VI. DES ACTEURS « ÉPARPILLÉS FAÇON PUZZLE », AU NIVEAU CENTRAL COMME AU NIVEAU LOCAL

Il est parfaitement légitime et nécessaire qu'un grand nombre d'acteurs intervienne dans la lutte contre le narcotrafic : cette situation est justifiée tant par l'ampleur de la menace que par la technicité des domaines à maîtriser pour faire face aux stratégies des trafiquants.

Pour autant, après avoir fait un examen approfondi de la gestion de la menace, on est en droit de se demander si chaque protagoniste dispose d'un rôle suffisamment clair et, plus trivialement, s'il y a un pilote dans l'avion. On s'est parfois demandé si l'Europe avait un numéro de téléphone : la commission d'enquête se demande désormais si la lutte contre le narcotrafic en a un et s'il lui est possible de parler d'une même voix et d'agir d'un même mouvement, ce qui est aujourd'hui loin d'être le cas.

A. UNE STRUCTURE ÉCLATÉE, VOIRE ILLISIBLE

La lutte contre le trafic de stupéfiants est confiée, en France, à une très grande multiplicité d'acteurs relevant de différents services, de différentes directions, de différents offices, de différents ministères. C'est dû à la nature multiple du trafic, qui présente une dimension criminelle, mais aussi financière et sanitaire. Il est inévitable que des chevauchements ou des conflits de compétence apparaissent, et la création de l'Office antistupéfiants (Ofast) en 2019 avait vocation à les surmonter pour créer un véritable chef de file de la lutte contre le narcotrafic. Mais les auditions et les déplacements de la commission ont montré que tel n'était pas encore le cas : les forces de sécurité intérieure ne sont pas encore en ordre de bataille contre un phénomène qui arrive pourtant à un point de bascule.

Une très grande variété d'acteurs à faire travailler ensemble

Pour rappel, les services de l'État impliqués dans la lutte contre le service de stupéfiants, tels que listés dans la Doctrine nationale de la lutte contre les trafics de stupéfiants définie par l'Ofast553(*), sont, pour la police :

· la direction centrale de la sécurité publique (DCSP), avec les unités de voie publique et d'enquête et les directions départementales de sécurité publique (DDSP) ainsi que le service central du renseignement territorial ;

· la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ), avec l'office central de lutte contre le crime organisé (OCLCO), la division des relations internationales (DRI), le service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique sur la criminalité organisée (Sirasco) ou l'office central pour la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF) appuyé par la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac) ;

· la préfecture de police ;

· la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) ;

· la direction de la coopération internationale de sécurité (DCIS) avec son réseau de services de sécurité intérieure (SSI) dans les postes diplomatiques ;

· la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).

Pour la gendarmerie :

· les unités territoriales ;

· les brigades de recherche ;

· les sections de recherche à l'échelon régional, appuyées par les sections d'appui judiciaire (SAJ), les groupes d'observation-surveillance (GOS), les dispositifs cyber, les cellules nationale et régionales des avoirs criminels (CeNAC et CeRAC) et les formations aériennes ;

· la sous-direction de la police judiciaire (SDPJ) au niveau national, et notamment le Centre de lutte contre les criminalités numériques554(*) (C3N), la cellule nationale des avoirs criminels (Cenac), et le service central de renseignement criminel (SCRC)555(*) ;

· les gendarmeries spécialisées (gendarmeries des transports aériens, des voies maritimes, des voies navigables) ;

· les offices centraux que sont l'Office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI) et l'Office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (Oclaesp).

Les groupes interministériels de recherches (GIR) constituent des unités d'appui aux enquêtes regroupant gendarmes, policiers et représentants de l'inspection des finances qui conduisent notamment des enquêtes patrimoniales.

Il faut ajouter, dans ce paysage, l'implication de la direction générale des douanes et des droits indirects (DGDDI), notamment à travers :

· la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED), service de renseignement du premier cercle ;

· le service d'enquêtes judiciaires des finances (SEJF) ;

· la direction nationale garde-côtes des douanes (DNGCD)556(*) ;

· la direction des relations internationales (DRI) qui pilote le réseau des attachés douaniers.

Toujours à Bercy, outre les douanes, le service Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) contribue également à la lutte contre le narcotrafic dans le domaine du renseignement financier.

L'observatoire français des drogues et des tendances addictives (OFDT) mène une mission très importante d'évaluation de la pénétration de la drogue dans notre société ; tandis que la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives (Mildeca) coordonne et finance diverses politiques de lutte contre la drogue, y compris le narcotrafic.

