B. DES SAISIES ET CONFISCATIONS TROP FAIBLES POUR ATTEINDRE LES ACTEURS DU NARCOTRAFIC

Saisies et confiscations : de quoi parle-t-on ?

Les procédures pénales de saisie et de confiscation traduisent deux pratiques distinctes.

La saisie est un acte judiciaire réalisé dans le cadre de procédures pénales permettant à l'autorité judiciaire d'appréhender matériellement ou juridiquement des biens, ce qui entraîne leur indisponibilité temporaire. La saisie peut être opérée à visée probatoire - préservation des éléments de preuve - ou confiscatoire - en vue de l'éventuel prononcé d'une peine de confiscation. La doctrine distingue par ailleurs classiquement les saisies probatoires, qui concernent les biens utiles à la manifestation de la vérité, des saisies dites « patrimoniales », qui portent sur les autres biens et poursuivent l'objectif de garantir à l'issue de la procédure soit la récupération du produit direct ou indirect de l'infraction, soit l'indemnisation des victimes.

Contrairement à la saisie pénale, qui intervient au cours de l'enquête ou de l'instruction, la confiscation constitue une peine prononcée à l'occasion d'une condamnation qui, lorsqu'elle devient définitive, entraîne la dépossession permanente d'un bien et son transfert au profit de l'État. Elle peut être prononcée à titre de peine alternative pour les délits ou les contraventions de la cinquième classe, ou à titre de peine complémentaire dans les cas prévus par la loi ou le règlement, et de plein droit pour les infractions punies d'une peine d'emprisonnement d'une durée supérieure à un an, à l'exception des délits de presse.

Source : rapport n° 445 (2023-2024) fait par Muriel Jourda au nom de la commission des lois sur la proposition de loi améliorant l'efficacité des dispositifs de saisie et de confiscation des avoirs criminels, déposé le 20 mars 2024

Ainsi que l'a parfaitement exprimé un représentant de la direction départementale de sécurité publique de Marseille, les services ont compris que la prison n'était pas un frein à l'activité des narcotrafiquants. En revanche, si on leur prend leurs biens immobiliers, leurs biens de luxe, cela leur fait mal.

Les saisies et les confiscations permettent en effet d'intervenir sur l'ensemble de la chaîne du narcotrafic :

· en enrayant les moyens logistiques du trafic (véhicules, lieux de stockage) ;

· en récupérant les bénéfices issus du trafic (investissements mobiliers et immobiliers) ;

· en appréhendant l'entier patrimoine du trafiquant509(*).

Pour autant, sur ces trois volets patrimoniaux du trafic, les trafiquants font là aussi la démonstration de toute leur ingéniosité en diversifiant leurs circuits du blanchiment, du plus traditionnel - la compensation - au plus complexe - le recours à des « sociétés lessiveuses » ou aux cryptoactifs. Surtout, les réseaux de trafiquants de stupéfiants n'hésitent pas à recourir à des organisations criminelles spécialisées dans le blanchiment pour protéger les avoirs du « haut du spectre ». Se développe ainsi une certaine spécialisation des tâches criminelles, avec des chaînes de production désormais mondialisées, à l'image de l'économie légale.

1. L'argent liquide, si tangible mais si insaisissable

L'un des objectifs que s'étaient fixés les membres de la commission d'enquête à l'issue de leurs travaux était de pouvoir répondre aux deux questions suivantes : où partent les flux d'argent liquide générés par le trafic de stupéfiants et par les milliers de points de deal en France ? Comment des chiffres d'affaires quotidiens de plusieurs dizaines de milliers d'euros par points de vente peuvent-ils se volatiliser ? Il faut bien avoir en tête qu'il s'agit de sommes colossales ; jusqu'à 90 000 euros peuvent être « encaissés » chaque jour sur un point de deal. Ce sont donc des dizaines de kilogrammes510(*) de billets qui sont chaque jour collectés et blanchis. L'Insee estimait en 2014 que 240 000 personnes vivaient directement ou indirectement de l'argent généré par les stupéfiants.

Un principe de réalité s'est toutefois rapidement dressé devant la commission d'enquête : personne ne sait aujourd'hui dire ce qu'il advient de l'ensemble de ces flux, dont la trace est rapidement perdue par les services d'enquête.

