D. UNE VISION D'ENSEMBLE DÉSARTICULÉE : LES FAILLES DU « PLAN STUPS » RÉNOVÉ

Présenté au rapporteur comme un document « finalisé » à la fin de l'année 2023, le « plan stups » rénové appelé à prendre la suite du premier « plan stups » de 2019 n'a toujours pas, à l'heure où ces lignes sont écrites, été publié. Ce retard est, en lui-même, un facteur de lourdes interrogations.

Le contenu du futur plan, qui n'a pas encore été rendu public à l'heure où le présent rapport est adopté, le 7 mai 2024, ne l'est pas moins.

Après de longues tractations avec le ministère de l'intérieur, le document sollicité depuis décembre 2023, la commission d'enquête a réussi à obtenir une copie de ce document en février 2024, après plusieurs relances ; elle est annexée au présent rapport615(*).

Ce document provisoire devait, avec ses 29 mesures déclinées selon trois axes (« améliorer la connaissance des trafics, entraver la circulation des produits stupéfiants et démanteler les organisations criminelles de trafiquants de stupéfiants ») constituer une version stabilisée du document, restant seulement en attente d'une validation finale de Matignon - ce qui est légitime au vu du caractère interministériel du plan.

De toute évidence, le sujet n'était pas considéré comme prioritaire puisque, plusieurs mois plus tard, la validation attendue n'a pas été rendue.

Pire encore, depuis cette date, les annonces gouvernementales se sont multipliées, du gel administratif des avoirs des narcotrafiquants promis par le ministre de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique aux tests salivaires sur la voie publique proposés par le ministre de l'intérieur en passant par la réforme du statut des « repentis » évoquée par le garde des Sceaux, mais aucune ne figure dans le futur « plan stups » : dans ce contexte, la commission d'enquête ne peut s'empêcher de s'interroger sur la pertinence de ce document et sur sa possible obsolescence précoce - et malheureusement non programmée.

Au-delà de ces considérations méthodologiques, la structure et le contenu du « plan stups » rénové mérite d'être commentée en ce qu'elle témoigne, d'abord, d'un flou persistant quant au rôle des différents acteurs engagés dans la lutte contre le narcotrafic et, corrélativement, d'une vision d'ensemble désarticulée qui se traduit par une juxtaposition de mesures dont le lecteur - même aguerri - ne comprend vraiment ni en quoi elles consistent ni qui a vocation à les mettre en oeuvre.

La commission d'enquête en est convaincue : les hommes et femmes engagés chaque jour sur le terrain méritent mieux.

1. Un flou persistant sur le rôle de chaque acteur : un plan désincarné

Le futur plan apparaît tout d'abord particulièrement désincarné, comme si son ambition avait été d'éviter à tout prix de désigner le service responsable de la bonne mise en oeuvre de ses différentes mesures et les services concourants. Qu'on en juge à partir de ces quelques exemples :

· la première mesure, qui porte sur l'établissement d'un « état de la menace liée au narcotrafic » - et qui constitue donc la continuation d'une mesure existante depuis plusieurs années -, ne cite pas l'Ofast (pourtant rédacteur de cet « état » depuis ses origines) mais « les acteurs publics », sans autre précision ;

· la mesure relative au renseignement opérationnel ne fait pas une seule référence aux Cross, qui en sont pourtant les actrices centrales, voire exclusives dans la fédération des acteurs qu'elles opèrent ;

· l'entrave des cibles d'intérêt prioritaire est, une nouvelle fois, une mission dont la responsabilité n'est pas attribuée, le plan se bornant à en appeler à « l'action de l'ensemble des acteurs : services d'enquête, services de renseignement, partenaires étrangers dont l'action porte directement ou indirectement sur la lutte contre les trafics ». Non seulement on ferait difficilement plus large, quand bien même ce serait le but délibérément poursuivi, mais surtout ce flou ne se justifie pas au vu du nombre très limité de cibles d'intérêt prioritaire (quelques dizaines) : leur rareté ne permet pas d'imaginer que le doute existe quant à l'identité des services appelés à les localiser et à assurer leur traduction devant la justice ;

