C. TROISIÈME SCÉNARIO : UN NOUVEAU CADRE CONSTITUTIONNEL POUR OUVRIR LE CHAMP DES POSSIBLES

Ce scénario s'inscrit dans la continuité de la proposition n° 44 du groupe de travail du Sénat sur la décentralisation de juillet 2020 qui proposait de « réunir les articles 73 et 74 de la Constitution et permettre la définition de statuts sur-mesure pour ceux des territoires ultramarins qui le souhaiteraient ». Elle s'inspire directement des travaux à l'origine du rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale dans les outre-mer.

Cette proposition avait donné lieu à l'examen en séance publique, le 20 octobre 2020, de deux projets de rédaction : l'article 6 initial de la proposition de loi constitutionnelle pour le plein exercice des libertés locales et l'amendement n° 9 rectifié bis16(*) présenté par Micheline Jacques et plusieurs de ses collègues. Au terme du débat en séance publique, ces deux projets de rédaction avaient été finalement écartés, afin d'approfondir la réflexion.

L'amendement n° 9 rectifié bis précité était en particulier la reprise de la contribution écrite de Stéphane Diémert, président assesseur à la Cour administrative d'appel de Paris, qui avait été annexée au rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale dans les outre-mer.

Cette rédaction ambitieuse servirait de base de travail pour repenser le cadre constitutionnel des outre-mer.

1. Tirer les conséquences de la réforme constitutionnelle de 2003

Sans qu'il soit nécessaire de reprendre les argumentaires précis du rapport de Michel Magras précité, la proposition d'un cadre constitutionnel rénové part de plusieurs constats :

- la réforme constitutionnelle de 2003 a érodé la partition classique entre des DROM soumis au principe d'assimilation et des territoires d'outre-mer régis par un principe de spécialité législative ;

- l'évolution qui a suivi a conduit à un paysage institutionnel et juridique des outre-mer très éclaté, brouillant les lignes de partage traditionnelles.

Le droit à la différence a été substitué à l'assimilation, des statuts sur-mesure émergeant progressivement.

Pour autant, bien que largement érodée, la distinction binaire entre les articles 73 et 74 subsiste.

Il en résulte des malentendus. Pour reprendre les mots de Patrick Lingibé, avocat au barreau de la Guyane et spécialiste en droit public, vice-président de la Conférence des Bâtonniers de France et président de la délégation outre-mer de cette même conférence : « dans l'inconscient collectif, l'article 73 est vécu comme un bienfait égalitaire hérité de la départementalisation de 1946, alors que c'est totalement faux. Quant à l'article 74, beaucoup de populations d'outre-mer l'assimilent à l'aventure de l'autonomie, ce qui est également faux, ne serait-ce que parce que l'autonomie juridique et institutionnelle au sens où nous l'entendons n'est pas l'indépendance »17(*).

Cette dichotomie constitutionnelle est en décalage avec le nuancier institutionnel des outre-mer. Pourtant, elle prive les outre-mer de l'article 73 de l'accès à certains outils juridiques réservés aux outre-mer de l'article 74. Elle alimente aussi des crispations sur la question des institutions -- la peur de basculer dans l'enfer de l'article 74 ou au contraire de reculer sur l'autonomie - au détriment d'une approche plus pragmatique, interrogeant d'abord l'efficacité du statut pour conduire les politiques souhaitées sur les territoires.

2. Les nombreux avantages d'un cadre unifié

Le cadre rénové, inspiré de l'amendement 9 rectifié bis précité, serait assimilable à une boite à outils au sein de laquelle chaque outre-mer pourrait choisir ceux qui lui conviennent.

La disparition des articles 73 et 74 ne doit pas constituer l'absorption de l'un des régimes par l'autre, mais plutôt une addition garantissant à chaque collectivité de pouvoir placer librement le curseur de ses compétences, de son autonomie, de sa différenciation normative. Il ne s'agit ni de pousser les collectivités de l'article 73 vers l'autonomie, ni de recentraliser les pouvoirs accordés aux collectivités de l'article 74.

Cette réécriture des articles 73 et 74 ne prescrirait rien à tel ou tel territoire ultramarin, mais offrirait simplement « la possibilité d'une différenciation » pour reprendre l'expression de Michel Magras. Chaque territoire resterait libre de préférer le statu quo ou bien au contraire d'étendre ses compétences ou de modifier son organisation administrative en recourant à la gamme d'outils offerts par la Constitution.

Chaque outre-mer serait doté d'un statut particulier, fixé par une loi organique.

Parmi les outils innovants possibles, il faut souligner :

- l'impossibilité de retirer une compétence sans l'accord du territoire (effet cliquet) ;

- la possibilité de prévoir dans la loi organique le transfert de droit d'une compétence, à la demande du territoire concerné et à la date fixée par lui, à l'exception des compétences dites régaliennes ;

- le choix entre l'identité, la spécialité législative ou le pouvoir normatif selon les domaines ;

- la faculté d'approuver les demandes d'habilitation à adopter des règles relevant du domaine de la loi ou du règlement par une décision tacite née au terme d'un délai déterminé ;

- la faculté de prendre des mesures de préférence locale en matière d'accès à l'emploi, de droit d'établissement pour l'exercice d'une activité professionnelle ou de protection du patrimoine foncier, selon des critères de durée de résidence ou de liens personnels ou familiaux ;

- la compétence en matière de droit pénal spécial dans les domaines de compétences transférés ;

- l'association à la négociation de certains accords internationaux ou de textes européens, lorsqu'ils sont susceptibles d'affecter directement l'outre-mer concerné.

