RECOMMANDATIONS RELATIVES À L'ÉVOLUTION INSTITUTIONNELLE DES OUTRE-MER

Réviser la Constitution pour ouvrir le champ des possibles

La délégation se prononce en faveur d'une révision des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer, afin d'élargir le champ des possibles en matière d'évolution institutionnelle et répondre ainsi à leurs aspirations, sans rien imposer.

Cette révision se traduirait :

- soit par plusieurs aménagements du Préambule ainsi que des articles 73 et 74 de la Constitution ;

- soit par l'adoption d'un cadre constitutionnel rénové pour les outre-mer qui passerait par la réunion des articles 73 et 74 de la Constitution, afin de permettre la définition de statuts sur-mesure pour ceux des territoires ultramarins qui le souhaiteraient.

Révolutionner sans délai les méthodes

Quelle que soit l'issue des réflexions en cours sur une révision constitutionnelle ou une évolution statutaire de certains outre-mer, une révolution des méthodes demeure plus que jamais indispensable, afin de mettre les outre-mer au coeur de la fabrique de la loi et des politiques publiques. La délégation émet 6 recommandations principales :

1. Réserver chaque année au Parlement une semaine aux questions ultramarines, aux fins d'examiner un projet de loi annuel d'adaptation de la législation et de procéder à des travaux de contrôle et d'évaluation ;

2. Renforcer la prise en compte des outre-mer dans la phase des études d'impact, en prévoyant une consultation des outre-mer pour avis au stade de leur élaboration et en imposant aux études d'impact de justifier l'absence d'adaptations des normes aux caractéristiques et contraintes des outre-mer ;

3. Faire de la contractualisation et de la territorialisation le principe d'action de l'État dans les outre-mer, en s'appuyant sur une déconcentration massive de l'organisation de l'État autour du préfet ;

4. Lancer une revue générale des normes outre-mer, code par code ;

5. Prévoir un accompagnement de l'État dans la mise en oeuvre des procédures d'habilitation de l'article 73 de la Constitution ;

6. Renforcer les moyens de la DGOM pour qu'elle joue son plein rôle de pilotage et d'évaluation des politiques publiques outre-mer.

EXAMEN EN DÉLÉGATION

M. Stéphane Artano, président et co-rapporteur. - Mes chers collègues, en juillet 2020, sous l'autorité du Président du Sénat, le groupe de travail du Sénat sur la décentralisation adoptait 50 propositions pour le plein exercice des libertés locales.

En sa qualité de président de la Délégation sénatoriale aux outre-mer, Michel Magras a participé à l'époque aux travaux de ce groupe, afin de nourrir la réflexion sur le volet ultramarin. Ce volet comportait notamment deux propositions précises :

- adapter les normes nationales aux caractéristiques et contraintes particulières des outre-mer, en particulier au moyen d'une loi annuelle d'actualisation du droit outre-mer ;

- réunir les articles 73 et 74 de la Constitution, afin de permettre la définition de statuts sur-mesure pour ceux des territoires ultramarins qui le souhaiteraient.

Ces propositions étaient le fruit d'un travail plus large initié par la délégation aux outre-mer sur la différenciation territoriale.

C'est dans ce contexte que fut examinée en séance publique, le 20 octobre 2020, la proposition de loi constitutionnelle pour le plein exercice des libertés locales, qui traduisait les propositions d'ordre constitutionnel du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation.

S'agissant des dispositions constitutionnelles relatives à l'outre-mer, deux rédactions étaient en discussion : l'article 6 de la proposition de loi initiale et un amendement 9 rectifié bis déposé par Micheline Jacques et plusieurs de ses collègues, cet amendement étant la reprise d'une contribution de M. Stéphane Diémert.

À l'issue du débat en séance publique, le Sénat décidait d'écarter ces deux rédactions aux fins de les réexaminer dans le cadre d'un groupe de travail ad hoc. Ce dernier n'a pas été constitué et cette annonce n'a pas eu de suites.

Près de deux ans plus tard, le président du Sénat a décidé de réactiver le groupe de travail sur la Décentralisation. C'est dans ce cadre que notre délégation a jugé nécessaire de procéder à une mise à jour du travail considérable réalisé par Michel Magras en 2020. Plusieurs raisons la motivent.

En premier lieu, sept présidents d'exécutifs locaux ultramarins ont co-signé le 17 mai 2022 le désormais célèbre appel de Fort-de-France, lointain écho de la Déclaration de Basse-Terre du 1er décembre 1999. Ils y appellent à « refonder la relation entre nos territoires et la République par la définition d'un nouveau cadre permettant la mise en oeuvre de politiques publiques conformes aux réalités de chacune de nos régions. » Un appel à la différenciation en somme !

