D. LE DEVOIR DE VIGILANCE : UN RISQUE DE CHEVAUCHEMENT DES LÉGISLATIONS NATIONALE ET EUROPÉENNE
1. Une proposition de directive plus contraignante pour les entreprises
La France a été pionnière dans ce domaine avec la loi n° 2017-399 du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et entreprises donneuses d'ordre. Elle a été suivie par l'Allemagne en 2021, puis une douzaine de pays européens dont les législations nationales ont des champs d'application et des périmètres différents, ce qui a rendu nécessaire une harmonisation européenne.
Le devoir de vigilance fait obligation aux grandes entreprises d'élaborer, de publier et de mettre en oeuvre des mesures adaptées d'identification des risques dans leurs chaînes d'approvisionnement , donc en amont, et de prévention des atteintes aux droits de l'Homme et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes, à l'environnement.
En mars 2021, le Parlement européen a adopté une résolution en la matière, visant à ce que la Commission européenne établisse une proposition de législation à l'échelle européenne. Suite à cette résolution, la Commission européenne a publié le 23 février 2022 une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, visant à favoriser un comportement durable et responsable des entreprises tout au long des chaines de valeur mondiales. Cette proposition de directive, inspirée par la législation française, entend ainsi lutter contre les incidences négatives des activités des entreprises concernées sur les droits de l'Homme et sur l'environnement.
Selon la proposition de la Commission , la directive devrait s'appliquer aux entreprises suivantes :
• toutes les sociétés à responsabilité limitée de l'UE de grande taille et ayant un pouvoir économique important (employant plus de 500 personnes et réalisant un chiffre d'affaires net supérieur à 150 millions d'euros à l'échelle mondiale) ;
• les sociétés ressortissantes de l'UE comptant entre 250 employés et 500 salariés et ayant réalisé un chiffre d'affaires net mondial de plus de 40 millions d'euros, dont 50 % ou plus provient d'un secteur d'activité considéré comme risqué [16] ;
• les sociétés ressortissantes de pays tiers ayant réalisé un chiffre d'affaires net supérieur à 150 millions d'euros au sein de l'UE, tous secteurs d'activité confondus ;
• les sociétés ressortissantes d'un pays tiers ayant réalisé un chiffre d'affaires net entre 40 et 150 millions d'euros millions d'euros dans l'Union, à condition qu'au moins 50 % ait été réalisé dans un ou plusieurs secteurs d'activité considérés comme risqués.
Ce champ d'application est donc plus large que celui de la loi française de 2017, laquelle s'applique actuellement aux sociétés de plus de 5 000 salariés et dont le siège social est établi en France ou aux entreprises de plus de 10 000 salariés dont le siège social est établi en France ou à l'étranger
Selon une étude 79 ( * ) , le champ d'application matériel de la proposition de directive concerne un spectre d'entités et de contrats plus large que celui visé par la loi française : « en effet, la future législation européenne prévoit que les atteintes aux droits humains et à l'environnement devront être appréhendées au prisme des activités même de l'entreprise, mais également de ses filiales et de toute autre relation d'affaires établie en lien avec sa chaine de valeur. A contrario, seules les activités des entreprises visées par le texte, celles des sociétés qu'elles contrôlent, de ses sous-traitants et de ses fournisseurs sont appréhendées par la loi française. En l'état actuel du texte européen, les atteintes aux droits humains et à l'environnement, réelles ou potentielles seraient à appréhender par les entreprises alors même que la loi française se contente d'enjoindre d'atténuer les risques ou de prévenir uniquement " les atteintes graves " ».
Le caractère plus contraignant du texte européen est également avéré s'agissant des obligations assignées aux entreprises.
En premier lieu, la proposition de directive va plus loin que la loi française en obligeant les entreprises à intégrer le respect des droits humains et de l'environnement dans leurs valeurs et leurs pratiques de management, grâce à l'inscription des due diligence dans les politiques internes de l'entreprise avec l'élaboration obligatoire d'un code de conduite , d'une définition de l'approche globale du devoir de vigilance par l'entreprise ainsi qu'une description des mesures mises en place pour faire respecter sa politique en la matière. L'élaboration d'un business model et d'une stratégie d'entreprise compatibles avec une économie durable sont également prévus.