L'argent liquide constitue en effet le support le plus ancien du blanchiment, mais aussi l'un de ses plus efficaces. L'argent peut être blanchi - par un investissement dans des commerces ou des avoirs, par des circuits de compensation, par une diversification des canaux utilisés pour une seule opération de blanchiment - mais il peut aussi être directement réinjecté dans l'économie locale, par de la consommation de biens et de services parfaitement légaux (« blanchiment de proximité »).

Ces « qualités » expliquent la préférence marquée des réseaux criminels pour ce support, et donc sa part prépondérante dans les avoirs criminels saisis en lien avec le trafic de stupéfiants.

Répartition des avoirs criminels saisis en lien avec le trafic de stupéfiants en 2022

* Autres : multimédia, électroménager, assurance vie, bateau, créance, produit de placement, or, oeuvre d'art, parts de société, etc.

Source : commission d'enquête, d'après les données publiées par l'Office antistupéfiants dans l'état de la menace en 2023 et recueillies par la plateforme d'identification des avoirs criminels (Piac)

Tracer les flux de consommation est impossible, repérer les circuits de compensation est très difficile. Les organisations criminelles peuvent en effet recourir à des réseaux de collecteurs bien organisés et disposant de circuits de blanchiment préétablis. Bien souvent, les collecteurs ne connaissent pas le nom de leurs clients et prêtent leur expertise à plusieurs organisations criminelles, impliquées dans divers fraudes et trafics. Un dossier obtenu dans le cadre du décryptage d'EncroChat a permis de confirmer l'existence de deux réseaux parallèles, l'un orienté sur les substances illicites, l'autre sur les flux financiers, avec le rôle pivot des collecteurs511(*).

Viser ces groupes peut néanmoins s'avérer stratégique pour accéder à des informations aussi déterminantes que les sommes en jeu ou les coordonnées et l'identité des points de contact entre les collecteurs et les commanditaires, qui sont souvent proches des têtes de réseaux.

Les collecteurs, groupe pivot du blanchiment de l'argent liquide

« Les dossiers que nous avons appelés Virus et Rétrovirus sont emblématiques dans la lutte contre le blanchiment de l'argent du trafic de drogue.

« Dans le dossier Virus, l'argent de la drogue était récolté par un sarraf qui avait des liens avec une banque d'affaires en Suisse. Des exilés fiscaux français, qui détenaient des comptes en Suisse, voulaient utiliser leur argent en France : on leur y remettait des espèces issues de la drogue et en contrepartie, ils réalisaient des virements internationaux depuis la Suisse sur des comptes à disposition des trafiquants de drogue.

« Dans le dossier Rétrovirus, un Indien récupérait l'argent - il s'agissait de dizaines ou de centaines de millions d'euros. Ses collecteurs allaient à Anvers, qui est une plaque tournante du commerce d'or, et échangeaient l'argent de la drogue contre de l'or, notamment des bijoux. Cet Indien envoyait ses petites mains en avion jusqu'à Dubaï, avec les bijoux. À Dubaï, il avait une complicité chez un fondeur, qui transformait l'or. Ensuite, l'or était exporté illégalement en Inde, qui est l'un des plus gros consommateurs d'or, et où celui-ci est le plus taxé. L'or non taxé s'y écoule très facilement. Le sarraf prenait une commission ridicule sur le blanchiment, car son intérêt était de disposer de grosses quantités d'argent liquide pour se livrer à son trafic d'or, en dégager un gros bénéfice, et réaliser des virements à destination des trafiquants de drogue.

« Un autre dossier concernait un sarraf du Centre international de commerce de gros France-Asie (Cifa) d'Aubervilliers, grossiste, qui achetait des vêtements avec l'argent de la drogue. Il les envoyait à Ceuta, donc sans contrôle, où selon un accord entre l'Espagne et le Maroc, la marchandise peut être sortie de l'enclave, dès lors que c'est à pied. Les vêtements arrivaient dans les entrepôts du sarraf au Maroc, où il les vendait, faisait son bénéfice et pouvait rendre l'argent collecté aux trafiquants.

