B. DEUXIÈME SCÉNARIO : RENFORCER LES POSSIBILITÉS DE DIFFÉRENCIATION DANS LE CADRE DES ARTICLES 73 ET 74
La réforme constitutionnelle de 2003 a ouvert une séquence d'éclatement et de diversification des modèles institutionnels et normatifs dans les outre-mer français. En particulier dans les DROM, le mouvement de départementalisation et d'assimilation institutionnelle, initié en 1946 et confirmé en 1958, a été stoppé au profit de plus de souplesse et d'adaptation. La différence de nature vis-à-vis des collectivités d'outre-mer a toutefois été préservée.
Les auditions ont montré que de nombreux responsables ultramarins demeuraient attachés à cette distinction quasi ontologique. Sa remise en cause soulève surtout la crainte d'une incompréhension des populations qui attendent avant tout des améliorations concrètes de la qualité des services publics essentiels (sécurité, eau, déchets, santé, éducation), une convergence vers l'égalité réelle, plutôt que des transformations institutionnelles.
Face à cette double injonction -- converger vers l'égalité des droits, adapter les politiques aux territoires -- une réponse consisterait à approfondir la révision de 2003 tout en conservant la distinction 73-74.
À cette fin, plusieurs aménagements des dispositions constitutionnelles relatives aux outre-mer pourraient être retenus.
Ce scénario présente plusieurs avantages :
- ne pas rompre l'équilibre symbolique et politique 73-74, auquel les responsables politiques et les populations sont habitués, tout en y apportant quelques aménagements ;
- répondre ponctuellement à des demandes récentes de certains territoires (par exemple en rendant possible pour les collectivités de l'article 73 d'adopter directement des normes relevant de la loi ou du règlement) ;
- éviter l'immobilisme sans ouvrir grand le débat institutionnel et inquiéter les populations.
Il a aussi ses inconvénients, le principal -- et non des moindres --étant de brouiller encore un peu plus le cadre constitutionnel des outre-mer. Les différences fondant encore la distinction entre les collectivités de l'article 73 et celles de l'article 74 seraient considérablement érodées.
1. Mettre à jour le Préambule
Le second alinéa du Préambule de la Constitution de 1958 est un héritage du processus de décolonisation. Il faisait écho au projet de Communauté française qui devait permettre de maintenir une association politique entre la France et ses anciennes colonies en cours d'accession à l'indépendance.
Toutefois, ce projet est devenu caduc dès 1960 et la loi constitutionnelle n° 95-880 du 4 août 1995 a abrogé toutes les dispositions relatives à la Communauté française.
Pour autant, le second alinéa du Préambule renvoie encore à ce processus historique de décolonisation en disposant qu'« en vertu de ces principes et de celui de la libre détermination des peuples, la République offre aux territoires d'outre-mer qui manifestent la volonté d'y adhérer des institutions nouvelles fondées sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité et conçues en vue de leur évolution démocratique ».
Cette référence anachronique aux territoires d'outre-mer, plus de 60 ans après, est la source de confusions et peut laisser croire que les outre-mer français, reconnus et précisément énumérés à l'article 72-3 de la Constitution, se situeraient en dehors de la République.
Lors de son audition le 25 octobre 2023, Gabriel Serville, président de la collectivité territoriale de Guyane, a déclaré que le « Préambule [...] constitue un véritable hiatus constitutionnel et démocratique. [...] Il offre une vision foncièrement erronée de ce que sont nos territoires, car il cite des territoires d'outre-mer et sa rédaction laisse penser que nous serions toujours des colonies que la République accompagnerait en vue de leur évolution démocratique. [...] Fondamentalement, le Préambule comprend un élément qui ne nous convient pas et il est temps pour le Gouvernement de le corriger : soit ces territoires sont considérés comme faisant partie de la République, soit ils sont en dehors de la République, ce qui implique de se poser différemment la question de l'évolution de leurs institutions. »
Mesure symbolique, la suppression de cette référence anachronique est nécessaire pour conforter l'appartenance pleine et entière des outre-mer à la République.
Deux options sont possibles. Soit supprimer le second alinéa, soit le réécrire. Une rédaction alternative avait été proposée lors de l'examen de la proposition de loi constitutionnelle pour un plein exercice des libertés locales en octobre 2020. En effet, l'amendement n° 10 rectifié bis proposait de réaffirmer l'intégration pleine et entière des outre-mer à la République et précisait qu'ils ne pouvaient cesser d'appartenir à la République sans le consentement des populations, ni révision de la Constitution. Cette proposition de rédaction pourrait servir de base de travail.
2. Vers une obligation d'adaptations des normes ?
La révision constitutionnelle de 2003 a assoupli les conditions permettant d'adapter les lois et règlements aux spécificités des collectivités de l'article 73 ou de celles de l'article 74 ayant conservé l'identité législative dans certaines matières.
Si, avant 2003, seules des « mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière » étaient permises, désormais sont possibles des « adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». L'adéquation remplace donc la nécessité, comme le résume Régis Fraisse, conseiller d'État honoraire14(*).
