C. UNE RATIONALISATION TERRITORIALE QUI DOIT PERMETTRE DE CONTINUER À TRAITER L'ENSEMBLE DU SPECTRE DE LA CRIMINALITÉ
L'échelon départemental a fait l'objet de nombreuses critiques en matière de police judiciaire. Il constitue cependant l'échelle territoriale de référence pour le traitement de 98 % des faits de délinquance commis en zone police, actuellement traités par les DDSP. De même, plusieurs responsables de services de police judiciaire ont insisté sur le caractère départemental des affaires que leurs services sont amenés à traiter. La pertinence pratique de cet échelon territorial est donc réelle. Elle se retrouve d'ailleurs dans les choix d'organisation de la gendarmerie nationale.
Pour autant, les rapporteurs ont pu noter que plusieurs types de délinquance ou criminalité leur ont été présentés comme relevant par nature d'un échelon supra-départemental. La criminalité organisée et la grande délinquance économique et financière ont été systématiquement évoquées, la cybercriminalité le plus souvent et la délinquance itinérante parfois. Ces types d'affaires « impliquent des malfaiteurs par nature plus mobiles et moins ancrés dans un territoire géographiquement limité », selon l'expression de la direction des affaires criminelles et des grâces. À ceci s'ajoute le constat que la délinquance de proximité, singulièrement le trafic de drogue, n'est parfois que l'ancrage local d'un réseau organisé au niveau national voire international que l'action de proximité ne peut donc anéantir. Enfin, il peut s'avérer nécessaire de « dépayser » le traitement judiciaire des affaires sensibles, que celles-ci concernent les atteintes à la probité ou mettent en cause des fonctionnaires de police ou des personnalités locales.
À l'initiative du Sénat, le rapport annexé à la LOPMI a posé pour l'organisation territoriale future de la police judicaire et la répartition des compétences entre niveaux le cadre suivant : « le maillage territorial actuel sera maintenu et adapté aux évolutions des bassins de délinquance, aucun service de police judiciaire n'étant supprimé. Les offices centraux seront conservés et confortés par des antennes locales. Les offices centraux et l'échelon zonal seront privilégiés pour le traitement de la criminalité organisée, complexe ou présentant une particulière gravité. Pour assurer ses missions, l'échelon zonal de la police judiciaire disposera de moyens humains et budgétaires propres afin de garantir le bon traitement de ces infractions graves et complexes ». Sur la base de ces points faisant consensus, il convient donc de trouver la juste répartition du traitement des affaires judiciaires entre un niveau départemental parfois inadapté, un échelon zonal « bien trop éloigné du terrain » dans certains cas et trop restreint dans d'autres, et un échelon national dont les moyens doivent être préservés.
1. Un niveau national définissant la doctrine d'emploi de l'ensemble des services de police judiciaire, assurant la coordination et réalisant le traitement de la criminalité la plus complexe
En matière de police judicaire, le rôle du directeur national de la police judiciaire restera déterminant ; ses compétences seront de fait élargies par rapport à celles de l'actuel directeur central. Le rôle des offices centraux restera pour sa part inchangé.
C'est en effet d'une part au directeur national qu'il reviendra d'élaborer la doctrine en matière de police judiciaire, donc la manière d'accomplir cette mission, qui sera ensuite déclinée au niveau zonal puis départemental.
Surtout, le rôle des offices centraux, essentiels dans le traitement de la criminalité complexe et dont le rôle a été consacré par les différents plans et stratégies nationales, ne sera pas amoindri, ceux-ci n'étant touchés ni en eux-mêmes, ni dans leurs déclinaisons territoriales . Les rapporteurs considèrent qu'ils pourraient même être renforcés. L'annonce en octobre 2022 par le ministre de l'intérieur de la création d'un nouvel office central dédié à la lutte contre les violences faites aux mineurs vient conforter l'attachement à ces structures d'excellence.
En pratique, c'est donc la possibilité effective pour les procureurs de saisir soit le niveau national, soit les offices spécialisés qu'il importe de préserver.
Proposition n° 3 : Garantir la possibilité effective pour les procureurs et magistrats instructeurs de saisir directement le niveau national ou les offices centraux pour les affaires de criminalité les plus complexes.