En second lieu, les mesures de prévention sont plus nombreuses et diversifiées dans la proposition de directive que dans la loi française. Des mesures tant contractuelles que financières et stratégiques sont ainsi prévues. L'article 7 prévoit notamment l'insertion de clauses adaptées au risque dans les contrats commerciaux ; la possibilité pour les entreprises de conclure des contrats avec des partenaires indirects dans le but de faire respecter le Code de conduite de l'entreprise ou le plan d'action préventive si les mesures déjà prises en amont n'ont pu éviter ou atténuer les incidences négatives de l'activité de l'entreprise ; l'impossibilité de nouer de nouvelles relations commerciales ou d'étendre des relations commerciales existantes pour lesquelles le risques d'atteinte aux droits humains et à l'environnement ne peut être évité ou limité par des mesures appropriées ; l'obligation de suspendre ou mettre fin aux contrats commerciaux ne permettant pas d'éviter les atteintes aux droits humains ou à l'environnement lorsque la loi régissant le contrat le permet ; la possibilité pour les entreprises de mettre fin à leurs relations d'affaires lorsque celles-ci mettent en péril les droits humains et l'environnement.
L'article 8 prévoit l'obligation de mettre en place des mesures propres à faire cesser les atteintes qui auraient été commises par les entreprises.
Enfin, la proposition de directive propose de créer une autorité de contrôle disposant de pouvoirs d'enquête et de sanction et s'organisant en réseau avec les autorités de contrôles des autres Etats membres. Si les manquements détectés par cette autorité engendrent des dommages, le texte prévoit également que les entreprises concernées peuvent engager leur responsabilité civile . La loi française de 2017 prévoit déjà la possibilité de saisir le juge avant tout dommage, dans le but de contraindre l'entreprise à respecter ses obligations légales.
Cette dernière devrait donc être profondément adaptée pour mettre en oeuvre la directive, laquelle implique également une importante adaptation des pratiques commerciales des entreprises concernées.
Le Sénat a pris position sur cette proposition de directive .
La commission des affaires européennes en a en effet délibéré le 28 juin 2022 80 ( * ) et la proposition de résolution 81 ( * ) adoptée suite à cet examen est devenue résolution du Sénat le 1 er août 2022 82 ( * ) . Elle contient des observations sur plusieurs points fondamentaux : la définition des entreprises soumises au devoir de vigilance ; la définition du périmètre de vigilance ; la concrétisation de la notion clé de proportionnalité ; la mise en oeuvre des mesures de vigilance ; le rôle des parties prenantes ; le contrôle du respect des obligations de vigilance par les entreprises ; la place faite aux victimes ; la gouvernance des entreprises ; enfin, la cohérence avec d'autres législations européennes.
S'agissant des entreprises visées par la Commission en raison de leur puissance économique (« groupe 1 »), le Sénat a notamment préconisé de relever les seuils d'application à 1 000 salariés pour « ne pas surcharger les entreprises de plus petites taille », la loi française de 2017 retenant un effectif (consolidé) de 5 000 salariés, la loi allemande, un effectif de 3 000 salariés en 2023 puis 1 000 à compter de 2024.
S'agissant des entreprises dont l'activité est considérée comme à fort impact (groupe 2), les seuils proposés font que des PME seraient directement soumises au devoir de vigilance. Dans la mesure la résolution propose que le où la Commission ne justifie pas cette approche, seuil de chiffre d'affaires soit aligné sur celui de la recommandation de 2003 actualisée définissant les PME/TPE, soit 50 millions d'euros, au lieu des 40 millions prévus .
2. Un nouveau défi pour les entreprises
La législation sur le devoir de vigilance a développé une culture éthique de la RSE, constituant un facteur d'attractivité pour les jeunes salariés désireux de rejoindre des entreprises vigilantes en la matière.