Du côté du Président de la République, l'accueil s'est voulu plutôt ouvert face à ces aspirations, en particulier lors d'une rencontre à l'Élysée, le 7 septembre 2022, avec les présidents des exécutifs et les parlementaires des bassins atlantique et indien.

Le Gouvernement a semblé adopter néanmoins une approche plus graduée. Une feuille de route a été définie et adressée aux outre-mer dans la perspective d'un Conseil interministériel aux outre-mer (CIOM) qui devrait se tenir à la fin du premier semestre 2023. La démarche consiste à passer en revue la plupart des politiques publiques sur chaque territoire et à faire remonter les difficultés normatives, budgétaires ou organisationnelles. Après analyse, s'il s'avère que les possibilités de différenciation dans le cadre constitutionnel en vigueur étaient insuffisantes pour régler ces difficultés, des évolutions institutionnelles et constitutionnelles seraient envisagées. La question institutionnelle est présentée comme un moyen, et non une fin, au service de la conduite efficace des politiques publiques.

En deuxième lieu, plusieurs assemblées régionales, départementales ou territoriales ont été renouvelées. Les changements de responsables exécutifs appelaient un nouveau tour d'horizon pour confronter les réflexions et les propositions du rapport de Michel Magras à ces nouveaux équilibres sortis des urnes.

En dernier lieu, la perspective d'une révision constitutionnelle pour la Nouvelle-Calédonie à l'horizon de 2024 a ouvert une fenêtre d'opportunité pour repenser la place des outre-mer dans la Constitution.

Pour préfigurer ce travail d'actualisation du rapport de Michel Magras, la Délégation sénatoriale aux outre-mer a organisé dès le 29 juin 2022, une réunion commune avec l'Association des juristes en droit des outre-mer (AJDOM).

À la suite, la délégation a entamé un cycle soutenu d'auditions de l'ensemble des exécutifs territoriaux, régionaux et départementaux ultramarins. Les acteurs économiques ont également été entendus. Toutes ces auditions ont été diffusées sur le site internet du Sénat et ont fait l'objet de comptes rendus. Enfin, à l'occasion d'une rencontre au Sénat lors de la semaine du Congrès des maires, un échange a été organisé le 21 novembre 2022 après-midi avec de nombreux maires d'outre-mer sur l'évolution institutionnelle.

En s'appuyant sur le rapport précité de Michel Magras, les objectifs poursuivis par vos co-rapporteurs ont été les suivants :

- mesurer l'ampleur de la demande en faveur d'une différenciation et d'une adaptation des politiques publiques outre-mer ;

- recenser les souhaits d'évolutions institutionnelles des outre-mer et évaluer leur faisabilité dans le cadre constitutionnel en vigueur ;

- approfondir l'idée d'un cadre constitutionnel entièrement rénové, notamment en réinterrogeant la distinction historique entre les articles 73 et 74.

De nos travaux, nous pouvons tirer plusieurs enseignements.

Toutes les personnes entendues se rejoignent sur le constat d'une adaptation insuffisante des politiques publiques aux spécificités de chaque territoire ultramarin. Il existe un consensus sur ce constat, qui confirme avec force les précédents travaux de la délégation. L'inadaptation concerne aussi bien la conduite des politiques publiques que le cadre normatif. Le besoin d'une différenciation renforcée est affirmé avec la même force par les collectivités de l'article 73 ou de l'article 74.

Il y a aussi consensus sur le constat de la faible efficacité de plusieurs dispositifs en vigueur censés permettre une meilleure adaptation des politiques publiques. Les correctifs ne marchent pas.

Par ailleurs, l'État déconcentré demeure trop rigide et les facultés récentes données aux préfets pour déroger ne sont pas utilisées.

De manière plus générale, et c'est sans doute le sens profond de l'appel de Fort-de-France, il y a le sentiment d'être arrivé au bout d'un cycle, avec la nécessité de renouveler complètement les méthodes et peut-être les institutions.

Ce constat sur les échecs de l'adaptation des politiques outre-mer se traduit aussi par une très forte demande de co-construction des politiques publiques, de partenariat et de contractualisation. Faire avec l'État est autant demandé que faire à sa place.

Toutefois, ce constat partagé ne permet pas de dégager des solutions communes.