Mais il faut ajouter à ces acteurs des comités et groupes locaux tels que les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross557(*)), les groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD), instances ad hoc associant, dans un quartier touché par le trafic, l'ensemble des parties prenantes, les comités opérationnels départementaux anti-fraude (Codaf), etc.

Enfin, la lutte contre le trafic de stupéfiants implique des acteurs administratifs comme la direction générale des finances publiques (DGFiP), mais aussi les bailleurs sociaux, et des acteurs privés comme les banques ou encore les professions assujetties aux obligations LCB-FT (lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme), les élus locaux, etc.

Ces acteurs forment une véritable nébuleuse dans laquelle il est parfois difficile de se retrouver - encore cette liste ne mentionne-t-elle pas les très nombreux services de police au niveau local dont les compétences peuvent se chevaucher.

1. Un paysage très morcelé, qui nuit à l'efficacité de l'action répressive
a) Les traditionnelles rivalités de services : le retour de la guerre des polices ?

Au niveau local, il est parfois de se retrouver dans les attributions des différents services, et l'on constate des rivalités et des refus de coopérer. Ces rivalités se retrouvent de différentes manières : refus de la part de services de police de travailler en co-saisine, préemption de certaines cibles, empiètement de domaines.

La sûreté départementale, la police judiciaire, la sécurité publique, la gendarmerie sont autant d'intervenants dont la collaboration n'est pas toujours harmonieuse sur un territoire donné - même au sein de chaque service, des rivalités peuvent exister entre voisins. La commission d'enquête a ainsi eu connaissance, lors d'un de ses déplacements, d'une enquête menée en matière de stupéfiants par un service départemental de police judiciaire sur le territoire d'un autre, à l'insu de ce dernier. Il arrive également qu'un service de police propose une co-saisine à un service voisin sur une affaire avant, devant le refus de celui-ci, qu'il aille solliciter un service de gendarmerie.

Il est par ailleurs d'usage pour chaque service de conserver ses informateurs ou « tontons » : la gestion d'un informateur étant une charge à plein temps, impliquant des appels en dehors des services, un « traitement » très lourd comportant une part d'accompagnement psychologique, les policiers traitants sont légitimement réticents à les partager avec d'autres services - ou même avec leurs collègues au sein d'un même service.

Ces réalités bien connues des magistrats imposent un certain doigté dans la saisine des services d'enquête ou la transmission d'un service à un autre. Il arrive également que des services de police, pour différentes raisons, refusent d'être saisis sur une affaire, ou que deux services s'arrangent entre eux sur les saisines, préemptant le choix du magistrat. D'où le propos d'un juge d'instruction rencontré par la commission d'enquête : « le choix du service d'enquête n'est pas toujours un choix ».

Cependant, le nombre d'acteurs de police, de gendarmerie, les différentes strates d'unités, auxquels s'ajoute l'action des douanes provoquent un émiettement des forces558(*) et des rivalités.

b) Des « collisions » parfois liées à une ignorance réciproque

Lorsqu'un criminel est suivi par deux services différents qui ne se coordonnent pas, des collisions peuvent survenir. Un commandant de police de Lyon559(*) indique ainsi qu'en deux mois, il a « rencontré » quatre fois les douaniers qui suivaient les mêmes véhicules.

Autre exemple, rapporté par Maewenn Hénaff, juge d'instruction au tribunal judiciaire de Pointe-à-Pitre : « Un service d'enquête fait de la surveillance d'arrivages de stupéfiants et d'armes depuis La Dominique. Il avertit les douanes de son opération de surveillance, afin d'éviter des contrôles trop stricts sur un bateau particulier. Mais un autre service des douanes arrête tout le monde et procède à une saisie »560(*).

L'un des moyens d'éviter ces collisions et une compétition qui rappellerait la « guerre des polices » a été de constituer le fichier antistupéfiants (Fast), déployé en janvier 2022 et qui a pris le relais du fichier national des objectifs stupéfiants (Fnos). Il a pour objectif de faciliter la coordination entre les services et d'éviter que plusieurs d'entre eux ne visent la même cible - Stéphanie Cherbonnier, cheffe de l'Ofast, lui attribue ainsi un rôle de « déconfliction avec nos services partenaires, dont la douane et la gendarmerie »561(*) ; mais, dans les faits, il a aussi pour conséquence que certains services « préemptent » des cibles.