Toutefois, la législation française de 2017 souffre d'une insuffisante précision des notions clés qui déterminent son champ d'application, faute de la publication des décrets d'application. Cette carence affaiblit l'application de la loi et place les entreprises dans une situation de grande insécurité juridique.
Une harmonisation européenne était d'autant plus nécessaire que : « la multiplication des obligations, couplée au manque de précision des textes de référence en la matière, accroît la complexité réglementaire et l'incertitude pour les entreprises, tout en les exposant à des risques spécifiques en l'absence d'un cadre juridique harmonisé au sein du marché unique européen. En l'état, et comme l'ont souligné à maintes reprises les travaux parlementaires, le défaut d'harmonisation européenne pourrait conduire la loi Devoir de vigilance à engendrer certaines distorsions de concurrence entre les entreprises françaises et européennes de taille similaire, intervenant dans le marché français, mais qui ne seraient pas tenues au respect des dispositions de la loi française, faute de disposer d'une filiale d'au moins 5 000 salariés en France » 83 ( * ) .
La proposition de directive offre davantage de sécurité juridique en précisant, d'une part, des notions clés telles que les « incidences potentielles ou réelles sur les droits de l'homme et sur l'environnement » ou encore les « relations commerciales établies » et, d'autre part, la nature des actions de prévention et d'atténuation des risques qui pourraient être déployées par les entreprises. Elle prévoit de surcroît une cause d'exonération de responsabilité pour les entreprises 84 ( * ) . Cependant, « en dépit des efforts substantiels de clarification entrepris par la Commission européenne, afin d'assurer la clarté et l'intelligibilité des dispositions de la proposition de directive, plusieurs interrogations et imprécisions demeurent dont on peut souhaiter qu'elles trouvent leurs réponses dans le cadre des négociations au sein du Conseil et entre ce dernier et le Parlement européen » selon ces experts 85 ( * ) .
Dans sa position de principe du 26 septembre 2022 86 ( * ) , la CPME souligne cependant le « fardeau administratif non négligeable » que représentent les obligations de publication ( reporting ) et considère que l'obligation de vigilance devrait rester un acte volontaire pour les PME afin de ne pas les pénaliser « compte tenu de leurs moindres ressources ». Cependant, même si elles sont exclues des seuils d'effectifs pour l'application de la directive, leur inclusion dans une chaîne de valeur les conduit mécaniquement à effectuer ce reporting .
En outre, cette question des seuils se retrouve dans d'autres textes européens en cours d'adoption telles que la directive CSRD ou la taxonomie verte européenne. Pour la CPME, il est essentiel « d'assurer la cohérence de ces différents textes et l'harmonisation des standards de reporting » pour assurer aux PME la nécessaire sécurité juridique qu'elles attendent.
S'agissant de la définition des chaînes de valeur , cinq ans après l'adoption de la loi de 2017, sa traduction législative de « relation commerciale établie », selon la définition donnée par l'article L. 225-102-4 du code de commerce, reste floue et son interprétation jurisprudentielle encore incertaine . De plus, elle ne correspond pas à la notion de relations d'affaires , retenue par les principes directeurs de l'OCDE à l'intention des entreprises multinationales, par les Principes directeurs des Nations unies relatifs aux entreprises et aux droits de l'homme et qui a été introduite dans le droit de l'Union européenne en 2014 87 ( * ) . En revanche,
Le rapport d'information de la commission des Lois de l'Assemblée nationale n°5124 du 24 février 2022 sur l'évaluation de la loi du 27 mars 2017 relative au devoir de vigilance des sociétés mères et des entreprises donneuses d'ordre, des députés Coralie DUBOST et Dominique POTIER, plaide pour une notion large du devoir de vigilance, incluant « l'ensemble de la chaîne de valeur des entreprises donneuses d'ordre dès lors qu'il existe une relation d'affaires », rejoignant ainsi la position de la Commission nationale consultative des droits de l'Homme sur ce projet de directive 88 ( * ) .