Pour autant, l'adaptation demeure contrôlée par le Conseil constitutionnel qui vérifie l'existence de caractéristiques et contraintes particulières. De manière asymétrique, l'absence de prise en compte de caractéristiques ou de contraintes particulières avérées ne fait pas l'objet de contrôle.
Pour contraindre la fabrique de la norme outre-mer à adapter les textes, la seconde phrase du premier alinéa de l'article 73 pourrait être rédigée ainsi : « Ils [les lois et règlements] font l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Le passage du « peuvent faire » au « font » obligerait le Gouvernement dans la phase d'élaboration des normes, à examiner systématiquement le besoin d'une adaptation, lorsque des caractéristiques et contraintes particulières existent. Ce travail serait principalement effectué à l'occasion de l'étude d'impact.
3. L'article 73 : ouvrir plus largement la faculté d'adopter localement les normes
L'article 73 de la Constitution, révisé en 2003, a élargi les possibilités d'adaptation des normes applicables dans les départements et régions d'outre-mer. Le principe d'assimilation a été assoupli au profit d'une meilleure prise en considération de la nécessité d'adapter les normes.
Toutefois, les adaptations à l'initiative des territoires demeurent très encadrées.
Comme cela a été souligné supra, le mécanisme des habilitations accordées aux départements et régions d'outre-mer pour adapter les normes nationales, prévu par les alinéas 2 et 3 de l'article 73, est d'une mise en oeuvre complexe. Les collectivités hésitent à y recourir de crainte de s'enliser dans un parcours du combattant.
Deux réponses d'ordre constitutionnel sont possibles.
La première consisterait à permettre une approbation tacite des demandes d'habilitation par le Parlement ou le Gouvernement. Les alinéas 2 et 3 de l'article 73 précisent que les collectivités doivent être habilitées par la loi ou le règlement, ce qui fait obstacle à une décision tacite. Le dispositif constitutionnel pourrait être complété pour préciser que l'habilitation est tacite au terme d'un délai déterminé (six mois par exemple).
La seconde réponse consisterait à ouvrir aux collectivités de l'article 73 la faculté d'adopter directement leurs propres normes dans certains domaines, faculté qui est à ce jour réservée aux collectivités régies par l'article 74. Il reviendrait à une loi organique de préciser les modalités d'exercice de cette compétence normative pour celles des collectivités qui le souhaiteraient.
Afin de conserver une différence par rapport aux collectivités de l'article 74, une piste pourrait être de lier ce pouvoir normatif autonome pérenne à l'exercice préalable de la procédure d'habilitation.
Dans une matière, une collectivité de l'article 73 ne pourrait donc exercer un pouvoir normatif autonome qu'à la condition d'avoir déjà adapté la loi ou le règlement par la procédure d'habilitation. Ce pouvoir normatif autonome serait limité au champ exact ayant fait l'objet de la procédure d'habilitation.
Afin d'éviter un contournement de l'article 74, qui suppose le recueil du consentement des populations, la reconnaissance de la faculté d'exercer ce pouvoir normatif autonome, dans des collectivités de l'article 73, devrait être aussi soumis au recueil du consentement des populations. La consultation des populations pourrait se faire au stade de la loi organique précitée.
4. Vers un amendement Virapoullé bis ?
L'amendement dit Virapoullé introduit lors de la réforme constitutionnelle de 2003 marque la singularité de La Réunion et son attachement renforcé au principe de l'assimilation et de la départementalisation.
Il interdit à La Réunion de recourir à la procédure d'habilitation prévue au troisième alinéa de l'article 73 (mais pas à celle du deuxième alinéa). Les raisons avancées lors des débats parlementaires étaient la crainte que cette procédure n'ouvre la voie à un glissement vers la spécialité législative et à l'abandon de la convergence des droits par rapport à la métropole.
L'expérience a montré depuis que cette crainte était injustifiée, le recours aux habilitations par les autres territoires pouvant se compter sur les doigts d'une main en 20 ans.
Pour autant, les auditions de la délégation ont montré que l'amendement Virapoullé continuait de cliver le débat public à La Réunion, même si certains responsables, à commencer par la présidente de la région, sont désormais favorables à son abrogation.
Au regard de l'expérience, votre délégation estime que le maintien de l'amendement Virapoullé est moins justifié. La procédure d'habilitation n'est qu'une autre modalité de l'exercice du pouvoir d'adaptation des normes aux caractéristiques des territoires. En effet, les demandes d'habilitation demeurent sous le contrôle du Parlement ou du Gouvernement.
En revanche, dans l'hypothèse où l'article 73 de la Constitution serait révisé pour permettre aux collectivités régies par cet article d'exercer un pouvoir normatif autonome (voir supra), un amendement Virapoullé aménagé pourrait être adopté pour exclure La Réunion du champ d'application de cette nouvelle faculté.
