B. LES AFFAIRES « FRENCH BUKKAKE » ET « JACQUIE ET MICHEL », PARTIE RÉCEMMENT ÉMERGÉE DE L'ICEBERG DES VIOLENCES PORNOGRAPHIQUES EN FRANCE
Révélée par la presse 24 ( * ) à la fin de l'année 2020, l'affaire dite French Bukkake , du nom du site pornographique détenu par le producteur Pascal OP, aujourd'hui mis en examen pour « viols en réunion, traite aggravée des êtres humains et proxénétisme aggravé », dans le cadre d'une procédure judiciaire en cours, constitue, sans nul doute, un tournant dans le traitement judiciaire des violences pornographiques .
De même, l'ouverture d'une deuxième information judiciaire, dans le cadre d'une procédure distincte, à l'encontre notamment de Michel Piron, PDG du groupe ARES, propriétaire de la marque Jacquie et Michel , un des sites pornographiques français les plus consultés, mis en examen au mois de juin 2022 pour complicité de viol et traite des êtres humains en bande organisée, témoigne de la volonté des enquêteurs et de la justice de porter une plus grande attention aux violences sexistes et sexuelles commises dans le milieu dit du « porno français ».
1. Un milieu jusqu'à présent « sous-enquêté »
Jusqu'à l'ouverture d'une enquête préliminaire au début de l'année 2020, puis d'une information judiciaire à l'encontre de plusieurs producteurs, réalisateurs et acteurs du milieu pornographique français, dans le cadre de l'affaire French Bukkake , les violences pornographiques et leur traitement judiciaire constituaient un angle mort de notre politique pénale .
Ainsi que le soulignait devant la délégation le 17 février 2022 le journaliste Robin D'Angelo, auteur en 2018 d'un ouvrage sur le milieu du porno français 25 ( * ) , « jusqu'à présent , on avait l'impression que ce milieu était sous-enquêté par la police . Jusqu'à ce qu'il fasse l'objet d'un battage médiatique, un site comme French Bukkake , aujourd'hui au coeur d'une enquête tentaculaire, a pu exister pendant dix ans dans une indifférence totale. En réalité, il y avait déjà tout pour sanctionner ce type de pratiques . »
De même, Elvire Arrighi, commissaire divisionnaire, chef de l'Office central pour la répression de la traite des êtres humains (OCRTEH) au sein de la direction centrale de la Police judiciaire au ministère de l'intérieur, a indiqué à la délégation, lors de son audition le 18 mai 2022, que l'Office n'avait encore jamais eu à traiter de telles affaires mais qu'il était toutefois arrivé que « certaines victimes prostituées dans des affaires de traite et de proxénétisme aient été par le passé actrices dans le domaine de la pornographie . »
Elle a par ailleurs précisé qu'« en tant que cheffe de file de la lutte contre la traite à vocation sexuelle, (...) l'Office doit être, à tout le moins, avisé des enquêtes menées par les services territoriaux de police ou de gendarmerie dans son domaine de compétence et peut tout à fait se voir confier l'enquête dès lors qu'elle a un caractère particulièrement complexe ou vaste. En l'occurrence, nous n'avons eu connaissance des deux enquêtes en cours , (...), que par voie de presse . »
Ce témoignage interroge sur l'existence d'un possible dysfonctionnement administratif dans la mesure où la principale instance administrative en charge, à l'échelle nationale, de la lutte contre la traite à vocation sexuelle n'a pas été saisie, ni même informée, de l'ouverture de deux enquêtes préliminaires, l'une par la gendarmerie nationale, l'autre par la police judiciaire de Paris.
Jusqu'en 2020, l'absence d'enquêtes sur des violences sexistes et sexuelles commises dans le milieu pornographique français était surtout le signe d'une absence de prise de conscience par les pouvoirs publics de l'ampleur systémique de ces violences .
2. Les qualifications pénales accablantes retenues par le Parquet de Paris dans le cadre de l'affaire « French Bukkake »
La délégation a entendu, le 15 juin 2022, Laure Beccuau, procureure de la République, et Hélène Collet, vice-procureure de la République, au Parquet de Paris.