« Ces sarraf étaient en lien avec un certain nombre de réseaux. En remontant l'argent, on a pu les identifier et les démanteler. »

Source : audition de Marc Sommerer, président de chambre près la cour d'appel de Paris, président de la Commission nationale de protection et de réinsertion des repentis, 12 février 2024

Dans l'état de la menace 2023, l'Ofast insiste ainsi sur la « problématique durable de volatilité des espèces », soulignant que « même si la collecte et le stockage s'effectuent près des lieux des trafics, le déplacement et la dispersion interviennent dans un délai bref ». C'est ce qu'ont confirmé les membres des forces de l'ordre rencontrés lors des déplacements : lors d'une intervention sur un point de deal, et contrairement à ce qu'on pourrait penser, il est très rare de tomber sur des liasses d'espèces. Au bout de quelques ventes à peine, l'argent est déjà parti chez des « nourrices », puis stocké dans divers endroits avant d'être transporté à travers le territoire, voire à l'international.

Le directeur du SEJF a confirmé en audition que les circuits de blanchiment de l'argent liquide utilisaient aussi abondamment les libéralités offertes dans certains pays d'Europe de l'Est, où les conditions de bancarisation des fonds sont moins exigeantes512(*). Ainsi, il arrive fréquemment que le SEJF soit saisi d'affaires parties de manquements aux obligations déclaratives - c'est-à-dire de franchissement d'une frontière européenne avec plus de 10 000 euros sans déclaration - avec des voitures contenant jusqu'à un million d'euros en espèces.

Dans d'autres cas encore, nul besoin de franchir les frontières : les fonds sont bancarisés en ayant recours à des « mules financières » et à la technique du « schtroumpfage », c'est-à-dire à de multiples dépôts en espèces, sous les seuils d'alerte des banques.

Les règles applicables en matière de dépôts d'espèces

Aucun plafond de dépôt n'est imposé par la réglementation. Toutefois, les banques adressent chaque mois à Tracfin toutes les opérations de dépôt ou de retrait d'espèces supérieures à 10 000 euros sur un mois calendaire et tout dépôt supérieur à 8 000 euros doit faire l'objet d'une justification de la part du déposant.

En deçà de ces seuils, les établissements bancaires définissent des procédures de contrôle des espèces, en fonction de leurs réseaux et de leurs outils, au terme d'une approche par les risques. Les banques peuvent ainsi imposer des plafonds mensuels sur le montant des dépôts autorisés pour les personnes physiques, des déclarations et/ou des justificatifs sur l'origine des fonds pour les dépôts au-delà d'un certain seuil, des déclarations et/ou des justificatifs sur la destination des fonds retirés au-delà de certains seuils.

Source : réponse de la Fédération bancaire française au questionnaire du rapporteur

2. Une ingéniosité pour entraver l'appréhension des flux financiers et la saisie des actifs

S'il est donc très difficile d'appréhender le circuit financier entre les espèces tirées de la vente au détail de produits stupéfiants et la constitution d'un patrimoine par les narcotrafiquants, des schémas d'opérations écrans sont toutefois bien identifiés : utilisation de sociétés locales et du travail dissimulé, mise à disposition de prête-noms, envoi des fonds à l'étranger ou encore détention de cryptoactifs. Les narcotrafiquants font preuve d'une grande ingéniosité pour protéger leurs avoirs.

a) Les entreprises éphémères, des « coquilles vides » trop peu contrôlées

Pour blanchir les fruits de leurs trafics et distordre le lien entre les fonds acquis illégalement et leur origine, les trafiquants s'appuient également sur des organisations criminelles dédiées au blanchiment, capables de leur fournir des outils de plus en plus complexes pour perdre la trace de l'argent, opacifier les transactions avant de pouvoir le réinjecter dans l'économie légale ou paralégale. La création de sociétés-écrans et de sociétés éphémères constitue le vecteur le plus usité.

Les entreprises éphémères

Les sociétés éphémères sont des « amplificateurs d'économie souterraine ». Créées par des gérants de complaisance, elles ont pour seul objet de faire circuler sur leurs comptes des fonds issus de multiples activités criminelles, avant d'être liquidées et radiées.

La coopération avec les greffiers des tribunaux de commerce est essentielle dans ce domaine, notamment au regard des contrôles qu'ils effectuent lors de la création des sociétés (cohérence des informations déclarées, localisation des sièges sociaux et authenticité des documents fournis).