2. Un niveau zonal de coordination et de traitement des affaires les plus complexes, nécessitant les interventions des offices nationaux ou une coordination des services de la zone
La direction centrale de la police judiciaire et la direction centrale de la police aux frontières sont aujourd'hui organisées territorialement par zones. Des directions zonales de sécurité publique ont également été créées en 2020 60 ( * ) . La réforme envisage d'intégrer ces différentes directions pour constituer un échelon zonal de la police nationale unifié.
Les six directions zonales s'inscrivent dans le périmètre des zones de défense et de sécurité. Leur création en sécurité publique était présentée comme permettant « de renforcer le pilotage de l'action des services et de recentrer les missions de la direction centrale sur la définition de la doctrine, de la stratégie, de l'analyse et de la prospective » . Échelon pertinent de gestion budgétaire, de contrôle de gestion et de contrôle interne, les directions zonales ont vocation à exercer ces responsabilités en lieu et place des 84 directions départementales actuellement concernées. Les directions zonales de sécurité publique (DZSP) assurent notamment, pour le compte de la sécurité publique, « la gestion des crédits d'aménagement et d'entretien, la conduite de la stratégie pluriannuelle zonale de travaux immobiliers, des plans de renouvellement automobile et d'acquisition des armements et moyens, ainsi que la mutualisation des moyens de maintien de l'ordre 61 ( * ) ».
La vocation des directions zonales de la police nationale (DZPN) semble en fait être plus large notamment, comme le souligne le rapport des inspections, parce que le directeur zonal « sera le premier à rendre compte au directeur général de la police nationale de la mise en oeuvre de ses instructions par les DDPN de son ressort ».
La question de l'implication opérationnelle du directeur zonal, superviseur des DDPN et potentiellement allocataire de moyens, ou de son adjoint en charge de la filière investigation, fait encore l'objet d'interrogations. D'après le rapport des inspections, elle ne pourra néanmoins être qu'exceptionnelle.
Souvent comparé à l'organisation territoriale de la gendarmerie, le projet de réforme s'en distingue pourtant sur un point essentiel s'agissant de la police judiciaire. Les acteurs de la police judiciaire et les syndicats ont en effet fortement insisté sur le rattachement régional des sections de recherche de gendarmerie. La recherche d'efficacité pourrait conduire à chercher en matière de police judiciaire une organisation équivalente, les moyens pour les affaires complexes étant fournis en appui aux directions départementales par la zone. Cette possibilité risque pourtant, dans le cadre d'une réforme de la gouvernance, de priver en pratique le DDPN de toute autorité réelle sur la filière investigation au profit de l'adjoint au directeur zonal en charge de la filière. Elle a été exclue par le DGPN.
Cependant, la nécessité de traiter à un échelon adéquat certaines affaires complexes ainsi que la relative adéquation entre le périmètre des directions zonales et celui des juridictions interrégionales spécialisées (JIRS) pourrait conduire à envisager l'octroi à cet échelon de moyens d'investigation propres positionnés sur un segment particulier d'infractions. Cette solution créerait cependant une situation hybride entre la hiérarchie fonctionnelle du chef de filière zonal et l'autorité hiérarchique qu'il exercerait sur certains services à la main de la direction zonale ; elle permettrait néanmoins de répondre à certaines situations spécifiques nécessitant la mobilisation de moyens très spécialisés au niveau zonal. Cela pourrait notamment s'opérer par le déploiement d'antennes locales des offices.
Une solution opérationnelle complémentaire pourrait être de confier à l'échelon zonal la capacité de déclencher une action interdépartementale en matière d'investigation et l'intervention en appui des effectifs d'une direction départementale d'investigation au sein d'une autre direction du ressort .
Proposition n° 4 : Confier aux directions zonales la possibilité de mobiliser, à la demande des magistrats, des filières d'investigation en appui d'autres filières de leur ressort pour le traitement des affaires complexes ou interdépartementales ; conserver des moyens d'investigation au niveau zonal pour le traitement d'affaires nécessitant la mobilisation de services très spécialisés.
La direction zonale paraît également la mieux placée pour être l'interlocutrice des magistrats en charge des affaires sensibles nécessitant la saisine des services d'un autre département.
