II. LE BBNJ RESTE LE FRUIT D'UN COMPROMIS ET L'EFFICACITÉ RÉELLE DE CET ACCORD EST CONDITIONNÉE À LA LEVÉE DE CERTAINS OBSTACLES
A. LE BBNJ EST LE FRUIT D'UN COMPROMIS
1. Le respect des accords déjà existants et la nécessaire articulation entre le BBNJ et lesdits accords
Plusieurs intervenants ont fait remarquer que le BBNJ entre en jeu alors qu'il existe déjà de nombreuses réglementations en matière de navigation, d'exploration et d'exploitation des fonds marins ou des ressources halieutiques. Pour articuler le BBNJ avec les instruments existants, l'article 5 dispose que « le présent accord est interprété et appliqué d'une manière qui ne porte atteinte ni aux instruments et cadres juridiques pertinents, ni aux organes mondiaux, régionaux, sous-régionaux et sectoriels pertinents, et qui favorise la cohérence et la coordination avec ces instruments, cadres et organes ». Par conséquent, l'application du BBNJ nécessitera une articulation entre l'obligation générale de conservation de la biodiversité et l'existence des nombreuses obligations conventionnelles, sans que les dispositions du BBNJ ne puissent prévaloir puisque toutes les conventions ont la même valeur juridique.
À défaut de pouvoir imposer la coopération entre les instruments et les organes existants, le BBNJ rappelle son importance à de nombreuses reprises : de façon générale à l'article 8, puis dans le cadre de chaque champ thématique de l'accord, afin de « promouvoir la cohérence des efforts déployés en vue de la conservation et de l'utilisation durables de la diversité biologique marine des zones de relevant pas de la juridiction nationale ».
(a) La coopération entre le BBNJ et les autres instruments en matière de création d'aires marines protégées
Pascale Ricard a cité l'article 22 qui dispose que « la Conférence des parties prend des dispositions pour organiser des consultations régulières afin de renforcer la coopération et la coordination avec et entre les instruments et cadres juridiques pertinents en ce qui concerne les outils de gestion par zone, y compris les aires marines protégées, ainsi que la coordination en ce qui concerne les mesures connexes adoptées en vertu de ces instruments et cadres et par ces organes ».
Concrètement, les propositions de création d'aires marines protégées devront être élaborées en collaboration avec les organes mondiaux et régionaux concernés, comme l'a rappelé Denis Bailly. Elles devront également leur être soumises pour consultation. La Conférence des parties peut prendre des décisions sur toute mesure compatible avec celles adoptées dans le cadre des instruments et cadres juridiques existants. En revanche, lorsque les mesures proposées relèvent de la compétence d'autres organes, la Conférence des parties ne peut que formuler des recommandations visant à promouvoir l'adoption de mesures pertinentes. Lorsque la Conférence des parties a pris des décisions, ces dernières ainsi que les objections dont elles font l'objet sont communiquées aux instances des instruments et cadres juridiques pertinents17(*). Les organes mondiaux et régionaux18(*) sont également informés des mesures d'urgence adoptées en cas de dommages graves à la biodiversité marine.
Les parties du BBNJ doivent également veiller à la bonne coordination des mesures qu'elles prennent dans les différentes instances dans lesquelles elles sont représentées. Ainsi, l'article 25 prévoit que « les parties encouragent, selon qu'il convient, les instruments et cadres juridiques pertinents et les organes mondiaux, régionaux, sous-régionaux et sectoriels pertinents dont elles sont membres à adopter des mesures appuyant la mise en oeuvre des décisions prises et des recommandations formulées par la Conférence des parties » dans le domaine des outils de gestion par zone.
Le BBNJ invite les membres des instruments et cadres juridiques pertinents ainsi que les membres des différents organes à faire en sorte qu'ils contribuent au suivi des aires marines protégées en fournissant à la Conférence des parties les informations sur la mise en oeuvre des mesures qu'ils ont adoptées pour atteindre les objectifs fixés.
(b) La coopération entre le BBNJ et les autres instruments en matière d'évaluation de l'impact environnemental des activités envisagées
L'article 29 encourage la coopération entre l'organe scientifique et technique et les instruments juridiques pertinents ainsi que les organes mondiaux et régionaux qui réglementent des activités en haute mer, notamment dans le cadre de l'élaboration des normes et lignes directrices. Il instaure une complémentarité de fait entre le BBNJ et les autres outils juridiques existants puisque les parties du BBNJ sont exonérées de contrôle préliminaire ou d'évaluation d'impact sur l'environnement dès lors que ceux-ci ont déjà été réalisés en application d'autres instruments juridiques.