Source : direction des affaires criminelles et des grâces, dépêche sur la politique pénale relative à la lutte contre le blanchiment de fonds, 11 décembre 2020

Les sociétés éphémères sont uniquement créées dans le but de permettre à leur créateur de disposer de comptes bancaires. Elles peuvent aussi être mises en relation avec des sociétés légales qui ont un fort besoin de liquidités, notamment pour payer des salariés non déclarés (travail dissimulé). Un autre schéma consiste à émettre des fausses factures, à utiliser l'argent du trafic pour s'acquitter de ces factures et donc à bancariser les fonds, sur les comptes appartenant à la société factice, avant de les utiliser pour acheter des biens de luxe. Ces biens sont ensuite revendus et le produit de ces ventes, désormais blanchi, est réemployable à souhait par les narcotrafiquants. Quant aux entreprises, elles disparaissent avant même d'avoir pu être contrôlées.

Pour certains trafiquants toutefois, derrière l'investissement dans des petits commerces locaux et le « blanchiment territorial »513(*), il y a également l'idée d'acquérir de l'honorabilité et d'obtenir des contrats de travail et des salaires pour la famille et l'entourage, ainsi que des aides publiques ou des crédits bancaires. Il s'agit le plus souvent d'ongleries, de pressings, de barber shops mais aussi d'entreprises du BTP ou de la restauration rapide. Pour reprendre un terme entendu en audition, une partie des narcotrafiquants se conçoivent comme des « pater familias »514(*) : s'ils se protègent en se réfugiant à l'étranger, ils investissent aussi une partie de leurs avoirs dans des entreprises ou des biens immobiliers situés sur le territoire national, avec l'objectif, à terme, de pouvoir les transmettre à leur famille et à leurs proches.

Ce constat a été confirmé par les représentants du Colbac-S de Marseille : les trafiquants souhaitant « changer de vie » créent leurs propres sociétés, pour se donner une vitrine légale. Or, le développement de plusieurs sociétés dans de multiples secteurs économiques rend encore plus difficile le traçage des fonds illicites et la remontée des fonds jusqu'à l'infraction d'origine.

Les commerces investis par les organisations criminelles créent par ailleurs une concurrence déloyale, au détriment des sociétés, commerçants et artisans qui respectent la loi et s'acquittent de l'ensemble de leurs charges fiscales et sociales. Pour les trafiquants, ils permettent de s'offrir une façade légale, un statut social dans le quartier et un enracinement territorial, qui peut également constituer un point d'observation ou un lieu de stockage de marchandises illicites515(*).

Il semble donc que la mesure n° 24 du plan national antistupéfiants 2019-2023, qui visait à accroître les contrôles des commerces susceptibles de participer au blanchiment sous l'égide des comités départementaux anti-fraude (Codaf), n'a pas pleinement produit ses effets et que d'autres mesures doivent être envisagées. Or, en plus de se heurter aux difficultés d'identification de ces circuits de blanchiment et de ces avoirs, les services d'enquête et les magistrats se trouvent aussi limités par l'impossibilité légale de saisir les fonds de commerce, ce qui entrave fortement leur action.

b) Les bénéficiaires effectifs et les prête-noms, des tiers insuffisamment recherchés et poursuivis

À l'instar des moyens employés par les organisations criminelles pour acheminer la cocaïne sur le territoire métropolitain depuis la Guyane et les Antilles, les trafiquants utilisent également des « mules bancaires » et des « mules immobilières » qui vont leur prêter leur identité pour se porter acquéreur d'un commerce ou d'un bien immobilier, en échange d'une commission par exemple. Il devient alors très difficile pour les services d'enquête de parvenir à identifier les avoirs des trafiquants, dont certains organisent en parallèle leur insolvabilité.

Par ailleurs, si le cadre juridique permet de saisir et de confisquer le patrimoine du narcotrafiquant même lorsque celui-ci l'a confié à un membre de sa famille ou à un proche516(*), encore faut-il parvenir à démontrer que le criminel en garde la libre disposition517(*) et que le tiers n'est pas de bonne foi et ignore qu'il est le détenteur de ce patrimoine518(*). C'est facile à démontrer quand un enfant de trois ans dispose de multiples produits financiers, c'est beaucoup plus difficile dans d'autres cas.

Se pose par exemple de plus en plus souvent la question des véhicules en leasing, une modalité de consommation qui permet de louer un véhicule pour une durée déterminée avant d'en devenir ou non le propriétaire. Or, dans ce cas, le véhicule ne peut pas être saisi, sauf à prouver la mauvaise foi du propriétaire, à savoir, le plus fréquemment, le concessionnaire automobile. S'agissant des voitures de luxe, elles sont le plus souvent louées par des sociétés de location de longue durée situées au Luxembourg, ce qui rend d'autant plus complexe d'identifier leurs bénéficiaires effectifs.