De plus, la coordination ne redescend pas toujours sur le terrain : les douanes et l'Ofast doivent inscrire les personnes qu'ils surveillent au Fast, et les véhicules au Foves (fichier des objets et des véhicules signalés), mais les brigades de surveillance intérieure (BSI) des douanes n'ont pas accès direct au Foves ce qui les a conduits, dans un incident relaté par un service de police rencontré au cours d'un déplacement, à compromettre sans le savoir la filature d'une voiture ouvreuse d'un go-fast.

Alertée sur ce risque, la DGDDI n'a pas apporté de réponse sur le point précis de l'accès de la BSI au Foves562(*).

c) La dimension interpersonnelle, un frein potentiel à l'action cohérente des pouvoirs publics contre le narcotrafic

Il est inévitable que la coopération entre les différents services de l'État connaisse des fluctuations à l'aune des relations entre ceux qui les représentent. Cependant, il peut être frustrant de constater que la continuité de politiques de lutte contre le narcotrafic est parfois tributaire de ces relations interpersonnelles. La commission d'enquête a ainsi entendu un maire rencontré lors de son déplacement en Bourgogne et à Lyon déclarer qu'il n'avait pas de contacts avec le procureur, faute d'entente entre les deux hommes... La commission a également eu connaissance d'un document rédigé par un préfet délégué signalant d'importants problèmes de fonctionnement au niveau d'une antenne Ofast, liés au manque d'expérience de l'agent qui en assurait le commandement563(*).

Au-delà de la dimension relationnelle, une politique innovante menée par un magistrat au niveau de son ressort nécessite l'implication de toutes les parties concernées, notamment les services de police. À titre d'illustration, le procureur de la République de Grenoble564(*) a fait élaborer par ses services un modèle de procès-verbal simplifié de constatation d'infraction permettant d'interpeller les guetteurs des points de deal, et surtout de saisir l'argent et la drogue trouvés sur eux. Ce mode d'action a été validé par le directeur départemental de la sécurité publique (DDSP) de l'Isère, mais son successeur n'a pas souhaité poursuivre l'expérience, de crainte qu'elle ne conduise à des excès de verbalisations. Le nouveau DDSP, en revanche, se montre prêt à mettre en oeuvre le dispositif.

Cet exemple illustre le caractère très contre-productif de tels changements de doctrine : même si ces évolutions peuvent être inspirées par des motifs tout à fait légitimes, en matière de lutte contre les stupéfiants, on ne peut se satisfaire du stop and go et les disparités dans les lieux ou dans le temps sont autant de facteurs de réduction de l'efficacité collective.

d) Des découpages géographiques parfois problématiques

Le déplacement de la commission d'enquête dans la Meuse a mis en évidence des problèmes récurrents liés à la zone de compétence géographique des différents services. Ainsi en matière de trafics de stupéfiants, Verdun entretient des liens avec Metz en raison d'une saturation de l'offre dans cette dernière ville ; mais Verdun dépendant de la direction territoriale de la police judiciaire (DTPJ) de Nancy qui couvre quatre départements, il y avait peu de remontées d'information vers Metz.

Ce type de cloisonnement, que l'on retrouve partout sur notre territoire, est particulièrement dommageable face au narcotrafic, activité qui repose justement sur la mobilité.

Un autre problème récurrent réside dans le fait que beaucoup de dossiers nécessitent une sollicitation des services parisiens. C'est notamment le cas des réseaux de collecteurs d'argent, qui sont décorrélés des réseaux de trafic. Cela implique des co-saisines qui sont difficiles, car les services parisiens sont déjà submergés de demandes565(*).

Il arrive enfin que, dans certaines zones, les répartitions des compétences respectives des services soient mal connues : ainsi de la côte bretonne, où la gendarmerie, chargée de la surveillance du littoral, doit entrer en dialogue avec la gendarmerie maritime ou les douanes, dont elle ne connaît pas bien les attributions566(*).

2. Au niveau judiciaire : des critères de répartition pas toujours définis entre les tribunaux judiciaires et les Jirs

La commission d'enquête a également pu se rendre compte de certains problèmes dans l'articulation entre juridictions interrégionales spécialisées (Jirs) et tribunaux judiciaires : elle a notamment été informée567(*) du refus d'une Jirs de reprendre plusieurs dossiers transmis par un tribunal judiciaire, notamment si ceux-ci avaient déjà fait l'objet d'investigations avancées.

Dans un autre ressort, le procureur de la République d'un tribunal judiciaire a observé que la Jirs ne « récupérait » que de manière ponctuelle des dossiers de règlements de compte, sans pouvoir construire de vision globale du phénomène.