Proposition n° 5 : Prévoir la possibilité pour les magistrats de saisir la direction zonale dans le cas où une affaire sensible rendrait nécessaire de confier l'investigation à une autre direction départementale que celle où les faits se sont produits.
3. Au niveau départemental, généraliser l'organisation en trois niveaux de la filière investigation
C'est dans le ressort du département que devra s'articuler la gestion de trois niveaux de traitement de la délinquance : un traitement interdépartemental dans le cadre de compétences interdépartementales pérennes ; le traitement du spectre moyen des infractions aujourd'hui souvent mal pris en compte ; et le traitement de la délinquance quotidienne, dans le cadre de l'échelon de la police nationale le plus proche de la population, la circonscription .
Parallèlement au rôle que pourraient jouer les directions zonales dans le recours exceptionnel aux moyens d'un département en appui ou en substitution d'un autre, il convient de maintenir la compétence supra départementale de certains services de police judiciaire .
Conformément à la volonté du Parlement inscrite dans le rapport annexé à la LOPMI, le maintien en l'état la cartographie des services de police judiciaire conduira à ce que certains conservent des compétences interdépartementales. La prise en compte de cette situation doit conduire à ce que les DDPN du siège de ces services soient nommés directeurs territoriaux de la police nationale .
Il en découle la nécessité de confier au chef de la filière adjoint au DTPN une autorité fonctionnelle sur les chefs de filière investigation des départements de ce ressort.
Il sera parallèlement nécessaire de garantir la possibilité de saisine des DTPN par les procureurs des différents départements.
Proposition n° 6 : Conserver la compétence interdépartementale des services de police judiciaire existants et dénommer « directeur territorial de la police nationale » le DDPN du siège de ces services.
Proposition n° 7 : Garantir la possibilité de saisine directe des DTPN par les procureurs de l'ensemble des départements sur lesquels s'étend la compétence supra-départementale du service investigation.
Les rapporteurs ont entendu à plusieurs reprises que les sûretés départementales n'avaient de départementales « que le nom », étant de fait concentrées sur les affaires relevant de la ville principale, sans moyen d'étendre leur ressort géographique au-delà. Plusieurs directeurs départementaux ont dès lors regretté ne pas disposer de moyens spécifiques pour traiter le segment intermédiaire entre délinquance du quotidien et criminalité grave.
En effet, si l'ensemble des départements disposent d'un service dénommé « sûreté départementale », seuls neuf de ces services sont en fait des sûretés départementales autonomes distinctes de la sûreté urbaine de la circonscription. En l'absence de sûreté départementale autonome, les sûretés urbaines dont la compétence s'étend à l'intégralité du territoire des autres circonscriptions de la direction départementale de la sécurité publique prennent la dénomination de sûreté départementale et se voient alors attribuer les mêmes compétences que celles des sûretés départementales autonomes. Elles doivent cependant les exercer en sus de leurs compétences de sûreté urbaines, et ne se déploient donc que très peu sur le reste du département.
L'une des perspectives de la réforme est la possibilité de dégager des moyens supplémentaires, par optimisation mais aussi par apport d'effectifs nouveaux, afin de généraliser et de rendre conforme à leur dénomination les sûretés départementales en systématisant l'existence de sûretés départementales autonomes dans l'ensemble des départements.
Proposition n° 8 : Généraliser les sûretés départementales autonomes dans l'ensemble des départements, positionnées sur le traitement du spectre moyen des infractions.
Au niveau infradépartemental, les circonscriptions de police resteront , selon l'expression utilisée par le rapport des inspections, « le premier échelon de maillage territorial de la police nationale » avec des effectifs de sécurité publique et des services locaux de police judiciaire qui ont vocation à prendre en charge la réception des plaintes et le traitement de la délinquance du quotidien.
II. NE PAS RÉFORMER LA POLICE CONTRE LA POLICE : PRENDRE LE TEMPS D'ACCOMPAGNER LE CHANGEMENT
* 60 Décret n° 2020-1736 du 29 décembre 2020 portant création des directions zonales de la sécurité publique.
* 61 Projet annuel de performance Police, annexé au projet de loi de finances pour 2020.