cet effet, sauf si cette présence comporte un risque grave pour la sécurité des personnes et des biens. Actuellement, un courrier est donc envoyé systématiquement aux responsables de la marchandise pour les informer de la mise sous contrôle des conteneurs ciblés. Découlent de cette information un risque de fuite et une faille dans la confidentialité indispensable aux opérations de contrôle.

b) « Faire le tri » dans les compagnies de transport maritime

Plusieurs personnes ont indiqué à la commission d'enquête que les enquêtes menées sur des dossiers de trafic de stupéfiants par voie maritime avaient permis d'identifier des compagnies maritimes soit totalement factices, soit servant de façade à des organisations criminelles.

Les incohérences relevées dans les informations transmises par ces compagnies ou, par exemple, le repérage de bateaux portant le même nom qu'une compagnie, sont autant d'éléments qui peuvent être mobilisés dans le cadre du ciblage des contrôles, du renseignement maritime et de l'analyse de situation de surface.

La commission d'enquête estime que devrait également être étudiée la piste d'un « bannissement » des compagnies maritimes défaillantes, factices ou infiltrées par des organisations criminelles : concrètement, les infrastructures portuaires refuseraient le débarquement des conteneurs et toute la marchandise pourrait être saisie, pour enquête.

2. Prolonger le dispositif de clearance et s'engager vers un véritable PNR maritime

L'utilisation du vecteur maritime pour le trafic de stupéfiants revêt des formes de plus en plus diverses : si le conteneur demeure l'instrument privilégié, les produits sont également dissimulés dans des bateaux ou à bord de voiliers de plaisance, en particulier pour le transit inter-îlien (Antilles, Polynésie). Pour répondre à ce phénomène, plusieurs personnes entendues en audition, dont le secrétaire général de la mer, Didier Lallement, ont cité la mise en place de la clearance.

Le dispositif de clearance s'applique aux plaisanciers naviguant dans l'ensemble des pays de la Caraïbe. Ils sont tenus de déclarer leur arrivée et leur sortie dans les ports concernés en remplissant un document, qui peut être déposé auprès d'un service douanier ou d'un service habilité par les douanes.

La clearance

Par arrêté préfectoral du 4 juillet 2023, le préfet de la Martinique a instauré, en tant que délégué du gouvernement pour l'action de l'État en mer, un dispositif relatif au dépôt obligatoire de clearances dans les départements et collectivités de la Martinique, de la Guadeloupe, de Saint-Martin et de Saint-Barthélemy.

Depuis cette date, tout navire en provenance ou à destination de l'étranger, doit déclarer mais également soumettre les documents d'identification aux autorités douanières. Le capitaine est également tenu de présenter la clearance « départ » du pays de provenance auprès des autorités du pays d'escale.

Un dispositif similaire existe en Polynésie.

Source : direction générale des douanes et des droits indirects

Dans un premier temps, ce dispositif pourrait être étendu à l'ensemble des bateaux de plaisance à destination ou au départ d'un territoire français. En effet, après une première étape de mise en oeuvre consistant simplement à disposer d'un « guichet » pour le dépôt de déclaration, le dispositif est amené à évoluer pour permettre l'exploitation des données collectées. Des travaux sont en effet engagés sur le plan juridique, avec notamment la rédaction d'une analyse d'impact relative à la protection des données (AIPD) pour le volet exploitation et d'un acte réglementaire portant création du traitement, soumis à la consultation de la Cnil688(*).

Dans un second temps, la commission d'enquête considère que le développement d'un PNR (passenger name record) maritime doit enfin être concrétisé. En effet, alors que la mise en place d'un tel dispositif a été approuvée par le Parlement dès 2017689(*), les mesures réglementaires d'application de l'article L. 232-7-1 du code de la sécurité intérieure n'ont toujours pas été prises. De fait, le projet de PNR maritime est resté lettre morte, tant et si bien que plusieurs personnes entendues par la commission d'enquête ont appelé à son instauration, sans mentionner le cadre existant.

À l'instar des données collectées auprès des passagers aériens, ce PNR maritime permettrait d'identifier les personnes à bord du navire ainsi que les itinéraires empruntés. Surtout, ces données pourraient être utilisées pour cibler des navires et des passagers mais aussi pour procéder à un criblage automatique, aux fins de lutte contre le trafic de stupéfiants. Le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale a appelé à confier ce PNR à l'Agence nationale des données de voyage (ANDV)690(*), qui est chargée de la conception, de la mise en place et de l'amélioration des dispositifs de collecte et d'exploitation des données de voyage dans les transports aériens, maritimes et terrestres, au départ ou à destination de la France. Service à compétence nationale rattaché au ministère de l'intérieur et des outre-mer, l'ANDV traite également les demandes des autorités compétentes pour effectuer une évaluation des passagers avant leur arrivée, sur la base de critères de risque, pour les besoins d'enquêtes ou de poursuites ainsi que pour les besoins de l'élaboration de critères d'évaluation des risques.

3. Développer l'analyse de situation de surface

La direction nationale garde-côtes des douanes (DNGCD) constitue le « bras armé » de la douane en matière de lutte contre la fraude et de trafics maritimes. Elle s'appuie pour ce faire sur ses équipements aéromaritimes mais aussi, de plus en plus, sur l'intelligence artificielle. La DNGCD développe notamment des outils d'analyse des situations de surface, qui mobilisent l'intelligence artificielle, et entend créer un centre national d'analyse de situation de surface (Cnass) d'ici au mois de septembre 2024.