Or la complexité d'un dossier, qui est l'un des critères de saisine des Jirs peut se révéler au cours de l'enquête (le cas cité dans l'exemple supra étant celui d'un « rafalage » qui a fait une victime collatérale) ; de plus, les tribunaux judiciaires n'ont bien souvent pas les moyens humains et matériels de prendre en charge des dossiers aussi lourds ; enfin, la Jirs détient parfois des informations sur les trafics d'ampleur régionale que n'ont pas les procureurs locaux.

Ce constat n'est pas nouveau puisqu'il figurait déjà dans le rapport du groupe de travail dirigé par François Molins, alors procureur général près la Cour de cassation, sur la criminalité organisée en 2019, et qui pointait déjà « les cas de dossiers conservés dans les juridictions de droit commun alors qu'ils auraient pu relever d'une juridiction spécialisée », étant souligné que de tels cas « proviennent majoritairement, soit d'un refus de celle-ci de se saisir, soit d'un défaut d'information en temps utile de la juridiction spécialisée ». Le principe de la double information du parquet local et du parquet Jirs (voir infra), pourtant posé dans de multiples circulaires, reste ainsi insuffisamment appliqué.

L'articulation entre les juridictions compétentes sur le narcotrafic :extraits du « rapport Molins » sur la criminalité organisée de 2019

« Depuis la mise en place des Jirs, le principe de la double information a été posé et rappelé dans les circulaires de politique pénale de la direction des affaires criminelles et des grâces pour permettre à chacun des parquets d'envisager de retenir sa compétence. La mise en oeuvre de la compétence concurrente des Jirs repose en effet sur la qualité de l'information et la célérité avec laquelle celle-ci est portée à la connaissance des différents interlocuteurs.

« Comme l'indique la circulaire du 2 septembre 2004, il convient de distinguer l'information opérationnelle qui doit permettre de mettre en alerte et éventuellement d'apprécier dans des délais réduits si l'enquête doit être poursuivie sous la direction du parquet local ou du parquet de la Jirs de celle qui, dans un second temps, enrichie par les premiers résultats de l'enquête et l'analyse des parquets, présidera à la décision de saisine. L'information de la Jirs doit être distinguée de sa saisine mais l'information est une phase indispensable à l'évaluation du dossier et donc à la saisine du parquet compétent.

« Cette double information repose à la fois sur les parquets et sur les services de police et de gendarmerie. Dans le but d'une réelle efficacité et d'une information transmise le plus en amont possible, dès qu'ils sont informés d'une infraction ou des agissements d'un groupe criminel susceptibles de s'inscrire dans un phénomène de criminalité organisée complexe, les services de police et les unités de gendarmerie doivent adresser une double information, d'une part, au parquet dont ils dépendent et, d'autre part, au parquet de la juridiction interrégionale spécialisée compétente.

« Cette double information aux deux parquets, directe et immédiate, n'emportant bien évidemment pas saisine de la juridiction spécialisée, est seule de nature à permettre aux deux parquets, dans un délai proche de la commission des faits, d'être informés et d'être ainsi en situation d'analyser le périmètre de l'affaire, sa complexité et son inscription dans un phénomène de criminalité organisée.

« Ainsi, pour toutes les procédures pouvant relever de la criminalité organisée, le parquet de la Jirs doit être destinataire d'une double information provenant du service de police judiciaire et du parquet local qui avise le parquet général. [...]

« Malgré les sept dépêches ou circulaires de la DACG en ayant affirmé puis rappelé le principe, cette double information reste parcellaire et aléatoire ainsi que l'ont démontré les auditions des chefs des services de police judiciaire et des magistrats spécialisés.

« Réticents à mettre en oeuvre ce principe de double information, les services de police et de gendarmerie font valoir qu'il les placerait, selon leurs propres termes, dans une situation de porte à faux vis à vis des juridictions locales et pourrait générer des conflits de loyauté à l'égard des magistrats locaux avec lesquels ils oeuvrent au quotidien. Certains magistrats entendus par le groupe de travail ont même évoqué des situations dans lesquelles certaines qualifications, notamment celle de corruption, seraient délibérément “oubliées” pour éviter d'avoir à informer le parquet Jirs et le parquet général et conserver ainsi le traitement des dossiers. »

Source : rapport (juillet 2019) du groupe de travail sur le traitement de la criminalité organisée et financière

Il convient de noter que la question de l'articulation des compétences entre les différents échelons, du tribunal judiciaire à la Junalco en passant par la Jirs, est indissociable de celle des moyens d'investigation mais aussi d'audiencement, déjà évoquée.

