II. DES PRODUCTIONS QUI ATTEIGNENT LE PAROXYSME DE LA VIOLENCE
La pornographie consiste dans l'exploitation commerciale de la représentation explicite et filmée de pratiques sexuelles non simulées .
La massification de la diffusion du porno sur Internet, entraînée par l'apparition des tubes , grandes plateformes de diffusion numérique de dizaines de milliers de contenus pornographiques, a eu pour conséquence une évolution « systémique » de la pornographie qui peut aujourd'hui être considérée comme relevant d'un business mondialisé et massif du sexe.
Ce bouleversement systémique a radicalement modifié la production des contenus pornographiques, d'une part, en encourageant la pluralisation et l'éclatement des espaces de production, d'autre part, en normalisant les violences sexuelles et sexistes dans le porno.
Cette évolution historique et systémique rend aujourd'hui nécessaire l'adoption d'une nouvelle approche politique et sociétale de cette industrie que l'on peut, sans détours, qualifier de « prédatrice ».
A. UNE MARCHANDISATION DU SEXE ET DU CORPS DES FEMMES
1. Une massification et une mondialisation du business du sexe
a) Le porno, une affaire d'argent plus qu'une affaire de sexe
Les travaux de la délégation ont notamment mis en lumière le changement de paradigme et d'échelle des violences qui s'est opéré depuis les années 1970 dans l'industrie du sexe et plus spécifiquement dans celle de la pornographie .
L'industrie de la pornographie s'est massifiée et structurée autour de quelques acteurs économiques clés pour lesquels les enjeux de rentabilité ont pris le pas sur toute autre considération humaine : cette marchandisation du sexe et du corps des femmes à l'échelle mondiale a généré un système de violences envers les femmes, violences aujourd'hui érigées en norme sexuelle par cette industrie aveugle aux contenus qu'elle diffuse et aux souffrances qu'elle engendre, une industrie tournée vers la seule recherche de profits économiques.
Ainsi que le souligne le chercheur britannique Tom Farr dans la postface, publiée en 2020, du livre de Gail Dines Pornland 10 ( * ) initialement édité en 2010 : « les producteurs de porno ne s'intéressent pas tant à l'aspect « sexuel » (même si appeler cela du « sexe » revient à banaliser ce qui, dans tout autre contexte, serait considéré comme une agression physique) qu'à la manière dont leur dernier produit pourrait générer des profits ou des parts de marché. (...) Avant de lire Pornland , j'imaginais passivement que le porno était une affaire de sexe. Rien n'est plus faux. Le porno est une affaire d'argent . (...) ceux qui sont chargés d'alimenter le déluge de vidéos que l'on trouve sur Internet ne se soucient pas vraiment de ce qu'elles contiennent, qu'il s'agisse de violents gangs-bangs, de clichés rebattus comme le plombier venu « réparer un tuyau », d'incestes ou de productions dites amateurs. Ce qui les intéresse, c'est de tirer profit de ce qui est populaire ».
Il poursuit en évoquant notamment les liens entre l'industrie du porno et d'autres formes d'exploitation sexuelle, constituant ainsi un élément clé du commerce mondial du sexe. Selon lui, il est essentiel de prendre conscience que « l'industrie du porno est une machine entrepreneuriale hypercapitaliste ».
Au cours de ses auditions, la délégation a pu mesurer l'importance économique de cette industrie mais aussi la difficulté à évaluer avec précision les revenus qu'elle génère à l'échelle mondiale.
Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid , a ainsi indiqué à la délégation : « l'industrie du sexe, regroupant le porno et la prostitution, constitue une industrie colossale. Les intérêts économiques sont énormes. Nos opposants sont plus financés que nous. Nous affrontons donc un déséquilibre en termes de moyens pour pouvoir agir. C'est extrêmement frappant . »
Enfin, Céline Piques, porte-parole d' Osez le féminisme ! , a dénoncé « des systèmes mafieux et des zones de non-droit absolu, y compris en matière fiscale ».
b) Une nouvelle structuration des espaces de production pornographique
La massification de l'industrie de la pornographie a modifié la structuration des espaces de production pornographique :
- d'une part, comme évoqué précédemment, l'apparition des tubes , à savoir les plateformes numériques de diffusion des contenus pornographiques, a entraîné une concentration de ce secteur économique dans les mains de quelques multinationales propriétaires de ces tubes ;
- d'autre part, la nécessité de produire des centaines de milliers de contenus pornographiques pour alimenter ces tubes a abouti à une pluralisation des espaces de production et à l'apparition de nouveaux acteurs dans le secteur de la production de contenus pornographiques qui ont eu notamment pour conséquence une précarisation de la situation économique des femmes engagées dans ces productions .
Marie Maurisse, journaliste, auteure de Planète Porn, Enquête sur la banalisation du X 11 ( * ) , ouvrage sur le secteur de la pornographie, a ainsi décrit, lors de son audition par la délégation le 17 février 2022, l'évolution de l'économie de ce secteur :
« Par le passé, de grosses entreprises faisaient leur travail de manière classique, comme de grandes productions de cinéma. Le secteur était concentré entre les mains de quelques groupes . De ce fait, le milieu était assez lucratif. Les consommateurs payaient les films qu'ils achetaient ou louaient. C'était assez cher. Les personnes qui travaillaient dans le milieu bénéficiaient de conditions de vie relativement bonnes. On pouvait gagner de l'argent. Les abus existaient mais ils étaient, selon moi, assez encadrés et limités. En outre, les acteurs et actrices étaient plus connus et moins nombreux . »
Elle poursuit en expliquant qu'« avec l'arrivée des sites Internet, tout cela a volé en éclats . Ils ont transformé le secteur économique, dans lequel les acteurs d'avant ne gagnent plus autant d'argent. Les consommateurs paient beaucoup moins pour consommer de la pornographie, voire plus rien . (...) Il y a beaucoup plus de petits producteurs isolés, qui produisent leurs petits films et les diffusent sur Internet . (...) Les personnes travaillant dans ce secteur sont alors moins unies. Leur parole est moins organisée et collective pour essayer d'imposer des règles et des chartes. (...) Nombreux sont ceux qui franchissent des limites morales, éthiques et légales. Ce constat est le même partout . »
En outre, la distinction classiquement opérée dans le milieu de la pornographie entre un secteur « professionnel » et un secteur « amateur » apparaît aujourd'hui de moins en moins pertinente au vu de la réalité du secteur et de l'extrême porosité entre les acteurs de ces deux univers, à tel point que certains spécialistes du monde de la pornographie, tel Robin D'Angelo, journaliste et auteur d'un ouvrage 12 ( * ) d'enquête sur le milieu du porno français, pointent l'existence de producteurs de contenus dits « pro-am », mi-professionnels mi-amateurs. Il s'agit, pour la plupart, de petits producteurs qui se présentent comme produisant du contenu « amateur », alors même qu'ils proposent également du contenu dit scénarisé pour les diffuseurs industriels et qu'ils ont parfois recours à des acteurs et actrices dits « professionnels ».