Par ailleurs, dans le cas de l'existence d'un tiers propriétaire, la loi oblige à ce que des recherches soient effectuées pour le retrouver et lui permettre de faire valoir ses droits sur les biens. Il s'agit toutefois d'une obligation de moyens et non de résultats, l'essentiel étant que le magistrat soit suffisamment éclairé au moment de prendre la décision de confiscation.

c) L'impossibilité de confisquer et de saisir des actifs détenus à l'étranger

Dans le domaine des saisies et confiscations, la coopération européenne s'avère plutôt efficace, en particulier depuis l'adoption en 2018 du règlement européen concernant la reconnaissance mutuelle des décisions de gel et des décisions de confiscation519(*), applicable depuis le 19 décembre 2020. Trois dispositions du règlement facilitent la coopération européenne et l'effectivité du dispositif de saisie et de confiscation520(*) :

· la reconnaissance mutuelle des décisions de gel ;

· la transmission directe des décisions d'autorité à autorité ;

· la possibilité de saisir et de confisquer, en plus de l'instrument, du produit ou de la valeur du produit ou de l'instrument, l'entier patrimoine de la personne mise en cause, un élargissement particulièrement utile en matière de lutte contre le trafic de stupéfiants.

En revanche, la coopération est beaucoup plus difficile avec des pays comme ceux du Maghreb, la Chine, le Panama ou les Émirats arabes unis : impossible de saisir et encore moins de confisquer les avoirs des narcotrafiquants lorsqu'ils ont trouvé refuge dans ces États. La même problématique s'observe au niveau fiscal : le patrimoine des narcotrafiquants, acquis par des revenus non déclarés ou occultes, est rarement localisé en France, et donc difficilement appréhendable par les services fiscaux.

Sur les 554 demandes d'entraide pénale internationale enregistrées entre 2020 et 2023, 54 concernaient des infractions à la législation sur les stupéfiants521(*). Le haut du spectre ne blanchit pas en France mais à l'étranger, ce qui rend les investigations encore plus complexes et les capacités d'entrave encore plus limitées.

d) Une prise en compte encore embryonnaire des cryptoactifs
(1) Un vecteur propice au blanchiment des avoirs criminels

Les caractéristiques des cryptoactifs en font des instruments très adaptés à la volonté des narcotrafiquants de dissimuler leurs revenus et de les transférer dans des pays aux réglementations plus « souples », rendant impossible leur saisie par les services d'enquête. De fait, l'ensemble des personnes interrogées par la commission d'enquête s'accordent à dire que si ce vecteur n'est pas le plus important en termes de volume d'avoirs criminels et de fonds blanchis, il est en croissance exponentielle depuis 2020 : l'Agrasc a comptabilisé 28 cryptoactifs saisis dans le cadre de dossiers de trafics de stupéfiants en 2022, contre 31 en 2021 et 1 en 2020522(*).

La plupart des cryptoactifs reposent sur la technologie de la blockchain (chaîne de blocs)523(*), un registre décentralisé des transactions qui préserve l'anonymat et qui s'appuie sur des techniques cryptographiques pour garantir la sécurité des transactions. De l'argent peut donc être envoyé à travers le monde rapidement et à moindres frais, sans intervention d'un intermédiaire financier et donc sans traçabilité.

Les cryptoactifs sont stockés sur des supports virtuels et permettent à leurs utilisateurs soit de réaliser des transactions sans avoir recours aux monnaies fiat, soit d'échanger leurs cryptoactifs contre d'autres cryptoactifs524(*), soit encore de les échanger contre de la monnaie fiat. Chacun de ces usages est propice à dissimuler l'origine des fonds, à les rendre intraçables et à les blanchir, d'autant plus lorsque plusieurs schémas sont employés (création d'une société éphémère pour disposer de comptes bancaires, dépôt d'argent liquide sur ces comptes, utilisation du compte pour acquérir des cryptoactifs).

La multitude et la complexité des schémas de transaction possibles et le recours à des techniques spécifiques pour préserver l'anonymat ont favorisé le développement de l'usage des cryptoactifs à des fins illégales ou de contournement des sanctions.