3. Le bilan mitigé des Cross
a) Un dispositif de partage du renseignement mais aussi de dialogue

Issue d'une initiative prise par les services de Marseille, la création des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants est l'objet de la mesure n° 1 du plan national de lutte contre les stupéfiants présenté le 17 septembre 2019 : « La mission de recueil et de centralisation du renseignement criminel, à des fins de partage entre les services, figurera comme premier objectif des cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) qui seront implantées sur l'ensemble du territoire et qui constitueront les relais locaux de l'Ofast ».

Concrètement, les Cross sont chargées de :

· centraliser et analyser l'information sur les trafics dans leur ressort ;

· transmettre le renseignement à l'antenne de l'Ofast compétente ;

· proposer aux instances de coordination de procéder aux « déconflictions nécessaires entre services et/ou unités le plus en amont possible de la saisine judiciaire »568(*) ;

· transmettre les informations consolidées au procureur de la République compétente ;

· proposer aux autorités locales (préfets et procureurs) une stratégie locale de lutte contre les trafics569(*).

Au nombre de 104, les Cross sont implantées dans chaque département, pilotées selon les cas par la police nationale (DDPN), la gendarmerie nationale ou la préfecture de police.

Elles ont, au vu de ce qui précède, pour fonction première de recueillir le renseignement opérationnel et de le faire remonter au pôle « renseignement » de l'Ofast pour centralisation et analyse, mais aussi à l'autorité judiciaire.

En 2022, 11 214 informations ont été reçues par les Cross, recueillies à 54 % par voie anonyme via la plateforme dédiée570(*) : 4 476 ont fait l'objet d'une note de renseignement571(*)572(*). Ce renseignement doit être capitalisé à la fois pour nourrir la connaissance des réseaux criminels, en particulier avec une cartographie des points de deal, et pour conduire à l'ouverture d'informations judiciaires : selon Annabelle Vandendriessche, cheffe du Sirasco573(*), l'un des rôles des Cross est de recueillir l'information « perdue », c'est-à-dire celle qui n'est pas utilisée dans une procédure judiciaire mais peut être très utile à l'action policière - comme le fait que, sur un point de deal, la paie intervient le 23 du mois.

Mais les Cross ont aussi un rôle de décloisonnement entre les services, voire de « déconfliction ». Ainsi que le souligne l'ancienne préfète de police des Bouches-du-Rhône, Frédérique Camilleri, « elles permettent de signaler explicitement et ouvertement ce sur quoi chaque service travaille, dans quelle cité, afin d'éviter que des actions de voie publique ne soient menées à des moments-clés de l'enquête »574(*).

Ce rôle de lien entre les services est corroboré par Marc Perrot, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes : « La Cross permet d'entretenir des liens très approfondis avec les autres services chargés de la lutte contre les trafics de stupéfiants. Elle a également permis de cartographier les points de deal et d'avoir une vision un peu plus globale de la situation. Au travers de réunions quasi mensuelles, elle permet d'échanger avec tous les partenaires à la fois sur les phénomènes nouveaux relevés sur les ressorts des uns des autres ainsi que sur les affaires en cours, pour éviter les doublons. Surtout, la Cross permet de créer du lien entre nous et de découvrir les acteurs du trafic de stupéfiants. Cette communication est source d'une plus grande efficacité et d'une meilleure articulation entre la police, la gendarmerie et la douane »575(*).

b) Une animation très inégale

En 2022, après environ une année de fonctionnement de cellules à leur régime de croisière, un bilan réalisé par l'Ofast a conduit à une refonte globale, certaines Cross permanentes ayant été rendues non permanentes et vice-versa, et d'autres ayant vu leur périmètre évoluer576(*). Il était notamment constaté que certaines Cross non permanentes étaient inactives.

Plusieurs problèmes de coordination sur le terrain ont été relevés dans une note transmise à la commission d'enquête, comme le fait que dans un département, une Cross s'était vue interdire l'accès aux brigades locales de gendarmerie577(*).

La commission d'enquête a enfin pu se rendre compte par elle-même, lors de ses déplacements, de certains dysfonctionnements liés aux Cross, à commencer par un manque d'association des magistrats. C'est le cas dans la Meuse, où la Cross a été « remontée » au niveau interdépartemental, à Metz ; le procureur de la République n'y est pas associé, ce qui le prive de l'accès à des informations importantes comme la cartographie des points de deal. Procureure de la République du tribunal judiciaire de Lille, Carole Étienne a exprimé le même regret devant la commission : « Alors que les cellules de renseignement opérationnel sur les stupéfiants (Cross) constituent des lieux d'échange d'informations privilégiés sur le narco-banditisme, les magistrats du parquet regrettent souvent de ne pas y être associés ; pourtant, les renseignements qui y sont diffusés ont vocation à être judiciarisés le plus intelligemment possible » 578(*).