Lors de son audition par la délégation, Robin D'Angelo a indiqué aux rapporteures : « j'ai tendance à ne pas opérer de distinction entre une pornographie industrielle et une pornographie amateure . C'est pour moi la même chose. L'amateur, c'est surtout une question d'esthétisme et de mise en scène. Les gens qui sont derrière le porno amateur en France sont les mêmes que ceux qui gèrent l'industrie dite scénarisée . Il n'y a absolument pas de différence. Les individus qui vont proposer des services d'agent en Europe de l'Est, qui peuvent d'ailleurs récupérer des femmes françaises, vont pouvoir les introduire dans des circuits dits amateurs également. La frontière est très floue. J'ai tendance à voir cette idée de professionnalisation et d'industrie du porno comme une sorte de maquillage . C'est tout le procédé de Dorcel, qui se qualifie de professionnel réalisant des productions scénarisées et indique ne pas faire d'amateur. La réalité en est bien éloignée. Leurs producteurs qui produisent des contenus scénarisés font également de l'amateur. (...) Je ne vois pas de différence entre un tournage amateur et scénarisé. (...) Dans les deux cas, on reste dans une forme de marginalité totale . (...) Beaucoup d'actrices dites professionnelles vivent dans des situations de précarité totale . »
La précarité économique des « actrices » a également été constatée par la journaliste Marie Maurisse qui a précisé lors de son audition par la délégation, s'agissant de tournages dans le secteur dit « amateur » en France : « j'ai assisté à des scènes surréalistes. Des femmes très précaires, en grande difficulté économique et sociale, étaient présentes sans savoir ce qu'elles faisaient là, sans savoir comment elles avaient atterri là, parce qu'elles avaient besoin d'argent. Elles faisaient ça pour quelques dizaines d'euros. Elles sont abusées, bien qu'elles aient techniquement donné leur accord. C'est un cercle infernal. Les scènes sont extrêmement violentes . »
Elle a ajouté, à ce sujet, « en assistant à ces tournages, j'ai compris que les producteurs étaient attentifs au contrôle de l'âge, qu'ils vérifiaient bien la carte d'identité de la personne pour s'assurer qu'elle ait au moins 18 ans. Ils semblaient très prudents à ce sujet, de ce que j'ai pu constater. En dehors de cet élément, il n'y avait absolument aucune règle, aucun contrôle , pas même concernant le port du préservatif. Souvent, la femme se retrouve seule face à des groupes d'hommes. C'était d'une violence très difficile à observer pour une journaliste . »
Pour contourner cette industrie prédatrice et sortir d'une certaine précarité économique et sociale, certaines « actrices » du milieu pornographique décident de développer leur propre marque en ligne, comme le soulignait Marie Maurisse devant la délégation : « Certaines disposent de leur site Internet et de leur propre chaîne sur Chaturbate ou autres sites de live. Elles organisent des rendez-vous en direct avec des clients. Tout se passe à travers la caméra. Le rapport sexuel n'est pas réel. Grâce à ces plateformes, elles gagnent plus d'argent et complètent ainsi les revenus perdus dans le cinéma X classique . »
C'est ainsi que s'est récemment développé le phénomène des camgirls , dont l'activité s'apparente toutefois à des services sexuels tarifés même en l'absence de contact physique réel entre le client et la camgirl .
c) Une concentration géographique des principaux lieux de tournage
Aujourd'hui les principaux lieux de tournage de films pornographiques se situent, d'une part, en Amérique du Nord , majoritairement aux États-Unis où les principaux centres de production se trouvent à Los Angeles, Las Vegas et le sud de la Floride ; d'autre part, en Europe de l'Est , principalement à Budapest, capitale de la Hongrie, et en République Tchèque.
Aux États-Unis , la structuration et la professionnalisation de l'industrie des films pour adultes ( adult films industry ) a entraîné un certain encadrement des conditions de tournage sans pour autant permettre de lutter contre la banalisation de pratiques extrêmes ni contre la pression exercée, sur les actrices notamment, pour accepter ces pratiques.
À la demande de la délégation, la division de la législation comparée du Sénat a mené une recherche 13 ( * ) sur l'encadrement des conditions de tournage et la protection des acteurs participant à des films à caractère pornographique aux États-Unis. Les informations fournies tendent à montrer qu'il s'agit d'un milieu peu régulé par la loi mais plutôt par des codes de conduite ou des procédures internes.
Ainsi, si plusieurs tentatives de régulation ont eu lieu, notamment en Californie, elles se sont soldées par une opposition de la plupart des personnes de la profession. Mis à part la « mesure B » imposant le port du préservatif lors des tournages, les tentatives législatives visant à encadrer les conditions de tournage n'ont pas abouti.
En 2012, le comté de Los Angeles a soumis au vote des électeurs la « mesure B » 14 ( * ) , qui a été adoptée par près de 57 % des votants. Elle figure désormais dans le code du comté et dispose 15 ( * ) :
- que les producteurs de films pour adultes doivent obtenir des autorités un « permis de santé publique » ( public health permit ), lequel sera valide pendant deux ans à compter de la date de délivrance, sauf révocation. Dans le comté de Los Angeles, aucun producteur de films pornographiques ne peut s'engager dans une réalisation à des fins commerciales s'il ne dispose pas d'un permis de santé publique valide de production de films pour adultes. Ce permis doit être affiché sur les lieux de tournage à un endroit visible par les acteurs ;
- et que l'utilisation de préservatifs est obligatoire pour tous les actes sexuels anaux ou vaginaux lors de la production de films pour adultes afin de protéger les acteurs contre les infections sexuellement transmissibles.
Lors de son audition par la délégation, Marie Maurisse, journaliste qui a enquêté sur le secteur de la pornographie et s'est notamment rendue aux États-Unis pour les besoins de son enquête, a indiqué avoir constaté dans ce pays la mise en place de mesures pour contrôler et encadrer les pratiques de l'industrie pornographique « notamment sur les tarifs, la manière dont ils étaient rémunérés (à la journée), ce qu'ils pouvaient faire ou non, le respect de leur envie d'accepter telle ou telle pratique . » Elle a pu y observer « une forte place des syndicats et des associations défendant les travailleuses du secteur. Il y a davantage de procès en cours. Il y a quelques années, quand je m'y suis rendue, un certain contrôle était encore assuré . »
Toutefois, elle a également constaté une pression de plus en plus forte sur les actrices « pour faire un maximum de choses devant la caméra » et une « banalisation de pratiques assez extrêmes telles que les gorges profondes ».