Les collectivités de l'article 74 ne sont pas demandeuses de profondes évolutions institutionnelles, seulement d'aménagements à la marge de leurs statuts pour corriger certaines incohérences, clarifier et consolider l'organisation des pouvoirs ou ajuster des compétences. Elles sont globalement satisfaites de leur statut.

La grande majorité des souhaits d'évolution exprimés n'appelle pas directement de modifications de la Constitution, à l'exception de celui de la Polynésie française d'inscrire dans la loi fondamentale le fait nucléaire polynésien et de donner valeur législative aux lois de pays.

Certaines dispositions de l'article 74 pourraient néanmoins être précisées pour garantir aux collectivités un exercice effectif de certaines facultés : conditions de participation aux compétences conservées par l'État, transferts quasi-automatiques de nouvelles compétences à la demande des collectivités, protection locale de l'emploi et du foncier.

Le contenu attaché à la notion de collectivités « dotées de l'autonomie » pourrait aussi être renforcé, en matière de coopération internationale notamment.

Enfin, à propos d'un projet de refonte globale du cadre constitutionnel des outre-mer, qui mettrait un terme à la dichotomie DOM-COM, certaines collectivités de l'article 74 se sont exprimées contre (Saint-Martin, Polynésie), les autres demeurant ouvertes, sous réserve que cette refonte ne remette pas en cause leur statut actuel et leur autonomie. La Polynésie française demeure notamment attachée à l'article 74, car il la singulariserait au sein des outre-mer.

Les collectivités de l'article 73 ont exprimé des orientations très diverses, voire opposées.

D'un côté, la Guyane et la Martinique (dans une moindre mesure) ont exprimé une volonté forte d'évolution. Cette volonté s'appuie sur des projets de territoire portés politiquement. Les deux collectivités souhaitent en particulier obtenir un pouvoir normatif autonome dans de nombreux domaines de compétence. C'est le point saillant. Or, leur statut de collectivité de l'article 73 les en empêche. La Guyane va plus loin en demandant une mention particulière dans la Constitution qui garantirait son autonomie. En revanche, le basculement vers l'article 74 n'a pas été formulé. Même constat pour la Martinique.

De l'autre, Mayotte et le département de La Réunion demeurent attachés au statu quo. Le département de La Réunion souhaite en particulier le maintien de l'amendement Virapoullé. Un partenariat renouvelé avec l'État, mettant l'accent sur la co-construction des politiques publiques et des consultations appuyées en amont, est plébiscité. Toutefois, la région de La Réunion est favorable à la suppression de l'amendement Virapoullé et semble ouverte à de nouvelles compétences et à un recours facilité aux habilitations.

Entre les deux, la Guadeloupe est plutôt ouverte à des évolutions, voire à plus de compétences, mais sans position de principe affirmée. La position est plus attentiste.

Mme Micheline Jacques, co-rapporteure. - Ce bilan des auditions nous conduit ainsi à dégager trois scénarios pour la commodité de la présentation et dans un souci de synthèse.

Le premier scénario est le statu quo constitutionnel accompagné toutefois d'une révolution des méthodes.

Cette option « conservatrice » ne toucherait pas aux articles 73-74 qui, en dépit de l'affaiblissement des différences, conserve une portée politique et symbolique forte entre des territoires attachés à la départementalisation et ceux désireux d'autonomie. C'est aussi une option à considérer, car il n'est pas acquis qu'une future révision constitutionnelle réunisse la majorité des 3/5ème requise.

Cette option exigerait néanmoins que l'État réinterroge complètement son organisation sur les territoires et ses méthodes d'élaboration des lois et décrets. Certaines dispositions organiques pourraient être modifiées, notamment celles concernant les habilitations.

Une révolution des méthodes demeure donc indispensable, quelles que soient les réformes constitutionnelles ou institutionnelles envisagées. Un statu quo constitutionnel ne saurait être synonyme d'immobilisme.

Plusieurs pistes paraissent particulièrement intéressantes pour mettre les outre-mer au coeur de la fabrique de la loi.

Nous pensons notamment à une semaine consacrée chaque année aux outre-mer par le Parlement au cours de laquelle une loi annuelle d'adaptation serait examinée. Cela figurait déjà dans les recommandations du groupe de travail Décentralisation de 2020. Nous pensons qu'il faut réitérer et marteler cette demande pour l'obtenir.