· la même imprécision règne sur la mesure consistant à « entraver l'utilisation des moyens technologiques par les trafiquants notamment en matière de communications » (sic) : s'il est bien rappelé que l'enjeu réside dans la capacité « à détecter, comprendre et infiltrer rapidement les nouveaux systèmes développés par les organisations criminelles », sa poursuite est confiée à des « services » qui ne sont pas nommés. L'immense technicité de l'exercice suggère pourtant qu'un faible nombre d'entités sont capables de remplir une telle mission.

Cette situation pose trois questions, auxquelles la commission d'enquête n'a pas réussi à répondre, y compris après avoir interrogé un grand nombre d'acteurs sur le fonctionnement du futur plan.

Tout d'abord, elle n'aide pas - c'est un euphémisme - à résoudre le flou persistant qui entoure le rôle et les attributions de chacun : s'il affiche l'ambition d'être « résolument interministériel », le « plan stups » rénové semble surtout résolument indéfini. On peut même se demander dans quelle mesure les termes imprécis qui sont employés n'ont pas justement été pensés pour ne pas faire de vagues : éviter de froisser le service que l'on ne cite pas, éviter de désigner un responsable - éviter, en un mot, de trancher.

Ensuite, elle ne permet même pas de tracer le périmètre du champ de bataille, puisqu'elle maintient un préoccupant silence sur la liste des acteurs qui seront appelés, sous une forme ou une autre, à contribuer au plan. Quid des acteurs privés, opérateurs des ports, réseaux sociaux, secteurs touchés par le blanchiment ? Quid des élus locaux, des polices municipales et des acteurs de la politique de la ville ? De tout cela, on ne saura rien. Le rapporteur rappelle que la nécessaire discrétion qui entoure ce type d'exercice n'est pas un prétexte suffisant : à titre d'exemple, la mesure n° 15 du précédent plan, rendu public en 2019, prévoyait explicitement l'« invitation des polices municipales, des bailleurs sociaux et des sociétés de transport urbain à participer au “pilotage renforcé” afin qu'ils apportent des renseignements sur les trafics ».

Enfin, une telle imprécision empêche de facto toute responsabilisation des services concernés et, a fortiori, la fixation d'objectifs clairs à atteindre avant l'expiration de la période couverte par le plan. Si personne n'est identifié comme étant en charge d'une mesure, personne n'est responsable de son succès ni, surtout, de son échec : voilà le dangereux axiome dans lequel le Gouvernement semble vouloir s'enfermer.

2. Une juxtaposition de mesures disparates et imprécises : un plan famélique

Pour ne rien arranger, les mesures elles-mêmes sont libellées avec une grande imprécision.

Là encore, et même si aucune des 29 mesures - à de rares exceptions près - n'échappe à une formulation laconique reposant visiblement sur l'économie de mots, on se permettra d'illustrer ce constat avec un échantillon d'exemples, choisis parmi les plus frappants.

Ayant relevé, pour ceux qui peut-être l'ignoreraient, que « l'action de l'État en mer est essentielle dans la lutte contre le trafic de stupéfiants » et ayant décrit ses modalités d'exercice en quelques lignes, le plan indique qu'il convient de « consolider l'action de l'État en mer dans la lutte contre le trafic de stupéfiants ». Aux yeux du Gouvernement, le terme « consolider » parle visiblement de lui-même et suffit à fonder une politique publique.

Au titre de l'entrave à la circulation des produits stupéfiants sur le territoire français, le futur plan ne sera guère plus disert. Tout au plus apprendra-t-on, si on en doutait, qu'il faut « renforcer les actions dans les ports maritimes » ainsi que « dans les aéroports, notamment (sic) en prenant en compte le phénomène des passeurs », « renforcer les contrôles sur le vecteur du fret postal et express », « lutter contre toutes les formes de cannabiculture », « lutter contre le trafic de crack » (au passage, le rapporteur constate que la cocaïne seule ne valait pas une mesure spécifique, ce qui interroge dans un contexte où le Gouvernement lui-même évoqué un « tsunami blanc »).