Toutes les actrices rencontrées par Marie Maurisse aux États-Unis lui ont dit « constater une baisse de qualité dans les tournages. Aujourd'hui, en une journée, elles font beaucoup plus de choses que par le passé. Elles doivent tourner plus de scènes qu'auparavant, ce qui est plus fatigant et éprouvant. Les tarifs ont également diminué. Pour pouvoir continuer à travailler, ces personnes, payées à la journée, doivent élargir leur spectre de possibilités. Une actrice qui refusait certaines pratiques - la sodomie, par exemple - est aujourd'hui poussée à les accepter . »
Outre les États-Unis, le nouvel eldorado des tournages de films pornographiques se situe en Europe de l'Est , plus précisément à Budapest, capitale de la Hongrie. Pour son enquête sur l'économie du milieu de la pornographie, Marie Maurisse s'est rendue en Hongrie et a fait état, devant la délégation, d'une situation désastreuse en termes de respect de la dignité humaine :
« La situation m'a semblé mille fois pire à Budapest , qui a émergé comme place de pornographie parce que tout était devenu trop contraignant et trop cher aux États-Unis (...) À Budapest, tout est plus simple et plus souple. La pornographie y est légale. Toute une industrie s'y est mise en place, avec des agences, des studios où sont filmées les scènes. On y trouve une main d'oeuvre à volonté de jeunes femmes très peu chères, originaires des pays de l'Est, notamment de la Russie, qui viennent gagner leur vie de cette manière. (...) Les filles sont ramenées à Budapest où elles signent des sortes de contrats. Techniquement, certaines pratiques sont interdites mais les contrôles sont très peu fréquents. Tout se fait sous le radar. J'ai recueilli des témoignages assez extrêmes de jeunes filles mineures dont la première relation sexuelle s'est déroulée devant une caméra. Des producteurs et acteurs connus pour des pratiques extrêmes se rendent là-bas car ils savent qu'ils ne seront pas inquiétés . Typiquement, sur ces tournages, même lorsque la fille sait qu'elle va faire de la pornographie, la situation dérape lorsqu'elle arrive sur le plateau de tournage. Elle se retrouve à faire des tas de choses qu'elle ne souhaitait pas faire, dont elle n'était pas informée, y compris des scènes assez violentes. C'est très traumatisant pour ces femmes . À Budapest, je n'ai à l'époque pas constaté d'encadrement spécifique en la matière . »
La délégation déplore cette exploitation de la vulnérabilité économique et psychologique de femmes, souvent très jeunes , en situation d'exploitation sexuelle et livrées à elles-mêmes sur ces tournages pornographiques où elles subissent violences et pressions pour accepter des pratiques sexuelles souvent extrêmes. En outre, il n'est pas rare qu'elles soient placées sous soumission chimique (alcool, drogues ou médicaments) pour pouvoir réaliser certaines scènes particulièrement violentes ou douloureuses.
Les tournages professionnels qui ont lieu en France aujourd'hui sont très peu nombreux , à savoir ceux réalisés dans le cadre de sociétés de production dites « professionnelles » et diffusés sur des sites payants ou par le diffuseur hertzien historique de films pour adultes Canal+ . Ainsi, lors de son audition par la délégation le 9 mars 2022, l'actrice et réalisatrice Nikita Bellucci a indiqué aux rapporteures : « j'ai commencé à une époque où de multiples sociétés de production, de petite ou moyenne importance, existaient encore. Elles ont aujourd'hui toutes disparu ou ont été absorbées par les deux entités que sont Dorcel et Jacquie et Michel . Les tournages en France se font rares : la plupart des productions se font avec l'aide de Canal+ , diffuseur historique. Les actrices ne font plus carrière, puisqu'il n'y a pratiquement plus d'écosystème économique. »
En revanche, nombreux en France sont les tournages dits « amateurs » qui se déroulent dans des conditions déplorables et sordides, dans des appartements privés, voire des hangars ou des caves, avec des femmes souvent recrutées par des petites annonces diffusées dans des journaux ou via les réseaux sociaux Twitter et Instagram comme l'a notamment souligné Robin D'Angelo, journaliste et auteur de l'enquête précitée sur le milieu de la pornographie en France, lors de son audition par la délégation le 17 février 2022 : « sur le recrutement, j'ai (...) été frappé de la force des réseaux sociaux. Généralement, quand les producteurs repèrent une jeune femme publiant des photos un peu sexy sur Twitter ou Instagram , ils vont tous se passer son compte et essayer de la contacter en messages privés pour lui proposer des tournages . »
Il a également rappelé ce que recouvre la « réalité d'un tournage porno , qui se passe de la façon suivante : on arrive dans une pièce, avec des gens qui fument des joints, voire qui sniffent un rail de coke. Des acteurs arrivent à la dernière minute. Les actrices attendent dans leur coin, souvent dans une perspective d'argent rapide, et pas d'exercer un travail. Les billets passent de main en main. L'économie est (...) informelle avec des problématiques d'abus qui sont structurelles (...) ».
2. Une machine à broyer les femmes
a) Des violences sexuelles, physiques et verbales envers les femmes massivement répandues dans le milieu du porno
Les travaux de la délégation ainsi que les récentes recherches et enquêtes sur le milieu de la pornographie ont mis en évidence le caractère systémique et massif des violences envers les femmes perpétrées dans ce milieu, qui plus est sur des femmes souvent dans des situations de précarité et de vulnérabilité économiques et psychologiques extrêmes.
L'évolution du modèle économique de l'industrie pornographique a eu pour conséquence l'apparition de contenus prônant une sexualisation de la violence poussée à son paroxysme, notamment dans ce qu'il est d'usage d'appeler le « gonzo », un genre pornographique ultra violent, autrefois marginal et aujourd'hui devenu presque la norme parmi les millions de vidéos diffusées sur les tubes .
La massification de la pornographie en ligne et l'industrialisation de ce secteur économique, qui s'est traduite à la fois par l'émergence de grosses multinationales détentrices des principales plateformes numériques de diffusion du porno et par l'éclatement et la multiplication des sources de production des contenus pornographiques pour alimenter les tubes , ont eu pour conséquence :
- d'une part, la construction d'un système de domination et de violences faites aux femmes dans l'industrie pornographique ;
- d'autre part, l'affirmation d'une division sexuée et « racialisée » des rôles dans les rapports sexuels charriant un ensemble de stéréotypes misogynes, racistes, lesbophobes et hypersexualisés , poussés à l'extrême.
(1) La construction d'un système de domination et de violences faites aux femmes
Lors de leur audition par la délégation aux droits des femmes le 20 janvier 2022, les associations féministes entendues par les rapporteures ont fait part de violences sexuelles commanditées dans le milieu du porno et de témoignages de femmes ayant participé à des tournages pornographiques et ayant subi des violences physiques, verbales et psychologiques.