Cette expertise doit permettre à la douane d'exploiter des états de situation de surface réalisés par plusieurs vecteurs technologiques (drones à long rayon d'action, radars, satellites) et de croiser ces données avec celles dont elle dispose par ailleurs (géolocalisation et suivi des navires par le système d'identification automatique [AIS], routes maritimes) pour détecter des anomalies.

Le système d'identification automatique

L'Organisation maritime internationale, institution spécialisée des Nations unies, a adopté en 2000 une réglementation imposant à l'ensemble des navires de disposer, à bord, d'un système d'identification automatique (AIS), capable de transmettre automatiquement des informations sur le navire à d'autres navires ainsi qu'aux autorités côtières. L'AIS doit être activé en permanence, sous réserve des exceptions prévues dans le cadre d'accords internationaux ou octroyés par l'État du pavillon.

L'AIS doit pouvoir transmettre des informations sur le navire (identification, nature, position, trajet, vitesse, informations de sécurité), recevoir ces mêmes informations de la part des autres navires ainsi que permettre de suivre et de tracer le navire et d'échanger des données avec les autorités côtières et les infrastructures à terre.

Source : organisation maritime internationale, «  AIS transponders »

Les membres de la commission d'enquête ont pu assister à une démonstration de l'utilité de ce nouvel outil lors de leur déplacement au Havre, dans les locaux de la DNGCD. Il doit permettre de mieux cibler les bateaux et les endroits de projection de l'action de l'État en mer. En phase de rodage, il a vocation à être systématisé, pour passer du ciblage de deux à trois navires à des analyses de masse, en lien avec la Marine nationale. Le projet Anais permettra ainsi de visualiser le trafic maritime en récupérant les données brutes des AIS et d'automatiser la détection de comportements anormaux tels que les rencontres à la mer, les ralentissements ou les changements brutaux de route691(*).

Un exemple d'analyse de situation de surface

En septembre 2023, la DNGCD a repéré un vraquier ayant effectué des mouvements inhabituels - arrêt à Aruba sans chargement ni débarquement, coupure de l'AIS, départ de Curaçao jusqu'à un point situé au milieu de l'Atlantique - ainsi que des caractéristiques de nature à alimenter ce faisceau d'indices - changement récent de propriétaire, bateau portant le même nom que sa compagnie. Le navire a donc été ciblé et une demande a été transmise au MAOC. Il s'est avéré que ce vraquier avait été ciblé par la Drug Enforcement Administration (DEA - États-Unis). Le navire a été arraisonné par l'armée irlandaise, qui y a saisi 2,2 tonnes de cocaïne.

Source : déplacement au Havre de la commission d'enquête

Surtout, et dans la logique de ce que la commission d'enquête porte sur les outre-mer, la DNGCD présente cet outil comme un moyen de « dépasser la logique du bouclier » et de disposer de « capacités d'initiative et d'anticipation ». Il est en effet primordial, et le rapporteur n'aura de cesse de le rappeler, que la lutte contre le narcotrafic passe d'une logique défensive à une logique offensive.

Recommandation n° 12 de la commission d'enquête : mieux suivre et contrôler les flux maritimes et portuaires

· Expérimenter des opérations de contrôles à 100 % sur les conteneurs en provenance de destinations à risque ;

· Accroître les moyens techniques de détection (scanners fixes et mobiles) et les moyens humains (brigades de surveillance extérieure) dans les ports principaux et secondaires, en plus des renforts déjà annoncés ;

· Contribuer à des projets de recherche et de développement de techniques innovantes de détection des stupéfiants, en partenariat avec les laboratoires universitaires et les entreprises ;

· Étudier la faisabilité d'un « bannissement » des compagnies maritimes factices ou servant de façade à des organisations criminelles ;

· Finaliser le cadre réglementaire pour la mise en oeuvre d'un véritable « PNR maritime » ;

· Obtenir un accès accru aux données logistiques et commerciales des opérateurs maritimes et portuaires.


* 679 D'après les éléments transmis par la direction nationale garde-côtes des douanes lors du déplacement de la commission d'enquête au Havre, le 18 janvier 2024.

* 680 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Trafics de stupéfiants : état des lieux et évolutions actuelles », novembre 2023.

* 681 Direction des affaires criminelles et des grâces, « La problématique judiciaire des ports », juin 2023.

* 682 Banque mondiale, Trafic de conteneurs dans les ports, 2021.

* 683 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, « Instruction interministérielle relative à l'organisation et à la coordination de la sûreté maritime et portuaire », 28 juin 2022.

* 684 Office anti-stupéfiants, « État de la menace 2023 » ; réponse du secrétariat général de la mer au questionnaire du rapporteur.

* 685 Réponse de Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers, au questionnaire du rapporteur.

* 686 Loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces.

* 687 Conseil constitutionnel, décision n° 2022-1010 QPC du 22 septembre 2022.

* 688 Réponse de la direction générale des douanes et des droits indirects au questionnaire du rapporteur.

* 689 Loi n° 2017-1510 du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme.

* 690 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, « Instruction interministérielle relative à l'organisation et à la coordination de la sûreté maritime et portuaire », 28 juin 2022.

* 691 Audition au format rapporteur de la Marine nationale.

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