Sur les études d'impact, un gros travail reste à faire pour que l'adaptation des dispositifs aux spécificités des outre-mer soit examinée dès le commencement de l'élaboration des avant-projets de loi et de décret. Et non à la toute fin. C'est à ce stade des études d'impact que les collectivités ultramarines devraient être consultées.

Il faut aussi lancer une revue générale des normes outre-mer qui pourrait se faire code par code, afin de balayer les dispositions techniques inadaptées. Cette revue générale se ferait en concertation étroite et directe avec chaque territoire.

Un autre point saillant est la demande de contractualisation et de co-construction des politiques publiques. Pour réussir, cette action doit être conduite sur les territoires, pas à Paris. Cela implique une déconcentration massive de l'État autour du préfet. Le préfet doit en effet retrouver une autorité sur tous les acteurs de l'État outre-mer, en particulier les agences nationales diverses. Il doit également aussi retrouver des marges de manoeuvre en gérant des crédits moins fléchés et en adaptant les politiques publiques sur chaque territoire. Voire en dérogeant à certaines réglementations. Les outre-mer pourraient même être un vrai champ d'expérimentation de la déconcentration.

Le renforcement de la DGOM est aussi une ancienne recommandation, mais qui n'a pas perdu de sa pertinence. Au contraire. Elle doit aussi permettre d'accompagner les collectivités ultramarines dans leur montée en compétences.

Enfin, bien que l'objet du rapport ne soit pas de faire des propositions de statut pour chaque outre-mer, il faut relever que les auditions ont permis de faire émerger quelques propositions relevant de la loi organique ou de la loi ordinaire et relatives à tel ou tel territoire. Les tableaux et fiches de synthèse annexés au présent rapport en font état, ainsi que les comptes rendus des auditions.

On notera en particulier les propositions précises de l'Assemblée territoriale de Wallis-et-Futuna pour faire évoluer l'exercice du pouvoir exécutif. Ou bien le souhait martelé de Mayotte d'accélérer la départementalisation. Ou encore la demande de la Polynésie française d'assouplir les règles relatives à l'organisation du gouvernement.

Ce scénario aurait des avantages :

- éviter de rouvrir des débats localement porteurs de division ;

- se concentrer sur la résolution des problèmes du quotidien ;

- obliger l'État et les collectivités à réinventer leur relation partenariale et à utiliser des outils existants ignorés ou délaissés.

Mais il a aussi des inconvénients :

- la Guyane et la Martinique ont d'autres aspirations. Ils seront bloqués, sauf à basculer dans l'article 74, ce qui n'est pas forcément souhaité ;

- le sentiment plus général de ne pas prendre en compte les aspirations au changement et de ne pas avoir compris qu'un cycle se terminait ;

- on peut aussi douter de la capacité de l'État à modifier en profondeur et durablement ses pratiques et son organisation.

Le deuxième scénario qui se dessine est la révision des articles 73 et 74.

Cette option consisterait à compléter les articles 73 et 74 par plusieurs dispositions.

Les avantages sont de plusieurs ordres :

- cette solution ne romprait pas l'équilibre symbolique et politique 73-74, auquel plusieurs responsables politiques et les populations sont attachés, tout en y apportant des aménagements ;

- elle répondrait directement à des demandes fortes de certains territoires (notamment la Martinique et la Guyane en permettant aux collectivités de l'article 73 d'adopter directement des normes relevant de la loi ou du règlement) ;

- elle éviterait l'immobilisme sans ouvrir grand le débat institutionnel.

Elle a aussi des inconvénients, en particulier le cadre constitutionnel des outre-mer en sortirait brouillé, en érodant encore plus les différences entre le 73 et le 74.

Plusieurs modifications constitutionnelles sont envisageables :

- supprimer ou réécrire le second alinéa du Préambule de la Constitution afin de supprimer la mention anachronique aux territoires d'outre-mer ;

- le principe de l'adaptation des normes aux spécificités des outre-mer pourrait être renforcé en prévoyant une obligation d'adapter, sauf à justifier de la non nécessité d'une adaptation. Aujourd'hui, c'est l'adaptation qui est une simple faculté et qui doit être justifié ;

- ouvrir aux collectivités de l'article 73 la faculté d'exercer un pouvoir normatif autonome. Cela répondrait aux demandes de la Guyane, voire de la Martinique. Cette faculté pourrait prendre la forme d'une extension permanente des habilitations préalablement obtenues, sous réserve que le statut du territoire le prévoit et ait reçu le consentement de la population. En effet, tout en ouvrant de manière mesurée un pouvoir normatif autonome aux collectivités de l'article 73, il convient d'éviter que cela soit un moyen de contourner les garanties prévues par l'article 74 ;