Sandrine Goldschmidt, chargée de communication au Mouvement du Nid , a fait part du témoignage de Nadia , initialement publié dans la revue Prostitution et société en 2016 :
« Moi, la “beurette”, j'étais la seule arabe. Le porno est un milieu fermé et très raciste. Mais il utilise toutes sortes de femmes , j'en ai même vu une de 200 kilos, et il réunit toutes les perversions imaginables. Quand on se rebelle, on nous dit : “ Il y a de la demande ”. Il y a ce qu'on appelle le “ gonzo ” : on prend des coups très violents, on se fait cracher dessus, tirer par les cheveux. J'ai tourné comme seule femme avec 35 types. Tous masqués. J'ai eu la peau brûlée par le sperme ... J'avais dit : pas de scato, pas d'uro, pas de zoophilie. Il a fallu que je me batte sans arrêt. J'ai connu une fille qui s'est suicidée après avoir tourné des scènes avec un chien. Le truc tournait sur Internet. Elle avait 18 ans. Maintenant, je réalise que la pornographie, c'est de l'esclavage moderne . J'ai été vraiment humiliée. À côté, j'ai trouvé que dans la prostitution il y avait au moins des hommes gentils ; j'ai été violée une seule fois et je n'ai pas été torturée. Le X, c'est des viols à répétition, c'est inhumain . »
Sandrine Goldschmidt a également déclaré devant la délégation : « ces violences sont extrêmement répandues . Elles sont la règle dans cette industrie, pas l'exception . (...) Il s'agit de violences sexuelles commanditées . Le consentement est extorqué par l'argent et l'exploitation de la vulnérabilité. Des violences extrêmes sont infligées à des femmes qui sont filmées. (...) Le fait que ces actes sexuels tarifés soient obtenus dans le cadre de l'industrie du film ne les rend pas légitimes, ni légaux. C'est selon nous un facteur aggravant de la violence . »
Elle a précisé que « ce n'est pas le fait de représenter la sexualité, mais de commanditer des violences sexuelles pour y parvenir qui pose problème . Il est tout à fait possible de représenter la sexualité humaine sans recourir à ces procédés. Après tout, il n'est pas nécessaire de tuer pour représenter le meurtre . »
La sociologue américaine Gail Dines, auteure en 2010 d'un ouvrage publié aux États-Unis intitulé Pornland : comment le porno a envahi nos vies 16 ( * ) , a montré à quel point les violences extrêmes dans le milieu du porno ne sont pas exceptionnelles dans le paysage de cette industrie mais au contraire de plus en plus répandues. Elle y dénonce le virage de l'industrie porno vers le hardcore en précisant que le sexe gonzo et ses châtiments corporels sont devenus la norme et ont évincé le porno plus soft : « j'étudie l'industrie du porno depuis plus de deux décennies. Néanmoins, la vitesse à laquelle le porno hardcore et cruel en est venu à dominer Internet m'a stupéfaite. Au fil des ans, j'ai vu les images devenir de plus en plus hardcore, mais elles étaient encore loin de la brutalité du gonzo désormais banal. Internet a entraîné une révolution du porno ».
À cet égard, elle cite l'une des rares études 17 ( * ) ayant été réalisées sur le contenu pornographique contemporain qui « nous apprend que la majorité des scènes de cinquante films pornographiques parmi les plus loués sur le marché contient des abus physiques et verbaux à l'encontre des exécutantes. 88 % des scènes en question présentent des agressions physiques dont des fessées, des gifles, des « gaggings 18 ( * ) ». 48 % présentent des agressions verbales, comme l'emploi des termes « salope » ou « pute ». Les chercheurs concluent qu' en combinant les agressions physiques et verbales, près de 90 % de ces scènes présentent au moins un acte agressif, avec en moyenne près de douze mauvais traitements par scène ».
Les chiffres cités par la Fondation Scelles dans son cinquième rapport 19 ( * ) mondial sur le système prostitutionnel en 2019, au sein de son chapitre intitulé Pornographie : toujours pas une histoire d'amour , sont du même ordre et révèlent que les scènes de violence tournées dans le milieu pornographique sont nombreuses. Ainsi, en 2010, un échantillon de 55 films , sélectionnés parmi les meilleures ventes du site Adult Video News , a été étudié pendant sept mois par des chercheurs. Après analyse de 304 scènes de pornographie, les résultats sont les suivants : près de 90 % des scènes contenaient des actes de violence . Presque la moitié des scènes ( 48,7 %) comportaient de la violence verbale , la grande majorité de ces violences étaient des insultes , le reste contenant des menaces . En outre, il a été noté que les violences verbales sont les prémices des violences physiques quasi omniprésentes .
Lors de son audition le 20 janvier 2022 par la délégation, Claire Charlès, porte-parole de l'association Les Effronté.es , a fait part aux rapporteures de « véritables actes de torture, de violence inouïe, dans une recherche de déshumanisation, pas du tout de liberté sexuelle comme le prétendent les défenseurs de cette industrie . »
Elle a également rappelé devant la délégation que « 88 % des scènes pornographiques contiennent de la violence explicite. Le porno dit trash il y a quelques dizaines d'années est devenu le porno mainstream d'aujourd'hui. Les contenus les plus violents sont les plus regardés. Les vidéos figurant dans les top rated contiennent des pratiques extrêmement violentes : la pratique du gagging , ou étouffement avec le pénis lors d'une fellation pouvant aller jusqu'au vomissement de la femme victime ; double ou triple pénétration, dans un même orifice ; étranglements, Bukkake (...) où une cinquantaine d'hommes font subir des fellations et éjaculent ensuite sur le visage d'une actrice, qui peut en subir des brûlures ; des femmes enceintes de huit mois, et donc un abus de faiblesse. S'y ajoutent des catégories telles que le BDSM (pratiques sadomasochistes) avec des femmes hurlant de douleur. Ce n'est pas du cinéma, pas de la simulation. Nous ne pouvons pas considérer qu'une femme qui pleure et qui saigne feint ou simule. Quiconque en serait témoin dans l'espace public ne pourrait pas tolérer ce type de violences. Quand c'est de la pornographie, personne ne le remet en question. C'est ce qui ne nous semble plus acceptable. Des infractions caractérisées telles que du racisme, du sexisme ou de la pédocriminalité, de la lesbophobie, des incitations à la haine raciale sont diffusées. »
Le journaliste Robin D'Angelo a également précisé à la délégation avoir constaté, au cours de son enquête sur le milieu du porno « pro-am 20 ( * ) » en France, dans le milieu de la pornographie « une forme de normalisation de la violence , assez marquante et assez forte » qui conduit forcément à des abus.