(c) La coopération entre le BBNJ et les autres instruments en matière de renforcement des capacités et du transfert de technologies marines
Cette coopération est prévue à l'article 41 de l'accord BBNJ. L'article 42 affirme la nécessité de s'appuyer sur les programmes existants afin d'éviter les redondances et de s'inspirer des enseignements tirés des activités de renforcement des capacités et de transfert de technologies marines menées dans le cadre des instruments juridiques actuels.
2. Un accord dont la portée est limitée en raison de l'exclusion de la pêche et des ressources minérales de son champ d'application
(a) L'exclusion des ressources halieutiques
Rodolphe Devillers a rappelé que la pêche en haute mer constitue l'une des activités ayant le plus d'impacts négatifs sur la biodiversité marine à travers la surpêche des espèces ciblées, notamment des juvéniles. Ainsi, selon Mariana Travassos Tolotti, 17 % des stocks de thons sont considérés comme surexploités. Les prises accessoires sont également victimes de la pêche. Une étude de 2023 menée dans l'océan Pacifique a évalué à 1,8 million le nombre de requins capturés par les palangriers en 2019 et à 100 000 le nombre de requins victimes des senneurs.
La majorité des stocks de poissons de mer sont gérés par une ou plusieurs organisations régionales de gestion de la pêche (ORGP). Mariana Travassos Tolotti a néanmoins démontré que ces organismes peinent à prévenir l'appauvrissement des stocks de poissons en haute mer en l'absence d'une gestion intégrative efficace prenant en compte l'ensemble des aspects de l'écosystème. Ainsi, la méthode de gestion focalisée sur l'évaluation de stocks individuels peut avoir des impacts involontaires sur d'autres composantes de l'écosystème.
Exemple des limites des décisions ne tenant compte que de la population de l'espèce cible : les conséquences des quotas en matière de pêche au thon albacore sur les requins soyeux dans l'océan Indien
Le thon albacore indien est surpêché depuis plusieurs années. Afin de tenter de reconstituer le stock, la Commission des thons de l'océan Indien a mis en place depuis 2017 un quota pour la pêche à la senne. Face à cette nouvelle mesure, la flotte française a adapté sa stratégie de pêche en réduisant la capture sur les bancs libres composés essentiellement de gros individus de thons albacores et en pêchant davantage sur les bancs associés aux dispositifs de concentration de poissons19(*) (DCP), plutôt composés de thons listaos et de juvéniles de thons albacores ou patudos.
La flotte française a donc étendu sa zone de pêche et s'est concentrée sur des poissons moins gros, ce qui lui permet d'en pêcher un nombre plus important. En outre, les DCP attirent une grande variété d'espèces marines au-delà des thons, telles que les raies, les tortues et les requins, qui se prennent dans les filets flottants attachés aux DCP ou sont capturés accidentellement dans la senne. Les prises accessoires peuvent donc être élevées avec des DCP, en particulier par rapport à la pêche sur bancs libres, qui ne sont constitués que des espèces ciblées. Dans les trois années qui ont suivi la mise en place de quotas sur le thon albacore dans l'océan Indien, le nombre de requins soyeux capturés par la flotte française a augmenté de 35 %.
L'exclusion des questions de pêche du champ d'application du BBNJ affaiblit considérablement l'efficacité des mesures qui pourront être prises pour la conservation et l'utilisation durable de la biodiversité marine dans les zones ne relevant pas d'une juridiction nationale. En particulier, plusieurs intervenants ont insisté sur le fait que la création d'aires marines protégées sans qu'y soit prévue une régulation stricte de l'activité de pêche industrielle pourrait s'avérer relativement inutile. Il conviendra donc d'articuler aux mieux les efforts entre les organismes internationaux oeuvrant à la protection de la biodiversité et les organisations sectorielles et régionales.
(b) L'exclusion des ressources minérales minières
Plusieurs intervenants se sont inquiétés du fait que les activités liées à l'exploration et l'exploitation des ressources minérales sont également exclues du champ d'application du BBNJ puisqu'elles sont déjà régies par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer. L'AIFM est chargée de protéger les fonds marins et d'en réguler l'exploitation. À l'occasion de la 29e session de l'AIFM qui s'est tenue du 18 au 29 mars 2024, les 168 membres de l'AIFM ont discuté du projet de code minier qui doit définir les conditions d'exploitation des ressources minérales. Les débats ont été vifs entre, d'une part, les États souhaitant imposer un moratoire sur l'exploitation minière des fonds marins devant la trop grande méconnaissance des impacts que cette nouvelle industrie extractive pourrait avoir sur les écosystèmes marins, d'autre part, les États qui ne souhaitent pas se priver de ces ressources qu'ils jugent indispensables pour assurer leur transition climatique sans augmenter leur dépendance vis-à-vis des États producteurs de ces métaux.