- si un pouvoir normatif autonome limité était reconnu ainsi aux collectivités de l'article 73 demandeuses, un amendement Virapoullé modifié excluant La Réunion de ce dispositif serait imaginable. De la sorte, La Réunion pourrait désormais recourir à la procédure d'habilitation (qui s'exerce sous le contrôle du Parlement et du Gouvernement rappelons-le), mais continuerait à se distinguer parmi les collectivités régies par l'article 73 en s'interdisant tout pouvoir normatif autonome ;

- pour les collectivités de l'article 74, le droit à exercer toutes les compétences, à l'exception des compétences régaliennes, selon un calendrier choisi par elles, pourrait être reconnu. Le droit à adopter des sanctions pénales dans les domaines de compétences transférés le serait aussi. Enfin, en matière de coopération internationale, l'article 74 pourrait être complété afin d'associer, et non simplement consulter, les collectivités à la négociation des accords internationaux, lorsque ceux-ci sont susceptibles de les affecter directement ou concernent principalement leur environnement régional. Elles seraient également associées à la définition de la position de la France s'agissant des mandats de négociation des accords à conclure par l'Union européenne avec des États tiers.

En revanche, il ne serait pas fait droit aux demandes de mention particulière du statut de certains territoires dans la Constitution, notamment la Guyane et la Polynésie française. Cela aboutirait inévitablement, à terme, à devoir consacrer à chaque outre-mer des dispositions constitutionnelles ad hoc. Surtout, ces adjonctions conduiraient à l'exact opposé de ce qui est revendiqué par les territoires : une rigidité excessive, possiblement contraire à la volonté des populations locales. En effet, les révisions constitutionnelles ne sont pas soumises à consultation locale et ne peuvent être facilement modifiées.

Enfin, il existe un troisième scénario, celui d'un cadre constitutionnel rénové pour les outre-mer.

Cette option s'inspire de l'amendement 9 rectifié bis déposé par plusieurs d'entre nous lors de l'examen au Sénat le 20 octobre 2020 de la proposition de loi constitutionnelle pour le plein exercice des libertés locales. Cet amendement est lui-même directement issu des travaux de Michel Magras et du groupe de travail de 2020.

Sans qu'il soit nécessaire de reprendre les argumentaires précis du rapport de Michel Magras précité, la proposition d'un cadre constitutionnel rénové part de plusieurs constats :

- la réforme constitutionnelle de 2003 a érodé la partition classique entre des DROM soumis au principe d'assimilation et des territoires d'outre-mer régis par un principe de spécialité législative ;

- l'évolution qui a suivi a conduit à un paysage institutionnel et juridique des outre-mer très éclaté, brouillant les lignes de partage traditionnelles.

Le droit à la différence a été substitué à l'assimilation, des statuts sur mesure émergeant progressivement.

Pour autant, bien que largement érodée, la distinction binaire entre les articles 73  et 74 subsiste.

Il en résulte des malentendus. Cette dichotomie constitutionnelle est en décalage avec le nuancier institutionnel des outre-mer. Pourtant, elle prive les outre-mer de l'article 73 de l'accès à certains outils juridiques réservés aux outre-mer de l'article 74. Elle alimente aussi des crispations sur la question des institutions, la peur de basculer dans l'enfer de l'article 74 ou au contraire de reculer sur l'autonomie, au détriment d'une approche plus pragmatique, interrogeant d'abord l'efficacité du statut pour conduire les politiques souhaitées sur les territoires.

Un cadre unifié aurait plusieurs avantages.

Il serait assimilable à une boîte à outils au sein de laquelle chaque outre-mer pourrait choisir ceux qui lui conviennent dans le cadre d'une loi organique sur-mesure.

La disparition des articles 73 et 74 ne doit pas constituer l'absorption de l'un des régimes par l'autre, mais plutôt une addition garantissant à chaque collectivité de pouvoir placer librement le curseur de ses compétences, de son autonomie, de sa différenciation normative. Il ne s'agit ni de pousser les collectivités de l'article 73 vers l'autonomie, ni de recentraliser les pouvoirs accordés aux collectivités de l'article 74.

Cette réécriture des articles 73 et 74 ne prescrirait rien à tel ou tel territoire ultramarin, mais offrirait simplement « la possibilité d'une différenciation » pour reprendre l'expression de Michel Magras. Chaque territoire resterait libre de préférer le statu quo ou bien au contraire d'étendre ses compétences ou de modifier son organisation administrative en recourant à la gamme d'outils offerts par la Constitution.