Il a notamment raconté avoir « été confronté à un producteur qui avait vendu à son diffuseur une scène de sodomie. L'actrice avait à l'origine donné son accord mais arrivée au moment de tourner la scène, elle ne voulait plus réaliser cette pratique . Le problème, c'est qu'elle s'était engagée au préalable à la réaliser quoi qu'il arrive. Le producteur s'estimait dans son bon droit, il avait vendu cette pratique à son diffuseur. L'actrice ayant donné son accord préalable, il a insisté jusqu'à ce qu'elle cède . C'est évidemment un abus sexuel . Si on se place d'un point de vue professionnel et qu'on considère la pornographie comme un métier comme un autre, on peut toutefois estimer que l'actrice n'était pas dans son droit. C'est le point de vue du producteur, qui a terminé la scène en disant « Dis donc, tu crois qu'une patineuse artistique ne se foule jamais la cheville ? » avant de lui dire « Toi, tu es vraiment la CGT du trou de balle ». À partir du moment où on considère l'échange, la transaction sexe contre argent comme un métier comme un autre, on va se retrouver confrontés à ces situations d'abus. (...) Un consentement ne se basant que sur une transaction expose forcément à des abus . »
La scénarisation du viol et l' érotisation de la violence sexuelle participent également de ce système de domination et de violences envers les femmes érigé par l'industrie de la pornographie à l'échelle mondiale.
Ainsi que le soulignait Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid , lors de son audition par la délégation le 20 janvier 2002 : « la pornographie réactive à l'infini le vieil adage selon lequel un “ non ” n'est pas toujours à prendre en compte ou à respecter, et qui dirait que les rares limites exprimées par les personnages féminins ou féminisés ne sont pas respectées. La scénarisation du viol est d'ailleurs un argument commercial souvent mis en avant . »
En effet, parmi les catégories de contenus pornographiques que l'on peut trouver sur les plateformes numériques de diffusion de vidéos porno, on retrouve très régulièrement des noms de catégories incitant au viol comme l'a souligné Claire Charlès, porte-parole de l'association Les Effronté.es , « vous trouverez (...) la catégorie des viols , avec des mots clés sans ambivalence : surprise anale, surprise fuck, prise par surprise, faciale non voulue ... Ce sont des incitations à commettre des crimes. (...) Il existe également des catégories enlèvement ou séquestration avec les mots clé enlèvement, kidnapping , ou humiliation , avec des insultes sexistes, correspondant aux mots clés pleurs, tears, elle pleure, douleur ou crachat . Encore une fois, ce n'est pas feint. Lorsque la femme pleure, elle pleure vraiment . »
À cet égard, ainsi que le soulignait Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , devant la délégation aux droits des femmes le 20 janvier 2022 : « d'un point de vue juridique, les vidéos et leurs synopsis sont condamnables pour apologie de crime, de pédocriminalité, d'inceste, de haine raciale ou de lesbophobie. Ce sont toutes des incitations à commettre des crimes, punies par la loi. Les plateformes pourraient être poursuivies pour le caractère illégal de ces vidéos. »
La procureure de la République de Paris, Laure Beccuau , lors de son audition par la délégation le 15 juin 2022, a pour sa part rappelé que « les incriminations applicables aux sites pornographiques violents sont nombreuses : viol aggravé, agression sexuelle, actes de torture et de barbarie, traite des êtres humains, proxénétisme. La lutte contre ces infractions est significative car le milieu pornographique est quasi-exclusivement celui de la violence ».
Violences lors des tournages pornographiques
des scènes comportent des violences physiques |
des scènes comportent des agressions verbales |
mauvais traitements par scène en moyenne |
Sources : Fondation Scelles , Gail Dines, Mouvement du Nid
(2) Un ensemble de stéréotypes misogynes, racistes, lesbophobes et hypersexualisés
Outre les violences exercées à l'encontre des femmes qui tournent dans des productions pornographiques, le porno véhicule également un ensemble de stéréotypes misogynes, racistes, lesbophobes, inégalitaires et hypersexualisés qui contribuent à renforcer les violences et maltraitances envers les femmes dans la société en général.
Pour reprendre les propos du sociologue Mathieu Trachman dans son livre-enquête Le travail pornographique 21 ( * ) , « les pornographes ne mettent pas seulement en images des fantasmes, ce sont des hommes qui mettent en scène des corps féminins ».
Comme le soulignait très justement, lors de son audition, Claire Quidet, présidente du Mouvement du Nid , la pornographie conforte « des stéréotypes, des identités de genre et des rôles sexuels. Il s'agit là d'une représentation d'un univers très hétéronormé où les hommes sont à l'initiative et où les femmes sont réceptives. L'hypersexualisation et l'objectification des filles et des femmes y est la norme . »
En promouvant une division sexuée et « racialisée » des rôles dans les rapports sexuels, la pornographie génère également, outre ces stéréotypes sexistes, de nombreux stéréotypes racistes, comme le soulignait devant la délégation Claire Charlès, porte-parole de l'association Les Effronté.es :
« Vous trouverez aussi le côté raciste, extrêmement présent, avec les catégories interracial , mettant en scène des hommes noirs animalisés avec une frêle jeune femme blonde, stéréotypée aryenne, illustrant le côté « ils violent nos femmes ». L'imaginaire raciste est très présent. Vous trouverez également la catégorie black , avec des mots clés tels que monster dick et autres stéréotypes coloniaux et racistes trouvables dans les synopsis des vidéos . »
Elle précise que toutes les catégories raciales sont représentées au sein des vidéos diffusées sur les sites pornographiques : « asiatique avec le stéréotype de la femme soumise, beurette avec le stéréotype de la “ salope ” devant être “ souillée ” par des hommes blancs... Lorsque vous cherchez des vidéos sur Internet, vous ne tombez que sur ce genre de contenus. Ce n'est ni anodin ni marginal. Ils représentent la grande majorité des vidéos. C'est ce que recherchent les gens. On flatte leurs plus bas instincts, ceux qui ne peuvent pas s'exprimer dans la société. Toutes ces représentations racistes sont encadrées par la liberté d'expression. Normalement, ils ne devraient pas pouvoir être exprimés. Dans n'importe quel autre film, sur n'importe quel autre support, ils seraient censurés, interdits. Dans la pornographie, il y a cette zone de non-droit dans laquelle on peut expérimenter les stéréotypes racistes qui vont créer ou flatter des fantasmes racistes ou sexistes chez les gens . »
La délégation estime en effet que l'ensemble des vidéos pornographiques qui véhiculent ce genre de représentations basées sur des stéréotypes et clichés sexistes, racistes ou lesbophobes, constitue assurément une atteinte à la dignité humaine qu'il faut dénoncer.
b) Une porosité avérée entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie
De nombreux experts auditionnés par la délégation dans le cadre de ses travaux sur l'industrie de la pornographie ont fait état d'une porosité évidente entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie . Des passerelles existent en effet entre prostitution et pornographie.