L'affaire Bitzalo : une néoentreprise de blanchiment

Au mois de janvier 2023, une cinquantaine d'enquêteurs du commandement de la gendarmerie dans le cyberespace ont participé au démantèlement de la plateforme Bitzalo, dans le cadre d'une opération internationale. Seize millions d'euros de cryptoactifs ont été saisis et six personnes interpellées.

Bitzlato, dont un hébergeur au moins se situait en France d'après le parquet de Paris, se targuait de ne réclamer à ses clients « ni selfie ni passeport », selon la justice américaine, et fonctionnait comme un véritable service en ligne de blanchiment de cryptoactifs : les criminels y injectaient le produit de leurs activités illicites, et la plate-forme se chargeait d'opacifier leur provenance, moyennant une commission de l'ordre de 5 %, avant de le réintroduire dans le circuit des cryptomonnaies pour un nouveau cycle de blanchiment, ou n'importe quel usage ultérieur. Elle proposait aussi de les convertir en roubles. Deux milliards d'euros ont été blanchis en 2018.

Source : Le Monde, « Cryptomonnaies : les cybergendarmes démantèlent une plate-forme de blanchiment », 19 janvier 2023

Il est par ailleurs désormais d'autant plus facile de disposer d'avoirs en cryptoactifs que, depuis la création du Bitcoin en 2008, tout un écosystème s'est développé pour proposer des services financiers « traditionnels » : portefeuilles électroniques, conservation des actifs, système de paiement, « bourse » de cryptoactifs, livrets d'épargne. La réglementation française s'est justement construite autour de ces prestataires de services sur actifs numériques (Psan), soumis à la supervision de l'Autorité des marchés financiers (AMF) et de l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), pour ce qui concerne le respect de leurs obligations relatives à la lutte contre le blanchiment des capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT).

Le régime français de régulation des cryptoactifs

Mis en place dans le cadre de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises (loi « Pacte »), le régime français d'encadrement des cryptoactifs a longtemps reposé sur l'enregistrement obligatoire des prestataires de services sur actifs numériques (Psan) et, pour ceux qui le souhaitent, sur leur agrément.

Le statut de Psan couvre les activités de conservation des actifs numériques, d'achat-vente contre une monnaie ayant un cours légal ou contre d'autres actifs numériques, l'exploitation d'une plateforme de négociation d'actifs numériques, etc. Parmi les obligations des Psan enregistrés figurent notamment des exigences au regard de leur dispositif de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

Depuis la loi n° 2023-171 du 9 mars 2023 portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne (DDADUE), et à l'initiative du Sénat, un enregistrement renforcé est prévu à compter du 1er janvier 2024.

Désormais, pour être enregistré et pour proposer légalement ses activités en France, un Psan doit obéir à des exigences plus élevées en matière d'identification des actionnaires, de contrôle interne, de gestion des risques ou encore de sécurité informatique.

Source : code monétaire et financier, Autorité des marchés financiers

Dans l'analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux pour 2023525(*), les Psan relèvent de la catégorie des « menaces très élevées ». Ainsi, si certains acteurs du secteur des cryptoactifs se montrent de plus en plus collaboratifs avec les services d'enquête - gage de respectabilité - beaucoup de plateformes doivent progresser sur la LBC/FT tandis que d'autres constituent encore des « boîtes noires » pour les enquêteurs.

Pour blanchir les produits de leurs activités illicites, les narcotrafiquants peuvent en effet les convertir par le biais de plateformes sur lesquelles les contrôles sont défaillants ou de plateformes qui ne sont pas soumises à des obligations de LBC/FT - c'est-à-dire des plateformes exerçant illégalement leurs activités en France ou situées à l'étranger. En effet, s'il est illégal pour un acteur non enregistré d'offrir ses services en France, il n'est pas illégal pour un client de solliciter, de sa propre initiative, la fourniture de services par un prestataire installé hors de France et non enregistré.

L'ACPR, chargée de contrôler les Psan au titre de leurs obligations LBC/FT, relève que les acteurs enregistrés manquent encore globalement de maturité, notamment sur la classification de leurs risques, sur la connaissance de leur clientèle et sur la surveillance de leurs opérations526(*). Des lettres de suite leur ont donc été adressées et deux Psan ont fait l'objet d'une radiation, les contrôles étant amenés à se poursuivre. Seuls une dizaine d'acteurs ont déjà été contrôlés, un chiffre qui devrait doubler d'ici la fin de l'année 2024.