Très concrètement, ce cadre permettrait de réunir, dans un même ensemble, aussi bien :

- un territoire qui ferait le choix de l'assimilation législative complète ;

- un territoire régi majoritairement par l'assimilation législative mais qui souhaiterait exercer un pouvoir normatif autonome dans une ou deux matières ;

- un territoire attaché à faire jouer la préférence locale en matière d'emploi ou de foncier ;

- un territoire exerçant son pouvoir normatif autonome dans toutes les matières à l'exception des compétences régaliennes de l'État.

Les combinaisons sont infinies et rendent possibles des statuts « cousus main » pour tous les outre-mer français.

3. La délicate question de la dénomination

Ce cadre rénové regrouperait l'ensemble des outre-mer français. Il n'y aurait plus, au niveau constitutionnel, de distinction entre les départements, les régions, les assemblées uniques ou les collectivités d'outre-mer.

L'amendement 9 rectifié bis, inspiré par les travaux de Michel Magras, avait retenu la dénomination « pays d'outre-mer » pour regrouper sous un même vocable l'ensemble des outre-mer.

Au cours des auditions de la délégation, la question de la dénomination n'a pas été soulevée, soit par crainte de nourrir des polémiques parfois virulentes, soit en raison de son caractère accessoire par rapport aux enjeux normatifs et de compétences.

Le rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale énumérait plusieurs hypothèses : « collectivités d'outre-mer », « outre-mer français » et « pays d'outre-mer », cette dernière ayant finalement été préférée.

À ce stade, il n'apparaît pas urgent de trancher cette question qui peut parasiter la perception générale du contenu du cadre constitutionnel rénové. En effet, les différentes hypothèses de dénomination ont chacune une charge sémantique et symbolique forte.

4. Un travail de conviction et de pédagogie à amplifier

Le rapport de Michel Magras sur la différenciation territoriale de septembre 2020 a souligné l'intérêt et le soutien de nombreux élus à l'idée d'un cadre constitutionnel rénové pour les outre-mer, conçu comme une boite à outils pour des statuts sur-mesure.

Ce travail pionnier sur la différenciation et le dépassement de la logique binaire maintenu par les articles 73-74 remettait à plat le cadre constitutionnel.

Comme cela a été exposé supra, il offre de nombreux avantages, restaure une cohérence, une unité, tout en menant à son terme le chapitre ouvert en 2003 en faveur d'une différenciation ultramarine.

Toutefois, les récentes auditions de la délégation ont montré que cette solution suscitait des inquiétudes, voire des rejets, de la part de plusieurs exécutifs ultramarins. Du côté des acteurs économiques, un nouveau cadre constitutionnel fait craindre un « chamboule-tout » institutionnel dont la pertinence pour résoudre les problèmes du quotidien n'est pas établie.

Par ailleurs, malgré ses défauts, la distinction 73-74 demeure un repère bien ancré.

Pour gagner une adhésion plus large, un effort important de pédagogie demeure nécessaire pour convaincre et rassurer les élus, les populations et les socio-professionnels des territoires.

À cet égard, trois garanties sont indispensables.

En premier lieu, ce nouveau cadre constitutionnel ne s'appliquerait pas aux DROM souhaitant continuer à être régis par l'article 73. En effet, cet article ne serait abrogé pour chaque territoire concerné qu'à compter de l'entrée en vigueur de la loi organique fixant son nouveau statut. Il demeurerait donc en vigueur pour ceux des territoires dont la population aurait rejeté le nouveau statut (quand bien même ce statut serait factuellement identique à celui en vigueur dans le cadre de l'article 73).

En deuxième lieu, il convient de marteler que ce nouveau cadre constitutionnel ne créerait pas d'obligation d'évoluer institutionnellement. Les territoires désireux de conserver leur organisation institutionnelle actuelle pourraient le faire. La loi organique définissant leur statut en reprendrait alors les termes exacts. Il importe de bien distinguer le temps constitutionnel et le temps organique. Ce cadre constitutionnel rénové est permissif, sans être prescriptif.

En troisième lieu, ce cadre conserverait et même renforcerait le principe de la consultation et de l'approbation populaire avant toute évolution institutionnelle substantielle.

Ces garanties politiques, juridiques et démocratiques sont fondamentales pour lever les oppositions à une nouvelle page constitutionnelle des outre-mer français.


* 16 Voir l'annexe ...

* 17 Propos tenus lors de la réunion conjointe de l'AJDOM et de la Délégation sénatoriale aux outre-mer le 29 juin 2022. Voir le rapport d'information n° 789 (2021-2022) du 18 juillet 2022 sur les outre-mer dans la Constitution.

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