Chaque outre-mer serait doté d'un statut particulier, fixé par une loi organique.

Très concrètement, ce cadre permettrait de réunir, dans un même ensemble, aussi bien un territoire qui ferait le choix de l'assimilation législative complète qu'un territoire attaché à faire jouer la préférence locale en matière d'emploi ou de foncier.

Les combinaisons sont infinies et rendent possibles des statuts « cousu main » pour tous les outre-mer français.

L'amendement 9 rectifié bis, inspiré par les travaux de Michel Magras, avait retenu la dénomination « pays d'outre-mer » pour regrouper sous un même vocable l'ensemble des outre-mer.

Au cours des auditions de la délégation, la question de la dénomination n'a pas été soulevée, soit par crainte de nourrir des polémiques parfois virulentes, soit en raison de son caractère accessoire par rapport aux enjeux normatifs et de compétences.

À ce stade, il n'apparaît pas urgent de trancher cette question qui peut parasiter la perception générale du contenu du cadre constitutionnel rénové. En effet, les différentes hypothèses de dénomination ont chacune une charge sémantique et symbolique forte.

Toutefois, ce scénario 3 doit encore convaincre. Le travail de conviction et de pédagogie doit être amplifié, compte tenu de certaines réactions opposées ou réservées. Du côté des acteurs économiques, un nouveau cadre constitutionnel fait craindre un « chamboule tout » institutionnel dont la pertinence pour résoudre les problèmes du quotidien n'est pas établie.

Pour convaincre et rassurer, trois garanties sont indispensables.

En premier lieu, ce nouveau cadre constitutionnel ne s'appliquerait pas aux DROM souhaitant continuer à être régis par l'article 73. En effet, cet article ne serait abrogé pour chaque territoire concerné qu'à compter de l'entrée en vigueur de la loi organique fixant son nouveau statut. Il demeurerait donc en vigueur pour ceux des territoires dont la population aurait rejeté le nouveau statut.

En deuxième lieu, il convient de marteler que ce nouveau cadre constitutionnel ne créerait pas d'obligation d'évoluer institutionnellement. Il importe de bien distinguer le temps constitutionnel et le temps organique. Ce cadre constitutionnel rénové est permissif, sans être prescriptif.

En troisième lieu, ce cadre conserverait et même renforcerait le principe de la consultation et de l'approbation populaire avant toute évolution institutionnelle substantielle.

Ces garanties politiques, juridiques et démocratiques sont fondamentales pour lever les oppositions à une nouvelle page constitutionnelle des outre-mer français.

M. Stéphane Artano, président. - Trois scénarios viennent de vous être présentés, avec leurs avantages et leurs faiblesses.

Comme je l'ai rappelé au début de notre présentation, je devrais rapporter dans quelques semaines les travaux de notre délégation auprès du groupe de travail Décentralisation réactivé par le président du Sénat.

Plusieurs recommandations peuvent être portées devant le groupe de travail.

Les premières concernent la révolution des méthodes qui ont été présentées dans le scénario 1. En effet, quels que soient les scénarios institutionnels ou constitutionnels retenus, il paraît indispensable de porter encore une fois un vrai changement de méthode.

En synthèse, le changement de méthode passe :

- premièrement, par l'instauration d'une semaine réservée chaque année aux outre-mer au Parlement. Cette semaine permettrait l'examen d'une loi annuelle d'adaptation, ainsi que de travaux de contrôle et d'évaluation. C'est d'ailleurs la reprise d'une recommandation déjà faite dans le rapport Magras en 2020 ;

- deuxièmement, renforcer les exigences des études d'impact. D'une part en prévoyant une consultation des outre-mer pour avis au stade l'élaboration de l'étude d'impact. D'autre part, en augmentant les exigences sur le contenu des études d'impact, celles-ci devant justifier l'absence d'adaptations ;

- troisièmement, faire de la contractualisation et de la territorialisation le principe d'action de l'État dans les outre-mer. Ce principe de co-construction doit aller de pair avec une déconcentration massive de l'organisation de l'État dans ces territoires, autour du préfet ;

- quatrièmement, prévoir une revue générale des normes outre-mer, code par code ;

- cinquièmement, la mise en oeuvre des habilitations de l'article 73 implique que l'État accompagne les demandes des collectivités, et ne se place pas seulement en position de contrôleur ;

- sixièmement, renforcer les moyens de la DGOM pour qu'elle joue son plein rôle de pilotage et d'évaluation des politiques publiques outre-mer ;

- enfin, septièmement, de nombreux aménagements des statuts actuels sont souhaitables dans le cadre de la loi organique ou ordinaire. À Wallis-et-Futuna, Saint-Martin, en Polynésie française pour ajuster les règles de gouvernance ou à Mayotte pour achever la départementalisation.