Dans ce contexte, le vote par le parlement norvégien de la loi « exploitation minière sur le plateau continental norvégien - désenclavement et stratégie de gestion des ressources » le 9 janvier 2024 a suscité l'inquiétude des associations environnementales et des États favorables à un moratoire sur les activités d'exploitation des fonds marins. À la suite de la forte mobilisation de la société civile norvégienne contre l'exploitation minière de l'Arctique, la loi autorise in fine uniquement l'exploration d'une partie du plateau continental norvégien. L'exploitation éventuelle de ces fonds devra faire l'objet d'un nouvel examen par le parlement. Toutefois, cette loi témoigne de l'intérêt croissant suscité pour les ressources minérales situées au fond de la mer et de l'enjeu majeur que représentent les études d'impact sur l'environnement de ce type d'activités.
Or, le BBNJ fixe les procédures à suivre pour réaliser les études d'impact environnemental des activités qui risquent d'entraîner une pollution importante ou des modifications considérables et nuisibles du milieu marin dans des zones ne relevant pas de la juridiction nationale, mais il n'a pas compétence sur les études d'impact des activités liées à l'exploitation minière qui relèvent de l'AIFM.
La conservation de la biodiversité marine dans la Zone dépendra donc de la capacité de l'AIFM à imposer des exigences environnementales rigoureuses aux États souhaitant se lancer dans l'exploitation minière.
3. Les points d'équilibre du BBNJ susceptibles d'affaiblir son efficacité
Le BBNJ internationalise un certain nombre de procédures telles que les évaluations d'impact environnemental ou encore la création d'aires marines protégées. Toutefois, dans la mesure où un accord international n'est obligatoire que pour les parties qui l'ont ratifié, les négociateurs du BBNJ ont eu à coeur de s'assurer que l'accord final soit acceptable par le plus grand nombre d'États possibles, et notamment par les États développés qui exercent des activités en haute mer. Des points d'équilibre ont été recherchés, tels que le respect de la souveraineté et de l'indépendance politique des États.
Pascale Ricard a ainsi insisté sur le fait qu'il revient à chaque État souverain de décider de l'autorisation de l'activité qui a nécessité la réalisation d'une étude d'impact, même si certains États pendant les négociations ont défendu l'idée que cette décision devait être prise par la Conférence des parties.
L'accord prévoit la possibilité de prendre des décisions sur la création d'aires marines protégées à la majorité des trois quarts en cas de blocage. En contrepartie, il autorise toute partie à formuler une objection à ladite création afin que cette décision ne soit pas contraignante.
La possibilité pour un État d'activer la clause d'opt-out est toutefois très encadrée. Les motifs pouvant être invoqués sont prévus expressément tandis que la partie qui formule une objection « adopte, autant que faire se peut, d'autres mesures ou approches ayant un effet équivalent à la décision à laquelle elle a fait objection et n'adopte aucune mesure ni n'accomplit aucun acte susceptible de porter atteinte à l'efficacité de cette décision, à moins que de telles mesures ou de tels actes ne soient essentiels à l'exercice des droits que lui confère la Convention ou à l'accomplissement des obligations que celle-ci lui impose ». Par ailleurs, l'objection doit être renouvelée expressément tous les trois ans.
En ce qui concerne le partage juste et équitable des avantages qui découlent des activités relatives aux ressources génétiques marines, les positions étaient très clivées sur le statut juridique à conférer aux ressources marines génétiques.
Les États en développement souhaitaient que leur soit reconnu le statut de patrimoine mondial de l'humanité, avec comme conséquence juridique une gestion commune des ressources fondée sur un système international d'accès. Les États développés ne souhaitaient pas voir la liberté d'accès aux ressources génétiques marines remise en cause.
Le compromis trouvé élude la question du statut juridique des ressources marines génétiques. En revanche, comme l'a rappelé Denis Duclos, l'accès à ces ressources s'accompagnera de la notification auprès du centre d'échange d'un ensemble très complet d'informations liées aux activités relatives aux ressources génétiques marines afin de garantir leur traçabilité. Par ailleurs, le BBNJ contient de nombreuses mesures visant à renforcer les capacités des États en développement et les transferts de technologie marine. L'un des objectifs est de donner à ces États les moyens humains et techniques nécessaires pour se lancer dans l'exploration des ressources génétiques marines.
* 17 Cf Article 23 du BBNJ.
* 18 Tels que l'OMI, la FAO, les organisations régionales de gestion des pêches, etc.
* 19 Les dispositifs de concentration de poissons sont des objets flottants dérivant autour desquels les poissons se rassemblent. La pêche sur DCP consiste à déployer la senne autour des DCP.