Pour Annabelle Vandendriessche, il importe d'inculquer une culture du renseignement criminel au sein de la police judiciaire et des services répressifs en général, qui peuvent avoir l'impression que certaines informations recueillies n'ont pas d'utilité.

Ce constat est tout à fait reflété dans une note de la préfecture de police de Paris transmise à la commission d'enquête579(*). Celle-ci commence par noter la part de renseignements recueillis via la plateforme de signalement : 689 sur 728, soit près de 95 %, bien davantage que la moyenne nationale de 54 % en 2022 (voir supra). La préfecture de police en tire les conséquences : « il convient désormais d'aller plus loin en faisant remonter vers les Cross davantage d'informations brutes provenant des effectifs de terrain, très en amont de l'action judiciaire. Le but n'est pas seulement d'évoquer dans ces cellules les objectifs déjà judiciarisés ou sur le point de l'être, mais aussi de recouper des informations brutes qui prises isolément ne seraient pas exploitables mais qui une fois recoupées et enrichies permettent de débuter des investigations » : ce développement montre que la culture du renseignement n'a pas été pleinement intégrée par les services répressifs.

L'utilité fondamentale des Cross, qui est de professionnaliser le recueil du renseignement et de faire travailler ensemble les services - une fonction qui n'est peut-être pas moins importante que la première - n'est toutefois pas remise en cause par les acteurs rencontrés à divers titres par la commission, dont beaucoup se sont déclarés satisfaits du fonctionnement de leur Cross au niveau local.

4. Une association parfois insuffisante de certains partenaires

La lutte contre le narcotrafic n'implique pas seulement les forces de sécurité intérieure ; elle est aussi le fait d'acteurs directement touchés par le phénomène, en particulier au niveau local.

a) Élus locaux, police municipale : une association à parfaire

Les élus locaux entendus par la commission considèrent, dans leur ensemble, le partenariat avec les forces de l'ordre comme satisfaisant. Cette coopération se fait principalement dans le cadre des conseils locaux ou intercommunaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD et CILSPD). Ainsi, souligne Nathalie Appéré, maire de Rennes580(*), « nous avons des CLSPD qui se déclinent en de multiples lieux et instances de partenariat, y compris dans les quartiers, dans le cadre des groupes de partenariat opérationnels (GPO) et des cellules de veille. L'efficacité du partenariat local et l'envie de travailler ensemble sur ces questions sont quasi systématiquement saluées par nos collègues maires, ce qui n'empêche pas d'émettre certaines réserves, notamment sur les moyens que la police nationale consacre à ces questions ». Hervé Niel, adjoint au maire de Metz chargé de la sécurité, abonde : « Le rôle du conseil local et du conseil intercommunal de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD-CISPD) est primordial, puisque ces instances permettent la concertation des partenaires locaux, indépendamment des réunions régulières et classiques entre la police, la justice et les municipalités »581(*). Le rôle de vigie du maire peut être important en matière de trafic de stupéfiants, mais aussi de blanchiment, lorsque certains commerces restent vides ou changent de propriétaire très fréquemment.

Il faut également noter le rôle des groupes locaux de traitement de la délinquance (GLTD), formés au niveau du quartier, en particulier lorsqu'un point de deal apparaît, et qui associent aussi des élus.

En revanche, si la communication « montante » au niveau local fonctionne bien, la communication « descendante » semble moins fluide. Ainsi, Nathalie Appéré déplore « l'inexistence totale d'un lien particulier ou d'un lieu de travail commun qui permettrait aux maires de travailler directement avec le ministère de l'intérieur », ajoutant : « France urbaine n'a pas réussi à mettre en place un partenariat de travail satisfaisant avec ce ministère, alors qu'elle l'a fait avec de nombreux autres. Nous ne comptons plus les courriers et les propositions de travail restés sans réponse »582(*).