On ne saura ni comment ni dans quelle proportion ces renforcements et ces consolidations doivent être opérés, et on ne saura pas davantage les formes que sont supposées prendre ces multiples « luttes ».

L'indigence du plan atteint son paroxysme avec les questions pénales. Le rapporteur estime éclairant, sans même la commenter, de citer in extenso la mesure n° 28 et son texte d'accompagnement (qui tient en quatre lignes, tout compris, dans le document « source ») : « L'ingéniosité des trafiquants en termes de modes opératoires, d'outils utilisés, de techniques sollicitées pour parvenir à organiser le trafic de stupéfiants requiert une adaptation des outils législatifs. C'est, notamment, le défi posé par les évolutions technologiques, qui supposent de trouver un équilibre entre l'accès aux données, leur conservation et la préservation des droits.

« Mesure n° 28 : Conduire les évolutions législatives nécessaires pour améliorer la lutte contre le trafic de stupéfiants. »

Aucun mot n'a été retranché de cette citation.

De redondances en circularités (les mesures étant bâties sur un modèle invariable, fondé sur le système suivant : « cette politique est insuffisante et nous ne dirons pas pourquoi ; il faut donc la renforcer et nous ne dirons pas comment »), le futur plan apparaît extraordinairement indigent. Cela serait risible si cela n'était pas profondément inquiétant.

3. Un plan en recul par rapport à celui de 2019

Le dernier point de préoccupation, et non des moindres, est que le « plan stups » rénové s'inscrit en net recul par rapport à celui de 2019.

Ce recul peut d'abord s'observer en matière de lutte contre le blanchiment : la mesure n° 47 du plan actuel, « renforcement de la coopération avec les pays tiers en matière de blanchiment, notamment les pays du Maghreb et Dubaï » est ainsi reformulée dans le nouveau plan de la manière suivante : « développer la coopération internationale avec les pays servant de plateformes de blanchiment ou de sanctuaire pour les avoirs criminels » (mesure n° 23) : sauf à ce que les pays du Maghreb et Dubaï aient quitté cette catégorie, ce que la commission d'enquête n'a pas constaté, ce silence peut s'interpréter comme un renoncement.

On a déjà cité la mesure consistant à « entraver l'utilisation des moyens technologiques par les trafiquants notamment en matière de communications ». L'intention est louable, mais elle gagne à être comparée avec les mesures nos 51 et 52 du plan actuel et qui visaient à la « mise à disposition des services d'enquête de moyens d'interceptions des communications cryptées » et à l'« accroissement des moyens budgétaires nécessaires pour acquérir les outils de pointe dans le cadre des techniques spéciales d'enquête » : visiblement, ces objectifs ne sont plus d'actualité.

Dernière illustration - il y en a d'autres, mais que le présent rapport ne recensera pas pour ne pas désespérer le lecteur - de ce déclin : là où le plan de 2019 entendait systématiser les enquêtes patrimoniales (mesure n° 29, restée lettre morte), augmenter l'offre de formation en la matière (mesure n° 30) ou encore renforcer les réseaux spécialisés (mesure n° 31), le plan rénové prévoit de « priver les trafiquants de leurs avoirs criminels ». La volonté de réduire le nombre de mesures portées par le nouveau plan (elles passent en effet de 55 à 29) ne justifie peut-être pas que l'ambition de conduire enfin des enquêtes patrimoniales effectives et systématiques soit abandonnée.

Face à cette situation, la commission d'enquête a pu croire de bonne foi que le document qui lui avait été transmis avait été « caviardé » ; elle a eu le déplaisir de constater qu'il n'en était rien, la même version lui ayant finalement été transmise par plusieurs services différents. Sans stratégie d'ensemble, moins ambitieux et moins précis qu'il y a quatre ans, le plan présenté n'est pas à la hauteur des enjeux.


* 615 Annexe II.

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