C. RÉNOVER LA POLITIQUE DE LUTTE CONTRE LES « MULES » POUR ÉVITER L'EMBOLIE DU SYSTÈME RÉPRESSIF

La révision et l'adaptation de la politique menée contre les convoyeurs de produits stupéfiants sont la conséquence de deux phénomènes liés : la saturation des services répressifs et le sous-dimensionnement des moyens qui leur sont alloués. Pour traiter la saturation et prévenir l'embolie, il est nécessaire de s'appuyer sur d'autres outils que des renforts humains et techniques, qui pourront mettre du temps à se concrétiser.

1. Développer les outils administratifs, un traitement « d'urgence »

Les mesures administratives mises en place dans le cadre du plan interministériel de lutte contre le phénomène des « mules » en provenance de Guyane ont démontré leur efficacité pour limiter l'embolie des services : procédures simplifiées, transactions douanières, arrêtés préfectoraux de refus d'embarquement.

Aussi, consciente que le déploiement de moyens humains et techniques supplémentaires par le Gouvernement prendra du temps - bien que la situation ne cesse de se dégrader depuis plusieurs années et que le point de bascule approche -, la commission d'enquête soutient, à titre de palliatif, l'extension des mesures administratives et des procédures simplifiées pour traiter les passeurs, en Guyane comme aux Antilles. Sans ce principe de réalité, l'extension des contrôles à 100 % aux Antilles risque de se traduire par une embolie des forces de sécurité et des tribunaux judiciaires, comme cela a pu être le cas en Guyane, avec une saturation des services.

Le directeur général de la police nationale concède ainsi que si la nouvelle stratégie de contrôle peut être « pénible pour les forces de l'ordre », les mesures administratives ont néanmoins permis d'apporter une réponse efficace à la tactique de saturation employée par les organisations criminelles. L'approche différente développée par le préfet, les magistrats et les forces de sécurité intérieure a permis d'éviter d'entrer dans une surenchère perdue d'avance comme le relevait Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne673(*) :« Si j'affecte 50 policiers de plus à l'aéroport, ils vont mettre 50 mules de plus pour nous saturer. Leur stratégie est celle de la saturation. Ils vont attendre sur le parking la dernière minute pour essayer d'embarquer, de saturer les personnels qui sont à l'accueil et dans l'aéroport. C'est une surenchère, par définition, que nous perdrons puisqu'ils ont des moyens financiers et humains illimités par rapport aux nôtres. C'est pourquoi nous avons envisagé notre approche différemment car nous étions perdants par définition, dans cette surenchère. »

En audition, tous les services de sécurité présents dans le ressort de la Guyane et des Antilles - douanes, gendarmerie, police, antennes de l'Ofast - ont souligné que le contournement des contrôles à 100 % à Cayenne avait conduit à un engorgement des services dans les Antilles. Le risque d'embolie est élevé alors que, contrairement à la tendance observée en Guyane, une part encore très significative des convoyeurs transporte la cocaïne in corpore, ce qui exige une hospitalisation sous garde policière le temps de l'expulsion du produit. Les mules se mettent d'autant plus en danger que le temps d'ingestion de la drogue est plus long (vol Cayenne-Antilles puis Antilles-Paris).

Pour dégager du temps de prise en charge pour les personnes ayant ingéré de la drogue et pour éviter l'embolie, les mesures administratives mises en oeuvre en Guyane (voir supra) doivent être répliquées dans les Antilles. Le développement de telles mesures doit enfin et surtout permettre aux services d'enquête d'orienter leurs moyens vers l'exploitation du renseignement et le démantèlement des filières.

2. Envisager une adaptation du traitement judiciaire

Le maintien d'une proportion significative de personnes transportant la cocaïne in corpore induit une charge particulière pour les forces de sécurité intérieure, les douaniers et l'autorité judiciaire, puisque le traitement judiciaire de ces passeurs nécessite d'attendre l'expulsion de tous les ovules de cocaïne. Or, les dispositifs ne semblent pas parfaitement adaptés à cet état de fait : ainsi que l'ont expliqué les magistrats du tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre, la durée de garde à vue de 96 heures n'est pas toujours suffisante pour récupérer l'ensemble de la drogue ingérée. Actuellement, au-delà de cette durée maximale, il doit être procédé à un défèrement à l'hôpital, avec une procédure de comparution à délai différé, d'intervention du juge des libertés et de la détention à l'hôpital et d'engagement des poursuites - une procédure relativement lourde.

Des modalités d'aménagement et de prolongation médicale devraient pouvoir être envisagées pour ces personnes, pour leur propre sécurité. Le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne a ainsi évoqué la piste d'une « hyper-prolongation médicale » pour les personnes qui n'ont pas fini d'expulser la drogue674(*).

Une réflexion sur une peine complémentaire d'interdiction de vol pourrait également être engagée. Elle s'inscrirait dans la logique poursuivie par le parquet de Créteil, à savoir « rendre inemployables les personnes condamnées »675(*). Pour ce faire, les magistrats du parquet ont été invités à requérir des interdictions de paraître à l'aéroport d'Orly pour les personnes résidant en France et des interdictions du territoire national pour les ressortissants étrangers.