Denis Mottier, chargé de mission sécurité et prévention de la délinquance à l'Association des maires de France et des présidents d'intercommunalité (AMF)583(*), souligne quant à lui qu'une fois entrés dans le domaine judiciaire, « la communication ne peut plus être réciproque : le gendarme dit “on s'en occupe”, mais il est tenu et l'on n'entre pas dans le détail ». Il pointe « différentes dispositions, par exemple celles du code de procédure pénale en matière de secret de l'enquête ou celles sur les données individuelles, notamment le suivi de cas individuels ». Du côté des forces de l'ordre, Marc Perrot, directeur territorial de la police judiciaire de Nantes, confirme point par point cette analyse : des liens, « par définition, la police judiciaire en a très peu avec les élus, nos dossiers étant couverts par le secret de l'instruction »584(*).

b) Police municipale - police nationale : une complémentarité à trouver

En matière de trafic de stupéfiants, la police municipale joue un rôle de proximité essentiel : au plus proche du terrain, elle est en mesure d'alerter de la constitution d'un point de deal par exemple.

En revanche, la police municipale ne saurait avoir de rôle direct dans la répression du trafic : « Dans le cadre de sa mission de tranquillité publique, celle-ci peut apporter son concours à la mise en oeuvre d'une réappropriation de l'espace public et elle peut intervenir, le cas échéant, dans la pénalisation des consommateurs, en fonction des doctrines locales », souligne Nathalie Appéré585(*).

Dès lors, l'enjeu principal des relations entre la police municipale et la police nationale dans la répression du trafic réside dans la complémentarité de leur action. Or cette complémentarité peut être mise à mal par une mauvaise information. Ainsi le maire de Lyon, Grégory Doucet, a révélé à la commission d'enquête que la police municipale n'était pas tenue informée des enquêtes et surveillances en cours. Dans ces conditions, toute intervention de la police municipale dans le quartier visé, qui débouche inévitablement sur la découverte de produits stupéfiants, est susceptible de perturber une « planque ». Symétriquement, la police municipale n'a pas été tenue informée d'une opération de grande ampleur sur un point de deal, où elle aurait pourtant pu assurer une sécurisation des rues adjacentes.

La police municipale peut assumer un rôle d'auxiliaire efficace de la police nationale dans son action antistupéfiants, mais elle doit pour cela être tenue informée par des canaux bien identifiés, structurés et régulièrement alimentés.

c) Les bailleurs sociaux, des contributeurs importants mais parfois négligés

Ce rapport a montré, dans sa première partie, à quel point les bailleurs sociaux étaient exposés au narcotrafic qui peut faire d'un immeuble, et d'un quartier entier, un véritable enfer. À ce titre, ils sont des partenaires naturels des forces de l'ordre. Tony Mouchet, adjoint au major général de la gendarmerie national, a ainsi expliqué à la commission d'enquête : « Avec les élus et les bailleurs sociaux, nous identifions et traitons les problèmes de deal dans les immeubles et cages d'escalier. Le cas échéant, nous évacuons des logements sociaux les personnes qui posent régulièrement problème »586(*).

Les bailleurs sociaux ont un rôle de « témoin », selon le mot du représentant d'un bailleur entendu à huis clos par la commission d'enquête587(*), et de « facilitateur » pour les forces de l'ordre, notamment en leur fournissant des éléments de contexte et en participant aux Cross et aux GLTD.

Au niveau national, une contractualisation des relations avec les forces de l'ordre est en cours, avec une convention de partenariat signée avec le ministère de l'intérieur et renouvelée en 2019, et des contrats locaux, signés à différentes échelles (commune, département, ressort du tribunal judiciaire). De même, un accord-cadre est en cours de discussion avec le ministère de la justice, qui prévoirait notamment une information des bailleurs par les parquets sur certains locataires impliqués dans des troubles.

Cependant, le caractère très inégal de l'animation de ces conventions a été porté à la connaissance de la commission d'enquête par l'Union sociale pour l'habitat588(*), qui fédère plusieurs organisations d'organismes HLM ; ces conventions ne vivent pas sans une personne spécialement désignée pour assurer l'interface, ce qui n'est pas toujours envisageable au vu des moyens humains dont disposent les protagonistes. L'USH a ainsi déploré de devoir prendre en charge le lien entre les acteurs locaux, alors que ce lien devrait justement se faire au niveau local.