Certaines de ces recommandations ont déjà été faites par le passé, mais demeurent pour autant essentielles pour diffuser la culture outre-mer dans l'administration de l'État et mettre les outre-mer au coeur de la fabrique de la norme.

J'en viens à présent à la question constitutionnelle qui est celle qui fixe le cadre général à l'intérieur duquel nos territoires peuvent ou non décider d'évoluer.

Comme cela a été dit, les retours des territoires ont été contrastés. Parfois, il faut le dire, il existe une confusion ou un malentendu entre le niveau constitutionnel et le niveau organique ou statutaire. Car rappelons-le, c'est un point clef pour nos réflexions, une évolution du cadre constitutionnel n'entraîne pas automatiquement une évolution des statuts. Le cadre constitutionnel des outre-mer peut être neutre pour nos territoires.

S'agissant du premier scénario, celui du statu quo constitutionnel, il nous semble devoir être écarté. Si l'opportunité de réviser la Constitution se confirme, le maintien à l'identique des dispositions constitutionnelles ultramarines ne serait pas comprise et ce d'autant plus qu'elle serait aussi une occasion ratée pour apporter des portes de sortie à des souhaits d'évolution de certains territoires. Pour autant, le statu quo demeure une éventualité. Je rappelle que la révision constitutionnelle exige une majorité des 3/5ème. Dans le contexte majoritaire actuel, rien n'est acquis. Ne le perdons pas de vue.

Restent les scénarios 2 et 3 tels que notre collègue et co-rapporteure Micheline Jacques vient de vous les exposer.

En 2020, Michel Magras avait porté le scénario 3 qui avait été repris par le groupe de travail Décentralisation sous la forme de sa proposition n° 44.

Si la force de cette proposition demeure intacte, de par sa cohérence et son pragmatisme, il faut aussi admettre que les conditions d'un consensus dans les territoires autour de celle-ci ne sont pas encore réunies.

Malgré son érosion, la distinction entre les articles 73 et 74 demeure un point de repère puissant. Il ne faut pas le nier et le risque d'une incompréhension sur la proposition d'un nouveau cadre constitutionnel abolissant les catégories DOM-COM reste élevé.

À ce stade, il me paraît donc prématuré de porter le seul scénario 3.

La recommandation qui vous est soumise consisterait donc à nous prononcer en faveur d'une révision des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer, afin d'élargir le champ des possibles en matière d'évolution institutionnelle et répondre ainsi aux aspirations des outre-mer, sans toutefois rien imposer à ce stade.

Cette révision pourrait se traduire, soit par le scénario 2 tendant à ouvrir un peu plus le champ des possibles tout en demeurant dans le cadre des articles 73 et 74, soit par le scénario 3 en imaginant un cadre entièrement rénové pour les outre-mer français.

Le scénario 3, je l'ai dit, a la force de la cohérence et du pragmatisme, mais il requiert encore un important effort de pédagogie et de conviction sur nos territoires.

C'est cette recommandation d'une révision constitutionnelle ouverte sur deux scénarios que je vous propose de retenir. Cette position permet de continuer la discussion et de poursuivre un travail de pédagogie et d'explication engagé sur les territoires.

Elle ménage enfin des marges de discussion pour le groupe de travail sur la Décentralisation.

Micheline Jacques et moi avons rencontré le Président du Sénat pour lui faire part de l'avancée de nos travaux en vue de notre réunion.

Eu égard à l'ensemble des considérations rappelées, en accord avec le Président du Sénat il semble pertinent de laisser le champ des possibles ouvert à ce stade d'autant plus dans un contexte où les difficultés pour réunir une majorité des 3/5eme en faveur d'une révision constitutionnelle ne doit pas être perdue de vue. C'est un point important auquel le Président du Sénat est attentif.

Enfin, cette position de sagesse a le mérite de permettre au groupe Décentralisation de s'approprier pleinement notre rapport afin d'éclairer ses choix dans la perspective d'une prochaine réunion, je me ferai à ce titre bien entendu l'écho de la délégation.

Il me paraît indispensable à cet égard, que le projet de rapport que vous avez entre les mains reste sous embargo dans la mesure où il doit être présenté au groupe décentralisation avant d'être pleinement communicable.