C'est ainsi qu'Elvire Arrighi, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) au ministère de l'intérieur, a déclaré devant la délégation lors de son audition le 18 mai 2022, « la porosité entre le monde de la prostitution et celui de la pornographie est évidente . Mes enquêteurs, dans leur travail quotidien sur Internet pour démanteler des réseaux de proxénétisme, tombent très régulièrement sur des annonces vantant l'expérience des prostituées dans le domaine de la pornographie. Il y a un acronyme bien connu : PSE , à savoir porn star experience , ce qui veut tout dire. L'intersection est incontestable : celles qui sont exploitées dans le domaine de la prostitution le sont également régulièrement dans le cadre de la pornographie . »
Sonny Perseil, docteur HDR en science politique, chercheur au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), a présenté à la délégation, lors de son audition le 3 février 2022, le résultat de ses recherches sur les « cadres de la pornographie » et fait état du caractère prostitutionnel de la pornographie : « quand des personnes acceptent contre rétribution de réaliser des prestations sexuelles - ce qui est le cas parfois pour des films présentés par leur marketing comme amateurs -, on peut commencer à parler de prostitution. En plus de ce premier niveau d'explication par la définition même de la prostitution en tant qu'acte sexuel tarifé, tout un faisceau d'indices a conduit à établir plus rigoureusement cette qualification prostitutionnelle . »
De même, l'évolution des pratiques prostitutionnelles caractérisée, notamment, par un déplacement de la prostitution de rue vers la prostitution dans des appartements privés avec une mise en relation directe du client et de la personne prostituée via des sites de petites annonces, alimente les liens de plus en plus étroits qui existent entre l'activité prostitutionnelle et la pornographie. Ainsi que le soulignait également Sonny Perseil devant la délégation le 3 février 2022, « en France, l'activité prostitutionnelle a largement abandonné la rue pour investir en masse les sites Internet d'escorts. S'agissant de ces derniers, il est intéressant de noter l'influence de la pornographie sur l'offre de services sexuels, l'acronyme PSE - Porn Star Experience - décrivant bien la tendance des prostituées comme des clients d'offrir et de demander, sur le marché des échanges économico-sexuels, des performances autrefois réservées aux hardeurs . Ainsi, l'activité pornographique paraît avoir un effet direct sur le marché de la prostitution . »
Le chercheur a également évoqué l'apparition récente d'une forme alternative de commercialisation de contenus pornographiques sur Internet : les webcams qu'il a qualifié d'activité « emblématique car parfaitement hybride entre prostitution et pornographie . Si le client reste devant son écran, afin d'obtenir une forme de jouissance, il a la possibilité de guider et de solliciter des actes sexuels accomplis par une hôtesse. Ce n'est pas la première fois que des contacts directs entre un client et une actrice pornographique sont constatés. (...) cette systématisation de l'interaction entre un client extérieur au champ professionnel de la pornographie et une femme qui joue devant son écran avec les usagers - en leur parlant, en exécutant leurs demandes sexuelles personnalisées, seule, avec des accessoires ou des partenaires - finit de démontrer la confusion entre pornographie et prostitution . »
Sur le terrain, l'enquête du journaliste Robin D'Angelo, auditionné par la délégation, a également révélé des liens évidents entre pornographie et prostitution, ainsi qu'il en faisait état devant la délégation le 17 février 2022 : « j'ai recueilli beaucoup de témoignages de femmes en situation de prostitution, à qui un client a proposé de rencontrer une connaissance qui produit du porno. C'est ainsi qu'on passe d'un univers à l'autre. Les producteurs ont pour objectif de toujours recruter de nouvelles femmes pour alimenter en permanence le flux des tubes. Lorsque des sites web tels que VivaStreet publiaient des annonces de prostitution, ils allaient contacter en masse les femmes qui se prostituaient sur ces sites pour les recruter. La passerelle est évidente. D'ailleurs, beaucoup d'actrices pornographiques ne peuvent pas vivre uniquement de ces tournages et officient en tant que gogo danseuses dans des boîtes de nuit, ou se prostituent à côté . Le “ travail du sexe ” est à 360 degrés. Les liens sont très forts . »
Les associations féministes entendues par la délégation, au cours d'une table ronde le 20 janvier 2022, constatent également ces liens étroits dans le cadre de leurs interventions. Sandrine Goldschmidt, chargée de communication au Mouvement du Nid , a ainsi indiqué à la délégation que « les équipes de terrain du Mouvement du Nid - qui accompagne plus de 1 200 personnes en situation de prostitution chaque année - nous ont régulièrement fait remonter des témoignages de personnes qu'elles accompagnaient, faisant état de ces liens étroits entre prostitution et pornographie. Celles qui venaient à l'association pour être accompagnées et/ou être aidées à sortir de la prostitution racontaient souvent avoir également été exploitées dans la pornographie . Par ailleurs, celles qui n'avaient pas directement été exploitées pouvaient avoir été filmées, parfois à leur insu, pour que ces vidéos soient utilisées à titre de chantage pour les maintenir dans la prostitution . »
C'est pourquoi les associations féministes estiment que la pornographie n'est autre que de la prostitution filmée qui recouvre toutes les facettes de l'activité prostitutionnelle : achat d'actes sexuels, proxénétisme et violences prostitutionnelles.
Pour le Mouvement du Nid , « le porno, c'est du proxénétisme à l'échelle industrielle ».
Cette position est également celle défendue par Élisabeth Moiron-Braud , magistrate, secrétaire générale de la Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains (MIPROF), qui a souligné, lors de son audition par la délégation le 18 mai 2022, la grande similarité entre la pornographie et la prostitution : « il s'agit de la marchandisation des corps dans le but de satisfaire le plaisir d'autrui. La seule différence est que dans la prostitution, le plaisir d'autrui c'est celui du client, dans la pornographie c'est celui de la personne qui prend du plaisir à regarder les images . » Elle a, par ailleurs, ajouté : « pour moi, la pornographie et la prostitution sont à rapprocher. Le producteur d'un film peut être considéré comme un proxénète puisqu'il tire profit d'actes sexuels réalisés par des tiers. C'est aussi un client, puisqu'il achète l'acte sexuel, pour le filmer . »
3. Une négation du droit à l'image des personnes filmées
a) Une cession du droit à l'image souvent quasiment illimitée
Bien souvent, les seuls contrats signés par les personnes participant à des tournages pornographiques sont des contrats de cession de droit à l'image.
Matthieu Cordelier, avocat en droit de la propriété intellectuelle et en droit des médias, qui intervient notamment aux côtés de femmes victimes d'abus d'exploitation de leur image, a ainsi indiqué devant la délégation : « Le plus souvent, avec des productions d'amateurs, soit il n'y a pas de contrat, soit il y a un contrat de cession de droit à l'image sur un territoire et une durée illimités, pour une rémunération de 300 euros. »
Liza Del Sierra, actrice et aujourd'hui réalisatrice, a témoigné devant la délégation de ces pratiques de cession illimitée de son droit à l'image : « Tout au long de ma carrière, j'ai dû signer environ 1 500 contrats dans lesquels je cédais mon droit à l'image pour 99 ans. Autrement dit, après ma mort, des gens continueront de se masturber sur moi ! ».