(2) Un cadre juridique qui s'est adapté, mais une appréhension encore difficile

Dans ses observations définitives sur la régulation des cryptoactifs527(*), la Cour des comptes relève que deux principaux obstacles se dressent devant les enquêteurs pour lever l'anonymat de certains portefeuilles, tracer les transactions, incriminer les plateformes et effectuer des saisies :

· des obstacles techniques, avec la nécessité de développer des outils528(*) pour déchiffrer les chaînes de blocs, en complément ou en remplacement de ceux acquis à un prix élevé auprès de sociétés privées étrangères, dont la France dépend aujourd'hui ;

· des obstacles d'ordre humain, les compétences nécessaires étant pointues et recherchées.

Seule la Junalco dispose actuellement de deux assistants spécialisés et compétents pour la cybercriminalité, ce qui inclut les cryptoactifs. Un seul agent de la BNEE, affecté à la division économique et financière de la direction territoriale de la police judiciaire de Marseille, est plus spécialisé sur les cryptoactifs et répond à de nombreuses sollicitations pour tracer des fonds en cryptoactifs et permettre leur saisie.

Les adaptations des services d'enquête, des magistrats et de notre droit à cette nouvelle technologie sont donc encore limitées, et surtout récentes. Elles témoignent de la prise de conscience par le législateur des enjeux que représentent les cryptoactifs dans la lutte contre les organisations criminelles.

La procédure rapide de saisie prévue à l'article 706-154 du code de procédure pénale a été étendue au mois de janvier 2023529(*) aux actifs numériques : le procureur de la République ou le juge d'instruction peut autoriser l'officier de police judiciaire à procéder à cette saisie par tout moyen, à charge ensuite pour le juge des libertés et de la détention de se prononcer, dans un délai de dix jours, sur le maintien ou la mainlevée de la saisie530(*). Le recours à cette procédure, applicable aux cryptoactifs apparaissant comme l'instrument/le produit ou la valeur/l'équivalent du produit ou de l'instrument de l'infraction, vise à faire obstacle à la disparition de ces actifs, facilement transférables sur un autre support virtuel.

Saisies et confiscations des cryptoactifs : après la théorie, la pratique

L'accès au registre de la blockchain s'opère par le biais d'une clé privée correspondant à l'actif numérique. La clef privée s'apparente en quelque sorte à la clé du coffre-fort où se trouvent les cryptoactifs : dès lors, la détention de la clé présume de la propriété de l'actif numérique correspondant. De manière encore plus sophistiquée, les trafiquants du « haut du spectre » peuvent investir une partie de leurs produits dans l'achat de matériels informatiques suffisamment puissants pour acquérir des cryptoactifs par minage.

Les cryptoactifs peuvent également être détenus sur un portefeuille numérique, auprès d'un Psan. Ce dernier est obligé d'établir l'identité de la personne physique qui détient un portefeuille numérique.

L'Agrasc dispose du monopole de gestion des actifs numériques. Afin de sécuriser leur gestion, elle a conclu une convention avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui met à disposition et conserve des adresses cryptographiques pour l'Agence et gère les transactions de sortie. Le stock de clés d'accès aux actifs numériques devrait ainsi être bientôt entièrement repris par la CDC.

Source : direction des affaires criminelles et des grâces, Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués (Agrasc), Guide de saisie et de confiscation des actifs numériques, juin 2023 ; convention de prestation de services de conservation d'actifs numériques entre la Caisse des dépôts et l'Agrasc, 23 juin 2023

Ce n'est que depuis l'été 2023531(*) que les douaniers peuvent, dans le cadre de la poursuite du délit de blanchiment douanier, saisir les cryptoactifs qui ont permis de procéder à cette opération illicite. Cette saisie peut ensuite donner lieu à confiscation532(*).

3. Des difficultés de gestion des biens saisis ou confisqués

La gestion des biens saisis emporte avec elle des frais importants, pour l'Agrasc comme pour les juridictions. Trop de biens saisis sont conservés pendant trop longtemps, ce qui se traduit par des coûts de gestion élevés ou par une dépréciation de la valeur du bien.