Au cours de cette audition, Hélène Collet a précisé à la délégation que le Parquet de Paris avait eu à traiter « d'un dossier véritablement novateur : une enquête ouverte sur d'éventuelles infractions à caractère sexuel commises dans le milieu de la pornographie . »
D'après les informations fournies à la délégation par le Parquet de Paris, « tout a commencé par un renseignement judiciaire de la section de recherches de Paris : dans le cadre de son activité de surveillance du réseau Internet , ce service de gendarmerie a remarqué le site French Bukkake . Ce dernier proposait des vidéos en ligne, mais aussi, et c'est ce qui faisait sa particularité, un abonnement payant permettant à certains clients d'accéder à davantage de vidéos et, surtout, de participer à des tournages de films pornographiques , donc d'avoir des relations sexuelles. La section F3 du Parquet de Paris a été saisie, car elle est en charge, notamment, du proxénétisme et de la traite des êtres humains. Une réunion a été organisée au début de l'année 2020 (...) Il a alors été décidé d'ouvrir une enquête préliminaire, la section de recherches de Paris demeurant saisie de l'affaire, et de retenir trois qualifications : le proxénétisme, la traite des êtres humains et le viol . »
a) Une enquête préliminaire de huit mois
Comme indiqué par la vice-procureure du Parquet de Paris, dès le début de l'enquête, il a été décidé d'allouer à ce dossier novateur des moyens importants, qu'ils soient humains ou techniques.
Le dossier a été inscrit au sein du « bureau des enquêtes » du Parquet, dont les magistrats suivent plus spécialement une trentaine d'enquêtes, ce qui a permis une coordination renforcée avec la section de recherches de Paris, avec des réunions toutes les semaines pour faire des points précis sur l'avancée de l'enquête.
L'enquête préliminaire a duré huit mois : elle a mobilisé diverses techniques, dont une cyber-infiltration : « un gendarme de la section de recherches s'est présenté comme un client pour constater que, en cas d'abonnement payant, le site proposait bien une participation à des tournages pornographiques. »
Des contacts ont également été noués avec des associations, notamment de défense des victimes du proxénétisme et de la traite d'êtres humains, pour tenter de retrouver des participantes à ces films, de les auditionner et de savoir si elles déposaient plainte ou non.
À la fin de cette enquête préliminaire, le dossier a été transmis à la section F3 du Parquet qui est composé de huit magistrats. Il a été décidé d'ouvrir une instruction au cours du mois d'octobre 2020 et de confier l'affaire à un magistrat instructeur.
Ainsi que le soulignait Hélène Collet, vice-procureur de la République au Parquet de Paris : « un travail considérable a donc été réalisé sur ce dossier : trois enquêteurs de la section de recherches de Paris lui étaient intégralement dédiés, qui bénéficiaient d'un appui technique très important pour exploiter les très nombreuses vidéos récupérées en ligne ou lors des interpellations. Aujourd'hui, trois magistrats instructeurs sont co-saisis. Et même si le dossier est maintenant ouvert à l'instruction, un magistrat du Parquet en particulier, secondé par deux collègues, demeure affecté à son suivi , avec toujours une forte coordination au sein de la section, car de nombreuses questions juridiques se posent sans cesse . »
b) Trois qualifications pénales retenues : proxénétisme, traite des êtres humains et viol
Au terme de cette enquête préliminaire, trois qualifications pénales ont été retenues à l'encontre des personnes mises en examen dans le cadre de cette affaire :
- la première qualification est celle de proxénétisme , tel que défini à l'article 225-5 du code pénal. Le proxénétisme consiste dans le fait d'avoir assisté, aidé ou protégé la prostitution d'autrui, tiré parti de la prostitution d'autrui ou entraîné une personne en vue de la prostitution. La prostitution est elle-même définie, non pas par le code pénal, mais de façon prétorienne, par un arrêt de la Cour de cassation du 27 mars 1996, selon lequel la prostitution « consiste à se prêter, moyennant une rémunération, à des contacts physiques de quelque nature qu'ils soient, afin de satisfaire les besoins sexuels d'autrui ».