En outre, les femmes recrutées par des producteurs prétendument amateurs n'ont pas toujours conscience de la diffusion qui sera faite de leur image. Il peut leur être affirmé que les scènes filmées sont uniquement destinées à des particuliers ou bien à des sites spécialisés payants à l'étranger, quand bien même par la suite les vidéos sont en réalité accessibles gratuitement sur Internet dans le monde entier.
Des parties civiles dans l'affaire dite « French Bukkake » ont ainsi indiqué aux rapporteures que les producteurs leur avaient assuré que les scènes filmées étaient « pour du privé » ou à tout le moins « pas diffusées en France ». La diffusion non consentie de leurs vidéos sur des sites Internet accessibles depuis la France a chamboulé leur vie, leur activité professionnelle et leurs relations familiales et amicales.
Selon Matthieu Cordelier, « certains procureurs, pour se débarrasser du sujet, partent du principe que si vous avez donné votre consentement pour la prise de vue, vous avez donné votre consentement pour la diffusion. Tel n'est pas le cas, et c'est tout le problème ! Si j'accepte de faire un tournage porno, cela signifie-t-il que j'accepte que le film soit diffusé gratuitement sur tous les portails du monde ? Ou bien avais-je dans l'idée que le film serait diffusé sur un portail payant, dont l'accès serait limité ? La question du type de diffusion est importante. »
b) Des vidéos presque impossibles à retirer une fois en ligne
Pour permettre aux femmes ayant participé à des films pornographiques de tourner la page, l'arrêt de la diffusion de leurs vidéos est indispensable. Il relève de leur droit à l'image et de leur droit à l'oubli.
Les parties civiles dans l'affaire « French Bukkake » entendues par les rapporteures ont souligné les difficultés dans leur vie quotidienne mais aussi les traumatismes engendrés par le maintien en ligne des scènes violentes qu'elles ont été contraintes de tourner. Toutes ont exprimé leur crainte permanente d'être reconnues : « Je suis finie, toutes les vidéos restent à vie sur Internet, j'ai une épée de Damoclès au-dessus de ma tête, quelqu'un peut me reconnaître dans la rue ou à mon travail . » ou encore « Pour la société, je suis une actrice porno. Je vis dans la peur que quelqu'un me reconnaisse car je travaille dans un milieu composé à 80 % d'hommes ». L'une des victimes a confié aux rapporteures avoir le sentiment de revivre sans cesse les viols subis : « Cela fait six ans que j'ai subi tous ces viols et que cela continue car c'est sur Internet. Je suis violée tous les jours, à chaque fois que ces vidéos sont visionnées . »
Si les vidéos sont indispensables dans un premier temps pour la construction des dossiers par les enquêteurs et magistrats, leur retrait par la suite est un enjeu crucial pour les victimes, ainsi que l'a souligné devant la délégation Laure Beccuau, procureure de la République au Parquet de Paris : « Dans le dossier French Bukkake , on pourrait très bien imaginer que, dans vingt ans, l'une d'entre elles retrouve sur un site pornographique la vidéo où elle est violée ou humiliée. Le droit à l'oubli n'existe pas pour elles. C'est un enjeu de reconstruction des victimes . »
Selon l'avocat Matthieu Cordelier qui intervient auprès d'anciennes actrices souhaitant obtenir le retrait de scènes tournées, « ces jeunes femmes sont coincées. À 24 ou 27 ans, elles souhaitent entrer dans la vie professionnelle, mais il y a toujours quelqu'un qui les aura vues dans un film. C'est un véritable préjudice. D'où l'intérêt de protéger ces individus contre eux-mêmes, exactement comme on le fait pour un salarié ou un consommateur . »
Obtenir le retrait de vidéos diffusées en ligne relève d'un parcours du combattant quasiment impossible.
Pour le retrait d'une vidéo mise en ligne sur leur site, les producteurs dits amateurs réclament généralement entre 3 000 et 5 000 euros, soit dix fois plus que la rémunération obtenue pour la scène en question .
Robin D'Angelo, journaliste d'investigation indépendant et auteur d'une enquête sur le milieu du porno français 22 ( * ) , a témoigné de ces pratiques d'extorsion : « lorsqu'une actrice veut faire supprimer une vidéo en France, elle rachète ses droits. Jacquie et Michel orientera une actrice demandant le retrait d'un film vers le producteur qui l'a tourné, qui lui demandera de payer entre 2 500 et 3 000 euros la vidéo, montant correspondant aux frais engagés (cachet de l'actrice et des acteurs, du réalisateur et des monteurs, location...). On refait payer les femmes pour supprimer leur vidéo, ce qui illustre encore une fois l'engrenage ou la perversité qui s'installe une fois qu'on tisse une relation commerciale sur ces pratiques. »
De même, Matthieu Cordelier a indiqué à la délégation : « j'ai vu de petits producteurs demander 5 000 euros pour un contrat de droits à l'image payé 300 euros [...] L'absence de contrat me donne des armes pour demander le retrait des contenus. En revanche, cela coûte très cher à la victime en honoraires d'avocat. Ne serait-ce qu'en frais postaux, il y en a souvent pour plus cher que la rémunération perçue pour faire une vidéo . »
Si les femmes parviennent à obtenir le retrait d'une vidéo d'un site, elles n'ont aucune garantie que cette vidéo n'a pas entre-temps été téléchargée sur un autre site et qu'elle ne continuera pas à être diffusée sur de nombreux autres sites et en particulier sur les tubes , peu soucieux du droit à l'image.