De la sorte, La Réunion pourrait recourir à la procédure d'habilitation (qui s'exerce sous le contrôle du Parlement et du Gouvernement), mais continuerait à se distinguer parmi les collectivités régies par l'article 73 en s'interdisant tout pouvoir normatif autonome.
5. L'article 74 : préciser certains dispositifs pour leur donner plein effet et approfondir l'autonomie
Les collectivités régies par l'article 74 de la Constitution sont globalement satisfaites par les dispositions de cet article. Toutefois quelques améliorations pourraient être apportées.
En premier lieu, les collectivités pourraient se voir reconnaître un droit à exercer toutes les compétences, à l'exception des compétences régaliennes.
À ce jour, c'est une loi organique qui détaille les compétences transférées. Chaque adjonction de compétences suppose donc l'adoption d'une nouvelle loi organique, et donc des négociations plus ou moins longues et difficiles avec l'État.
La Constitution pourrait disposer que, sous réserve que le statut de la collectivité le prévoit, elle peut se voir attribuer de plein droit, à sa demande et à la date fixée par ses institutions, l'exercice d'autres compétences. Cette disposition consoliderait la notion d'autonomie qui figure à l'article 74 de la Constitution, mais dont le contenu est assez faible à ce jour.
En deuxième lieu, les collectivités de l'article 74 pourraient être autorisées à adopter des mesures relatives à la recherche, à la constatation et à la répression des infractions aux règles qu'elles édictent. Cette disposition éviterait que des infractions à des pans entiers des réglementations locales ne soient pas pénalement sanctionnées, dans l'attente de dispositions nationales qui tardent souvent à venir.
Ce serait une exception à l'exclusion de la compétence pénale du champ des compétences transférables aux collectivités. Simultanément, les procédures permettant à une collectivité de l'article 74 de participer à l'exercice d'une compétence que l'État conserve pourraient être simplifiées, en reprenant certaines des préconisations faites pour les habilitations de l'article 73 (approbation tacite...).
En troisième lieu, en matière de coopération internationale, l'article 74 pourrait être complété afin d'associer, et non simplement consulter, les collectivités à la négociation des accords internationaux, lorsque ceux-ci sont susceptibles de les affecter directement ou concernent principalement leur environnement régional. Elles seraient également associées à la définition de la position de la France s'agissant des mandats de négociation des accords à conclure par l'Union européenne avec des États tiers.
6. L'article 74-1 : élargir le recours aux ordonnances aux collectivités de l'article 73
L'article 74-1 de la Constitution autorise de manière permanente le Gouvernement de recourir aux ordonnances afin d'étendre ou d'adapter les dispositions législatives après avis des assemblées délibérantes des collectivités ultramarines régies par l'article 74 de la Constitution. Ces ordonnances doivent faire l'objet, à peine de caducité, d'une ratification expresse par le Parlement dans un délai de 18 mois suivant leur publication.
Lors de l'examen de la proposition de loi constitutionnelle pour le plein exercice des libertés locales, le Sénat avait adopté un amendement tendant à étendre les dispositions de l'article 74-1 aux collectivités de l'article 7315(*).
Dans cette hypothèse, l'article 74-1 pourrait être modifié en ce sens.
7. Les risques d'une consécration ad hoc de certains outre-mer dans la Constitution
Au cours des auditions, la Polynésie française et la Guyane ont exprimé leur souhait de voir reconnaître dans la Constitution leurs spécificités au sein des autres territoires ultramarins.
La Polynésie française a insisté sur la reconnaissance du fait nucléaire et de son autonomie très avancée par rapport aux autres collectivités de l'article 74.
La Guyane demande à figurer dans la Constitution en tant que collectivité territoriale autonome à statut particulier.
Sur le fond, ces demandes font écho à des histoires différentes et à des projets de territoires différents.
Toutefois, y faire droit ouvrirait la porte à une multiplication des demandes de dispositions constitutionnelles ad hoc pour chaque outre-mer. Le précédent, certes limité, de l'amendement Virapoullé pour La Réunion n'a pas vocation à se multiplier.
À terme, le cadre constitutionnel des articles 73 et 74 pourrait s'en trouver éclaté. Or, le cadre constitutionnel des outre-mer doit demeurer cohérent et unifié, afin d'ancrer sans ambiguïté ces territoires dans la République tout en donnant toute sa place à la différenciation dans la loi organique et la loi ordinaire.
Enfin, votre délégation tient à souligner que l'adjonction de dispositions constitutionnelles spécifiques à des territoires conduirait à l'exact opposé de ce qui est revendiqué par les territoires : une rigidité excessive, possiblement contraire à la volonté des populations locales. En effet, les révisions constitutionnelles ne sont pas soumises à consultation locale et ne peuvent être facilement modifiées.
* 14 Article « La décentralisation et l'outre-mer » dans les cahiers du Conseil constitutionnel n° 9 - octobre 2022.
* 15 Article 7 nouveau de la proposition de loi constitutionnelle n° 3460 adoptée par le Sénat et transmise à l'Assemblée nationale.