Si la vice-procureure du Parquet de Paris, Hélène Collet, a estimé devant la délégation, le 15 juin 2022, qu'à son sens « les qualifications juridiques de prostitution et de proxénétisme ne s'appliquent pas en tant que telles au phénomène de la production de films pornographiques », elle a également souligné que la qualification de proxénétisme avait, en l'espèce, été retenue dans le cadre de l'enquête préliminaire car « on est ici dans un cas très exceptionnel : (...) ce qui a attiré l'attention de la section de recherches et du Parquet de Paris, c'est que ce site proposait à ses clients, via le paiement d'un abonnement, de participer au tournage et à la relation sexuelle . Nous entrions ainsi dans le schéma classique de la prostitution (...) Nous avons donc pu retenir la qualification de proxénétisme au stade de l'enquête, puis de l'instruction. Il y avait bien prostitution et le producteur du film et son équipe tiraient profit de cette activité prostitutionnelle . » ;
- la deuxième infraction retenue est celle de traite des êtres humains aux fins de viol : la traite des êtres humains est définie à l'article 225-4-1 du code pénal avec trois éléments indispensables à sa qualification. D'abord, une action de la part des auteurs : recruter, transporter ou héberger les victimes. Ensuite, les auteurs doivent utiliser un moyen auprès des victimes : menacer, contraindre, commettre des violences à leur égard ou leur promettre une rémunération ou tout autre avantage. Enfin, l'action doit avoir une finalité : exploiter la victime à des fins de proxénétisme, de viol ou de toute autre infraction. Pour cette infraction, le consentement de la victime est indifférent, comme pour le proxénétisme. Ainsi que l'expliquait à la délégation Hélène Collet, vice-procureure de la République au Parquet de Paris, cette qualification a pu être retenue dans le cadre de cette enquête « parce qu'un système de recrutement des participantes pour les tournages avait été mis en place. Un profil particulier avait été ciblé : des femmes jeunes, en proie à des difficultés sociales, économiques ou familiales. Une rémunération importante leur était promise : voilà le moyen. Enfin, le but était de les amener sur les tournages aux fins de commettre des viols . »
La qualification de traite des êtres humains est complémentaire de celle de proxénétisme . Quand elle est retenue, elle permet de mettre au jour une organisation en amont de la commission des infractions, une entente préalable, ce qui donne une envergure au dossier. Elle permet aussi une meilleure prise en charge des victimes, avec un dispositif national d'accompagnement et d'hébergement et la possibilité de témoigner de manière anonyme. Enfin, elle facilite la coopération internationale car la traite des êtres humains est plus fréquemment réprimée par les États que le proxénétisme. Dans le dossier en question, des investigations internationales ont été menées, notamment pour retracer des flux financiers ;
- la troisième et dernière qualification pénale retenue est celle de viol : ainsi que le soulignait la vice-procureure du Parquet de Paris devant la délégation, « cela pourrait être la qualification la plus fréquemment retenue dans un contexte de pornographie . En effet, comme vous l'avez compris, certains tournages donnent lieu à des dérives, avec des violences sexuelles. Le visionnage de certains films diffusés sur les plateformes et l'audition de participantes ont révélé que leur consentement pouvait ne pas être respecté lors des relations sexuelles. (...) contrairement au proxénétisme et à la traite des êtres humains, l'absence de consentement est indispensable à la qualification de viol . (...) Il nous est apparu, indépendamment de la dureté des actes ou des questions morales, que la qualification de viol pouvait être retenue, le consentement à la relation sexuelle étant inexistant pour certaines scènes . »
Le Parquet a rappelé à la délégation que, dans le cadre de cette affaire, 43 parties civiles s'étaient constituées ainsi que des associations , et que douze personnes avaient été mises en examen . L'instruction en cours durera encore plusieurs mois ; le Parquet et les magistrats instructeurs se prononceront à l'issue de celle-ci.