Matthieu Cordelier distingue deux catégories d'acteurs économiques. D'un côté, les grands sites pornographiques établis « comme la société Dorcel ou les portails Pornhub et YouPorn [qui] sont plutôt respectueux, les contenus étant retirés quasiment du premier coup, parfois même à la suite d'un simple courriel. Parce qu'ils ont une activité économique qu'ils veulent durable, ils sont respectueux des droits. » De l'autre, des productions d'amateurs qui alimentent les plateformes ou créent leur propre site et ne respectent aucune règle. Pour lui, « le problème, c'est que les plateformes d'hébergement n'effectuent aucun contrôle a priori . »
La responsabilité des plateformes d'hébergement de contenus rejoint les constats qu'a pu faire Marie Maurisse, journaliste d'investigation, correspondante en Suisse du journal Le Monde et auteure de Planète Porn - enquête sur la banalisation du X 23 ( * ) : « Si vous êtes une actrice et que vous souhaitez supprimer une vidéo qui vous porte préjudice, il faut non seulement que le producteur, peut-être français, la retire de son site - ce sera relativement facile, ou du moins faisable, après un certain nombre de procédures - mais il faudra aussi supprimer tous les teasers et extraits des tubes pornos, beaucoup plus difficilement atteignables. Les producteurs eux-mêmes m'indiquaient ne pas avoir d'interlocuteurs fixes sur ces plateformes et ne pas vraiment savoir comment elles fonctionnent, alors même qu'ils y publient des contenus et en sont parfois membres premium. Une fois que la vidéo est diffusée sur Internet, il est très compliqué de l'en supprimer. Ces plateformes sont pilotées par des sociétés extrêmement opaques et difficilement atteignables. Elles répondent assez peu aux demandes légales, du moins jusqu'à présent . »
De même, Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme!, qui s'est constituée partie civile dans l'affaire « French Bukakke », a souligné devant la délégation que les victimes dans cette affaire « n'arrivent pas à obtenir le retrait des vidéos de leurs viols. Les plateformes ne contrôlent pas, ou peu, les vidéos uploadées . Même si un diffuseur retire une vidéo, rien n'empêche un quidam de l'extraire et de la ré-uploader . Même quand ces femmes obtiennent le retrait d'une plateforme, la vidéo réapparaît. Les contenus échappent à tout contrôle. Les plateformes ne répondent à aucune injonction de la loi. »
Maître Louise Bouchain, avocate de plusieurs parties civiles dans le même dossier, a indiqué aux rapporteures : « Nous sommes confrontés à la difficulté d'une procédure judiciaire très fastidieuse qui n'aboutit pas. Aujourd'hui, le processus est d'écrire au titulaire du compte, puis à l'hébergeur, puis d'introduire une action en justice. Les difficultés sont décuplées lorsqu'il s'agit d'actions en France relatives à des comptes qui sont à l'étranger : même si on obtient une décision judiciaire, nous ne sommes pas en capacité de la faire exécuter . » En outre, selon elle, « il faut démontrer le contenu illicite de la vidéo auprès des hébergeurs. Les difficultés liées à la qualification du contenu me semblent une vraie question à laquelle il faut trouver des solutions et à laquelle nous devons tous réfléchir . »
Charlotte Galichet, avocate du groupe ARES, détenteur de Jacquie et Michel , a affirmé devant la délégation que le groupe traite les demandes de retrait qui leur sont transmises « au cas par cas, avec humanité » et « a déjà retiré des contenus dans ce cadre » tout en affirmant qu'« en droit, aucune contrainte légale n'oblige à retirer une vidéo récente, le consentement du contrat devant prévaloir. » et que la formulation d'une demande de retrait auprès des plateformes de type YouPorn ou Pornhub par une équipe interne ne relevait que « d'une bonne pratique du groupe ». Une fois encore, les rapporteures ne peuvent que relever le cynisme et l'hypocrisie de ce groupe.
Charlotte Galichet a également distingué les plateformes comme YouPorn ou Pornhub qui, selon elle, « retirent les vidéos lorsque le groupe ARES en fait la demande » et « des sites sauvages, le plus souvent spécialisés dans le piratage, [pour lesquels] le retrait est quasiment impossible à obtenir . »
Les actrices reconnues ayant tourné dans des productions professionnelles se heurtent elles aussi à la difficulté d'obtenir le retrait de leurs vidéos, comme en a témoigné Liza Del Sierra devant la délégation : « Le droit à l'oubli reste une utopie. J'ai moi-même tenté, au moment de l'obtention de mon diplôme d'infirmière, de faire supprimer les contenus piratés sur des plateformes de masse auxquelles je n'ai jamais cédé mes droits à l'image. Mon avocat est toujours sur le coup : il continue d'envoyer un recommandé par semaine... La possibilité du déréférencement existe, mais la procédure est très longue et très fastidieuse . »
Le moyen le plus efficace d'obtenir le retrait d'une vidéo semble être de se faire passer pour le propriétaire des droits. Le droit d'auteur des producteurs est davantage protégé que le droit à l'image des personnes filmées. Ainsi, une partie civile dans l'affaire « French Bukkake » a indiqué aux rapporteures : « Sur toutes les plateformes, on se confronte à un formulaire à remplir pour demander la suppression de la vidéo. J'ai dû faire croire aux plateformes que j'étais propriétaire de la vidéo et qu'ils étaient en train de mettre en ligne la vidéo sans mon accord, c'était le seul moyen car les seules personnes qui peuvent remplir le formulaire c'est en cas de vol des images . »
Grégory Dorcel, président du groupe Dorcel, a mis en avant devant la délégation l'action de son groupe pour faire respecter ses droits d'auteur, laissant entrevoir une possibilité de conjonction d'intérêts : « Depuis sept ans, nous nous battons pour que les tubes respectent le code pénal français et les copyrights , c'est-à-dire qu'ils arrêtent de pirater nos contenus. Pour vous donner une idée de l'ampleur de ce travail, je rappelle que depuis sept ans, nous avons demandé 15 millions de suppressions de vidéos auprès de ces plateformes et auprès de Google qui les référence systématiquement, ce qui nous pose problème car ce sont autant de mises en avant de ces contenus et de ces plateformes pirates . »
* 10 Gail Dines, Pornland : comment le porno a envahi nos vies , éditions LIBRE, 2020.
* 11 Marie Maurisse, Planète Porn, Enquête sur la banalisation du X, Éditions Stock, 2018.
* 12 Robin D'Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi , Éditions Goutte d'Or, 2018.
* 13 Voir la note de législation comparée en annexe du présent rapport sur la protection des acteurs et l'encadrement des conditions de tournage de films à caractère pornographique aux États-Unis.
* 14 Safer Sex in the adult industry act .
* 15 https://library.municode.com/ca/los_angeles_county/codes/code_of_ordinances?nodeId=TIT11HESA_DIV1HECO_CH11.39ADFISHTIPUPO
* 16 Gail Dines, Pornland : comment le porno a envahi nos vies , Éditions LIBRE, 2020.
* 17 « Aggression and Sexual Behavior in Best-Selling Pornography : A Content Analysis Update », étude de Robert J. Wosnitzer et Ana J. Bridges présentée au 57e congrès annuel de la International Communication Association à San Francisco du 24 au 28 mai 2007.
* 18 Le fait de pratiquer des fellations jusqu'à l'étouffement.
* 19 5 e rapport mondial de la Fondation Scelles « Système prostitutionnel - Nouveaux défis, nouvelles réponses » https://www.rapportmondialprostitution.org/
* 20 « professionnel-amateur ».
* 21 Mathieu Trachman, Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes , La Découverte, 2014
* 22 Robin D'Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi , Éditions Goutte d'Or, 2018.
* 23 Marie Maurisse, Planète Porn - enquête sur la banalisation du X , Éditions Stock, 2018 .