3. Renforcer les contrôles au retour de l'Europe

Enfin, les contrôles doivent être renforcés sur les « flux retours », en visant notamment la détection et la saisie des espèces ou des avoirs suspects des individus qui ont convoyé des stupéfiants des territoires d'outre-mer vers la métropole. Cela suppose une stratégie coordonnée, à la fois dans les aéroports parisiens mais aussi à l'arrivée dans les territoires d'outre-mer.

À cet effet, les douaniers apparaissent en première ligne et doivent être mobilisés en ce sens. Les évolutions apportées à l'été 2023676(*) par le législateur aux dispositions relatives au blanchiment douanier et à la retenue temporaire d'argent liquide doivent désormais trouver leur traduction concrète sur le terrain et donner lieu à des saisies supplémentaires.

Les apports de la loi du 18 juillet 2023 pour lutter contre les flux financiers « retour »

Deux dispositifs ont été significativement modifiés par la loi du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces :

· d'une part, le délit de blanchiment douanier (article 415 du code des douanes). Le blanchiment douanier peut désormais être caractérisé même si les opérations de transport et de collecte de fonds portant sur le produit de l'infraction à l'origine du blanchiment sont réalisées uniquement sur le territoire national. Antérieurement à cette modification, le chef de blanchiment douanier supposait de démontrer qu'il y avait eu un franchissement de frontière, ce qui impliquait de pouvoir caractériser une opération avec l'étranger, et notamment une compensation, difficilement détectable sans enquête ;

· d'autre part, la retenue temporaire d'argent liquide (article 67 ter B à 67 ter D du code des douanes). Les douaniers peuvent désormais retenir de l'argent liquide qui circule à l'intérieur du territoire lorsqu'il existe des indices que cet argent est lié à l'une des activités criminelles suivantes : terrorisme, fabrication et trafic de stupéfiants, criminalité organisée, corruption, fraude portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union européenne et fraude fiscale grave. Ce nouveau dispositif se veut le pendant des dispositifs de retenue temporaire applicable aux flux d'argent liquide en provenance ou à destination de l'étranger, en cas de violation des obligations déclaratives ou en cas d'indices faisant état de lien avec l'une des activités criminelles précédemment énumérées.

Source : loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces

Jusqu'aux modifications législatives adoptées par le Parlement au mois de juillet 2023, les douaniers ne disposaient pas de la faculté de retenir les flux d'argent liquide au sein du territoire national, même lorsqu'il existait des indices d'un lien avec une activité criminelle grave comme le trafic de stupéfiants. En audition, le procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne a estimé que les douaniers avaient bien investi ce champ677(*). Les premières informations communiquées au rapporteur font état de la retenue de plusieurs centaines de milliers euros, une somme qui n'est pas élevée en absolu, mais qui correspond à la rémunération de plusieurs centaines de convoyeurs.

Comme l'avait relevé la commission des finances du Sénat678(*), les deux modifications apportées - au blanchiment douanier comme à la retenue d'argent liquide - visaient très concrètement à permettre aux douaniers de pouvoir agir sur les flux « retour » des convoyeurs de stupéfiants, en retenant l'argent transporté par ces personnes en rémunération de leur passage. L'effet dissuasif est décuplé si, en plus du risque pénal et sanitaire, les personnes s'exposent à prendre ces risques « pour rien ».

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Enfin, au regard de la situation dans les territoires ultramarins, frappés par des taux de pauvreté et de chômage bien plus élevés que dans l'Hexagone, le rapporteur ne peut que rappeler l'importance de mener une politique publique adaptée aux spécificités de ces territoires. La prévention, en particulier auprès des jeunes et des populations les plus vulnérables, sera également primordiale pour endiguer le trafic et la mise en danger de sa propre vie que constitue le fait d'accepter de passer de la cocaïne. Il faut mettre fin au sentiment d'un abandon des territoires ultramarins par l'État.

Recommandation n° 11 de la commission d'enquête : rénover la politique de lutte contre les « mules »

· Adapter la réponse judiciaire à la problématique des convoyeurs de stupéfiants, en Guyane comme aux Antilles : sécurisation des arrêtés préfectoraux d'interdiction d'embarquement, maintien des procédures simplifiées et transactions douanières, hyper-prolongation médicale de la garde à vue pour les personnes transportant de la drogue in corpore, mise en place d'une peine complémentaire d'interdiction de vol ;

· Systématiser les contrôles des flux « retour » en ciblant l'argent liquide.


* 673 Propos d'Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne, lors de la table ronde des magistrats de Cayenne, 20 décembre 2023.

* 674 Ibid.

* 675 Direction des affaires criminelles et des grâces, « Politique pénale du parquet de Créteil relative au traitement des faits de trafic de stupéfiants et blanchiment sur la plateforme aéroportuaire d'Orly », 7 juillet 2023.

* 676 Loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces.

* 677 Propos d'Yves Le Clair, procureur de la République près le tribunal judiciaire de Cayenne, lors de la table ronde des magistrats de Cayenne, 20 décembre 2023.

* 678 Rapport n° 614 (2022-2023) fait par Albéric de Montgolfier au nom de la commission des finances sur le projet de loi visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces, déposé le 17 mai 2023.

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