L'important est toutefois la dynamique créée par ces textes au-delà de l'analyse juridique de leur champ d'application. On peut considérer que cette législation constitue un « levier pour lutter contre le dumping social et environnemental de compétiteurs sur lesquels ne pèse aucune obligation équivalente » et un avantage comparatif au profit des PME engagées dans cette démarche, à la condition que celles-ci soient accompagnées et non laissées face à « une logique de pure conformité , qui peut décourager même les PME les plus motivées. Pour faire du devoir de vigilance un authentique levier de compétitivité et de développement « business », l'enjeu réside dans la recherche du raisonnable et de l'effectivité. Prétendre traiter tous les enjeux, sans se doter des moyens appropriés, est le plus sûr moyen de décevoir, et c'est autant valable pour une très petite entreprise (TPE) qu'une entreprise multinationale » 89 ( * ) .
La démarche préconisée par l'Assemblée nationale en février 2022 de confier le contrôle 90 ( * ) des obligations légales en matière de devoir de vigilance 91 ( * ) à une autorité administrative, serait certainement contre-productive en instaurant une gestion administrée, paradoxalement susceptible de conduire à un relâchement des efforts des entreprises pour maîtriser leurs chaînes de valeur.
* 79 « Devoir de vigilance : analyse comparée de la loi française et de la proposition de directive », Candice Hulo, Observatoire de la justice pénale, 23 mars 2022.
* 80 https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20220627/europ.html#toc3
* 81 Proposition de résolution au nom de la commission des affaires européennes, en application de l'article 73 quater du Règlement, relative à la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité et modifiant la directive (UE) 2019/1937, COM(2022) 71 final.
* 82 https://www.senat.fr/leg/tas21-143.html
* 83 « Projet de directive concernant un devoir de vigilance européen : quels défis pour les entreprises assujetties ? », Bernard Cazeneuve et Pierre Sellal , Dalloz Actualité, 2 Juin 2022.
* 84 Cette exonération de responsabilité trouve à s'appliquer dès lors que les entreprises sont en mesure de démontrer (i) qu'elles ont inséré des garanties contractuelles suffisantes obligeant leurs partenaires commerciaux à respecter leur code de conduite ou leur plan de vigilance et (ii) qu'elles ont également réalisé des audits suffisants pour s'assurer que ces garanties seront respectées.
* 85 Ces points de vigilance sont détaillés dans cet article :
* 86 Contribution adressée à la Délégation aux entreprises le 26 septembre 2022.
* 87 Directive n° 2014/95/UE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2014 modifiant la directive n° 2013/34/UE en ce qui concerne la publication d'informations non financières et d'informations relatives à la diversité par certaines grandes entreprises et certains groupes.
* 88 « Déclaration pour une directive ambitieuse de l'Union européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de droits de l'Homme et d'environnement dans les chaînes de valeur mondiales » adoptée lors de l'assemblée plénière le 24 mars 2022.
* 89 « Avec le devoir de vigilance européen, l'UE s'équipe d'un levier pour lutter contre le dumping social et environnemental » Yann Queinnec, Directeur général de l'agence de conseil Affectio Mutandi, Le Monde, 22 février 2022.
* 90 « Ce contrôle pourrait prendre différentes formes, qui resteraient à définir précisément :
- contrôle du contenu des plans - sans préjudice de leur mise en oeuvre - ainsi que du respect des règles relatives à leur élaboration et à leur publicité ;
- réception de signalements ;
- recommandations, voire mises en demeure ou injonction de pallier les manquements constatés par l'autorité ».
* 91 Relatives « au suivi de l'application du devoir de vigilance ; à l'accompagnement des entreprises et parties prenantes concernées ; au contrôle du respect des obligations légales, sous réserve que cela ne conduise pas à une forme d'homologation des plans de vigilance qui se ferait au détriment des recours contentieux ».