Lors de son audition par la délégation le 20 janvier 2022, Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , association qui s'est constituée partie civile dans le cadre de ce dossier, a souligné que « nous assistons au plus gros procès de l'histoire en termes de violences sexistes et sexuelles dans le milieu de la pornographie , avec trois juges d'instruction, 500 hommes incriminés et 50 victimes. Il va faire date et permettre d'insister sur la chaîne de responsabilité du producteur au diffuseur. C'est essentiel . »
La délégation salue l'implication de l'institution judiciaire dans ce dossier qui, à bien des égards, constitue une première dans notre pays , en raison, d'une part, de la prise en considération des violences faites aux femmes dans le contexte pornographique, d'autre part, du nombre de victimes identifiées à ce stade et du grand nombre d'entre elles qui se sont constituées parties civiles, grâce notamment à la mobilisation des associations féministes.
Il a en effet été indiqué aux rapporteures que, bien souvent dans ce genre de dossier, les victimes disparaissent ou n'ont pas les moyens financiers et humains de se constituer partie civile.
Lors d'une audition à huis clos par les rapporteures de la délégation de certaines victimes constituées au dossier et de leurs conseils, le 29 mars 2022, Maître Lorraine Questiaux, avocate de plusieurs victimes, a salué une institution judiciaire à l'écoute, pour la première fois dans ce type de dossier.
Au cours de cette même audition, les rapporteures ont surtout été frappées par le récit accablant fait par les victimes constituées au dossier des violences subies dans le cadre de tournages pornographiques pour le site French Bukkake . Les rapporteures considèrent que ces violences constituent , pour les victimes, des actes de torture et de barbarie .
3. Le témoignage glaçant des victimes dans le dossier « French Bukkake » devant la délégation aux droits des femmes
Sans dévoiler l'identité des victimes, les rapporteures souhaitent faire part du témoignage glaçant que certaines leur ont livré au cours d'une audition qui s'est tenue à huis clos le 29 mars 2022 et qui n'a pas donné lieu à publication d'un compte rendu.
Toutes les victimes entendues par les rapporteures ont témoigné, dans ce dossier, de violences similaires, commises dans le cadre de modes opératoires et de méthodes de «recrutement » identiques.
a) Des similitudes dans les parcours des victimes « recrutées »
Les victimes entendues par les rapporteures ont toutes témoigné d'un contexte similaire ayant favorisé leur recrutement par le producteur Pascal OP dans le cadre de tournages pornographiques pour le site French Bukkake : leur très jeune âge au moment des faits, une précarité économique manifeste, un besoin d'argent imminent ainsi qu'une fragilité sociale et souvent psychologique.
Une des victimes s'est ainsi exprimée devant les rapporteures de la délégation : « j'ai 24 ans et les faits se sont produits il y a six ans . (...) J'étais une jeune fille avec beaucoup de naïveté et d'innocence. (...) Depuis six ans, je ne fais que survivre. » Elle a également fait part de son besoin d'argent au moment de son « recrutement » et des failles dont elle souffrait à titre personnel. Évoquant les hommes qui l'ont recrutée et fait tourner dans des productions pornographiques, elle a indiqué : « ils savaient que j'avais des soucis d'argent et que dans mon environnement c'était compliqué et que j'avais des difficultés. Mais aucune femme aujourd'hui ne devrait avoir à subir cela. Ils vont jouer sur cela : elle était d'accord. C'est un lavage de cerveau. Ils ont su que j'étais une proie, j'étais la proie idéale pour eux, c'est comme ça qu'on rentre là-dedans . »
Une autre victime a témoigné du fait qu'elle avait été recrutée « au moment opportun » lorsqu'elle s'était retrouvée « sans ressources pendant un mois ». Elle a précisé aux rapporteures : « j'avais besoin de cet argent tout de suite. Je devais payer mes factures et mon loyer sinon je perdais mon appartement ». Elle a également révélé avoir été victime de violences dès son plus jeune âge et a indiqué : « le manque d'argent est une de mes phobies, j'ai peur d'être à la rue. Aucune d'entre nous n'était consentante. Nous étions consentantes à avoir de l'argent mais pas à ce qui nous est arrivé . »
Une autre victime précise qu'elle a perdu toute source de revenu pendant le premier confinement et qu'elle a, par conséquent, commencé à entamer ses économies. C'est la raison pour laquelle elle a accepté un tournage pornographique à la fin du premier confinement dans le but de se faire « beaucoup d'argent » rapidement.