5. Une coopération interministérielle défaillante

La tonalité de certaines déclarations du ministère de l'intérieur et des outre-mer à la commission d'enquête589(*) suggère que la coopération interministérielle reste à construire dans certains domaines : « le meilleur travail est parfois celui de la police fiscale, que nous avions mise en place à Bercy. Elle était très peu saisie par les magistrats. [...] Je voudrais tout de même rappeler que ce sont les magistrats qui ouvrent les enquêtes. Or il est rare qu'ils en ouvrent une pour blanchiment, parallèlement à une enquête pour trafic de stupéfiants. » Puis, à propos de l'Ofast : « L'Ofast est une belle invention interministérielle. Encore faut-il que chaque ministère y alloue des effectifs - et les meilleurs ». Le ministre fait ici référence à l'administration fiscale qui, suggère-t-il, n'est pas assez allante : « C'est à la DGFiP de réaliser des contrôles fiscaux d'opportunité » sur les personnes soupçonnées de narcotrafic.

Le garde des sceaux a lui-même reconnu, lors de son audition, le manque de coopération interministérielle : « Une réunion récente tenue place Beauvau a permis d'associer - pour la première fois, me semble-t-il - des procureurs généraux, des recteurs et des préfets. Nous avons intérêt à ne plus nager chacun dans son couloir mais, au contraire, à partager nos expériences ». Le constat, cinq ans après la mise en oeuvre du premier « plan stups », est tardif, et on peut légitimement s'étonner qu'il ait fallu attendre aussi longtemps pour mettre les acteurs concernés autour d'une même table.


* 553 Document transmis à la commission d'enquête.

* 554 Le C3N a eu un rôle important dans l'affaire EncroChat (voir la partie II-1)

* 555 Curieusement, l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale (IRCGN), rattaché à la SDPJ, n'est pas mentionné par l'Ofast parmi les acteurs de la lutte contre les stupéfiants, alors qu'il apporte un appui scientifique aux enquêtes portant sur le narcotrafic de haut niveau.

* 556 Comme l'IRCGN, ce service n'est pas mentionné par l'Ofast.

* 557 Voir infra.

* 558 Propos tenus par un membre du service interdépartemental de police judiciaire (SIPJ 54) lors d'une réunion de la commission d'enquête avec les services de police à Verdun.

* 559 Rencontré lors du déplacement de la commission d'enquête en Bourgogne et à Lyon.

* 560 Table ronde de magistrats des Antilles, 18 décembre 2023.

* 561 Audition du 27 novembre 2023.

* 562 Réponse à un questionnaire écrit du rapporteur en vue de l'audition de la DGDDI et de la DNRED du 25 mars 2024.

* 563 Document à statut confidentiel transmis à la commission d'enquête.

* 564 La commission d'enquête a rencontré le procureur de la République de Grenoble dans le cadre de son déplacement en Bourgogne et à Lyon.

* 565 Exemple donné par la section de recherche de Marseille lors d'une réunion à la préfecture de police.

* 566 Exemple donné par le général Hubert Bonneau, commandant de la région de gendarmerie Bretagne, lors de son audition « rapporteur » du 6 février 2024.

* 567 Déplacement de la commission à Verdun et Commercy.

* 568 Ofast, « Doctrine nationale de la lutte contre les trafics de stupéfiants », document transmis à la commission d'enquête.

* 569 Informations issues du même document.

* 570  https://www.masecurite.interieur.gouv.fr/fr

* 571 Données présentées par l'Ofast dans une réponse écrite à un questionnaire de la commission.

* 572 Pour 2023, les chiffres sont en légère augmentation : Pour 2023, 5 187 notes de renseignement, aboutissant à 3 590 gardes à vue dont 1 265 écrous (informations transmises par l'Ofast dans une réponse écrite à la commission d'enquête).

* 573 Audition « rapporteur » du 10 janvier 2024.

* 574 Audition du 6 mars 2024.

* 575 Audition de services de police, 17 janvier 2024.

* 576 Note de l'Ofast datée du 29 août 2022, transmise à la commission d'enquête.

* 577 Ofast, « Compte-rendu du 25ème comité de suivi du déploiement des Cross, 21 septembre 2023 ».

* 578 Audition de parquets situés en zone urbaine, 17 janvier 2024.

* 579 « Le dispositif de la préfecture de police en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants », 21 mars 2024.

* 580 Audition de France Urbaine, 6 février 2024.

* 581 Idem.

* 582 Audition précitée.

* 583 Table ronde des associations de maires ruraux, 29 février 2024.

* 584 Table ronde des services de police, 17 janvier 2024.

* 585 Audition de France Urbaine, 6 février 2024.

* 586 Audition de la direction générale de la gendarmerie nationale, 27 novembre 2024.

* 587 Audition des bailleurs sociaux, 29 janvier 2024.

* 588 Audition « rapporteur » du 13 février 2024.

* 589 Audition du 10 avril 2024.

Les thèmes associés à ce dossier

Partager cette page