De fait, cela a pu mener à des situations où, par exemple, la saisie de véhicules a été refusée par les magistrats pour des raisons liés au coût du gardiennage. La direction générale de la gendarmerie nationale a à cet égard souligné l'expérimentation menée par la cour d'appel de Douai, avec une centralisation dans un même endroit des pièces à conviction et des véhicules saisis, pour limiter les frais de gardiennage533(*).

D'autres instruments juridiques existent, tels que la vente avant jugement ou l'affectation des biens aux services d'enquête et aux juridictions, ce qui a pour effet de diminuer les durées d'immobilisation des biens, dont les frais de gestion. L'aliénation par anticipation a été prévue dès 2016534(*) pour les immeubles dont les frais de conservation auraient été disproportionnés par rapport à leur valeur en l'état, sur autorisation du juge des libertés et de la détention.


* 509 Réponse de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués au questionnaire du rapporteur.

* 510 Sur plusieurs points de deal d'un même quartier à Marseille, le chiffre d'affaires quotidien était estimé à 1,5 million d'euros, soit 2,5 kilogrammes en billets de 20 euros.

* 511 Réponse de la direction générale de la gendarmerie nationale au questionnaire du rapporteur.

* 512 Audition de Christophe Perruaux, directeur du service d'enquêtes judiciaires des finances du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, 11 décembre 2023.

* 513 Audition de Magali Caillat, contrôleuse générale, sous-directrice de la lutte contre la criminalité financière au sein de la direction nationale de la police judiciaire, et de Thierry Pezennec, commandant divisionnaire fonctionnel, chef de la coordination nationale des groupes interministériels de recherche, 12 mars 2024.

* 514 Ibid.

* 515 Réponses de Clotilde Champeyrache, économiste, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches au Conservatoire national des arts et métiers, au questionnaire du rapporteur.

* 516 Article 131-21 du code pénal.

* 517 Définie par la Cour de cassation comme la propriété économique réelle du bien par le condamné (Cass. Crim, 25 novembre 2020, n° 19-86.979).

* 518 La Cour de cassation considère en effet que la bonne foi du tiers propriétaire ne s'entend non pas de son ignorance des faits délictueux, mais de celle de ne pas être le propriétaire réel du bien confisqué (Cass. Crim, 28 juin 2023, n° 22-85.091).

* 519  Règlement (UE) 2018/1805 du Parlement européen et du Conseil du 14 novembre 2018 concernant la reconnaissance mutuelle des décisions de gel et des décisions de confiscation.

* 520 Réponse de l'Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués au questionnaire du rapporteur.

* 521 Ibid.

* 522 Ibid.

* 523 Dans le cadre d'un cryptoactif appuyé sur une blockchain, les transactions sont proposées à l'ensemble des utilisateurs. Chacune est décomposée en blocs numériques horodatés qui s'enchaînent ensuite les uns aux autres et qui sont validés par les validateurs. Une fois un bloc validé, il est quasiment impossible à modifier.

* 524 Au premier trimestre 2023, 23 600 cryptoactifs avaient été recensés, pour une valorisation de 1 800 milliards d'euros.

* 525 Analyse nationale des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme, février 2023.

* 526 D'après les éléments communiqués par l'Autorité de contrôle prudentiel et de résolution au rapporteur.

* 527 Cour des comptes, «  Les crypto-actifs : une régulation à renforcer », 19 décembre 2023.

* 528 Outils d'analyse transactionnelle, qui permettent de lire et de déchiffrer les chaînes de blocs pour retracer l'historique complet des transactions.

* 529  Loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur.

* 530 Direction des affaires criminelles et des grâces, Agence de gestion et de recouvrement des avoirs saisis et confisqués, « Guide de saisie et de confiscation des actifs numériques », juin 2023.

* 531 Article 30 de la loi n° 2023-610 du 18 juillet 2023 visant à donner à la douane les moyens de faire face aux nouvelles menaces.

* 532 Article 415 du code des douanes.

* 533 Direction générale de la gendarmerie nationale, Fiche sur les avoirs criminels réalisée pour la commission d'enquête, 21 février 2024.

* 534 Modification de l'article 706-152 du code de procédure pénale par la loi n° 2016-731 du 3 juin 2016 renforçant la lutte contre le crime organisé, le terrorisme et leur financement, et améliorant l'efficacité et les garanties de la procédure pénale

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