Je vous remercie de votre attention et vous propose naturellement d'adopter le rapport que nous vous soumettons.

M. Thani Mohamed Soilihi. - Je remercie les rapporteurs pour la fidélité des travaux aux remarques et nuances de chacun de nos territoires. À titre personnel, la proposition numéro trois a de nombreux atouts. Elle est juridiquement intéressante. Mais compte tenu des réticences de la population de Mayotte et de notre objectif principal qui demeure d'achever la départementalisation, la proposition de statu quo est la plus rassurante. Les différents scénarios encore ouverts laissent encore le temps de la réflexion. Je vote en faveur de la publication du rapport les yeux fermés.

Mme Victoire Jasmin. - Je suis vraiment favorable à ce que cette étude se poursuive devant le groupe de travail sur la Décentralisation présidé par Gérard Larcher. Néanmoins, je considère que le rôle du Sénat, et de la délégation en particulier, n'est pas de voter pour une option parmi celles identifiées. En effet, ce travail ne saurait supplanter le choix des élus et des populations concernées ; il doit permettre aux différentes collectivités concernées de faire leur choix. Nous avons un rôle de facilitateur.

Mme Micheline Jacques, rapporteure. - Je rejoins Victoire Jasmin sur le fait qu'il faut laisser les populations décider. Cependant, une question me gêne un peu : doit-on, après avoir exposé les trois options au groupe de travail, le laisser choisir l'option qui lui semble la mieux adaptée pour les ultramarins ou bien lui préciser l'option qui nous semble préférable ?

M. Stéphane Artano, président. - L'option numéro 1 ne nous paraît pas pouvoir être retenue ; cependant, le Président du Sénat demande à ce que je l'expose au groupe de travail sur la Décentralisation. Il ne souhaite pas en effet que l'on préempte l'information. Dans ce rapport, la délégation entend aiguiller le groupe de travail vers l'étude des propositions deux et trois qui paraissent les plus cohérentes. Étant précisé qu'il ne s'agit peut-être pas des seuls scénarios envisageables : on ne sait pas encore ce que va donner la discussion dans les territoires.

M. Dominique de Legge. - La proposition retenue - aussi orientée qu'elle puisse être - doit s'inscrire dans une position globale du Sénat. À défaut d'être unanime, il importe en effet qu'elle soit unitaire. Ainsi, je pense qu'il revient au groupe de travail de se prononcer sur l'option la plus pertinente.

M. Georges Patient. - En ma qualité de Guyanais et de membre du comité de pilotage de la collectivité territoriale de Guyane sur l'évolution statutaire, je ne me retrouve dans aucune des trois options. En effet, nous souhaitons une autonomie dans le cadre d'un article spécifique de la Constitution. Certains iraient même jusqu'à solliciter une forme d'indépendance à l'instar de la Nouvelle-Calédonie. À titre plus personnel, s'il fallait choisir une position, je voterais pour le troisième scenario. Il n'est pas question de retenir le premier ou le deuxième.

M. Victorin Lurel. - Je souligne la sagesse de ce rapport. Il faut tenir compte de l'état des opinions et intégrer ces réflexions dans une approche globale pour toute la République. Il faut aussi bien distinguer la réforme de la Constitution et les évolutions institutionnelles des territoires. La troisième option est la plus séduisante, mais je ne suis pas tout à fait sûr que cette option audacieuse trouve une majorité pour la faire accepter. C'est pourquoi, je pense qu'il ne faut pas trop vite délaisser le premier scénario qui peut faire l'objet d'évolution et ne saurait être synonyme d'immobilisme. Ainsi, dans l'hypothèse où l'on ne trouverait pas de consensus plus large, il pourrait être décidé a minima de modifier la notion d'adaptation que le Conseil constitutionnel interprète strictement.

M. Stéphane Artano, président. - Je vous propose d'adopter le rapport en l'état avec cette recommandation très large en faveur de deux scénarios. Je rapporterai ces travaux et j'exprimerai également au groupe de travail sur la Décentralisation qu'un certain nombre de positions ont été exprimées pour la recommandation numéro 3. Pour tenir compte des contextes locaux, je pense qu'il faut être prudent et garder l'option deux en point de mire également. Enfin, je reflèterai, sans vous citer nommément, vos positions respectives pour éclairer les membres du groupe de travail.

La Délégation sénatoriale aux outre-mer a adopté le rapport à l'unanimité des présents.

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