b) Un mode de recrutement identique via un faux profil sur les réseaux sociaux
Outre une similitude dans les parcours évoqués, les victimes entendues par les rapporteures ont toutes exposé un mode de recrutement identique, via le faux profil d'une jeune femme, prénommée Axelle , créé sur les réseaux sociaux ( Facebook ou Instagram ).
Une des victimes a indiqué aux rapporteures avoir été recrutée « par un faux profil, quelqu'un qui m'a parlé sur Facebook ». Elle a évoqué de longues et nombreuses discussions avec ce profil frauduleux, un travail de longue haleine engagé par ce recruteur : « on nous parle tous les jours. La personne se présente comme une escort, elle me dit que c'est merveilleux, que c'est magique, qu'elle a de l'argent à gogo. (...) Derrière ce faux profil de fille, il y avait un homme . »
Une autre victime a indiqué aux rapporteures de la délégation avoir connu Axelle , même faux profil Facebook déjà cité, à 19 ans, à un moment où elle était très fragile : « Axelle m'a dit qu'elle travaillait pour une agence de luxe, qu'elle faisait des vidéos. Je lui explique que je suis en difficulté, que je veux reprendre mes études. Elle me propose 2 000 euros la passe pour trois heures : c'est énorme quand on a 19 ans, qu'on est étudiant et qu'on a un loyer à payer. (...) J'avais besoin de cet argent tout de suite. Je devais payer mes factures et mon loyer sinon je perdais mon appartement . ». Par la suite, ce faux profil la met en relation avec le producteur Pascal OP qui lui propose un tournage de scènes pornographiques en lui précisant que ces vidéos ne seront pas diffusées en France.
Une autre victime a indiqué aux rapporteures de la délégation avoir été contactée par la même Axelle sur le réseau social Instagram : « elle se veut très amicale. (...) Elle est escort, elle gagne beaucoup d'argent . » À la fin du premier confinement, Axelle revient vers elle pour lui proposer un tournage pornographique qu'elle accepte en raison de difficultés financières : « Axelle m'avait relancée. Elle me propose de rencontrer quelqu'un dans un hôtel. Le client donne l'argent à l'intermédiaire et une fois qu'il est parti, le rabatteur te donne l'argent. C'était à Strasbourg, je n'avais pas du tout confiance. J'opte pour la vidéo. J'ai six scènes prévues à Paris. Je dis (...) que je veux être payée en espèces . »
Une fois recrutées, toutes les victimes décrivent également les mêmes scènes de violences, verbales, physiques, sexuelles et psychologiques : des pratiques sexuelles imposées, des rapports forcés avec un nombre de partenaires auquel elles n'avaient pas consenti ainsi qu'un chantage sexuel et financier lorsqu'elles demandent, a posteriori , le retrait des vidéos tournées et diffusées.
c) Des violences commises assimilables à des actes de torture et de barbarie
Les témoignages de victimes recueillies par les rapporteures ainsi que les propos de leurs conseils ont confirmé un mode opératoire basé sur des violences sexuelles et une aliénation physique et psychologique des victimes. D'après Maître Lorraine Questiaux, avocate de victimes parties civiles dans ce dossier, ce mode opératoire serait consubstantiel à l'industrie pornographique et témoignerait d'un continuum de violences exercées à l'encontre des femmes prises au piège de cette industrie.
L'aliénation des victimes débute souvent par un premier viol, qualifié de « viol de soumission ». Ainsi que le précisait Maître Lorraine Questiaux aux rapporteures de la délégation : « le mode opératoire est toujours le même : il consiste à violer une première fois pour soumettre les victimes, ensuite elles vont moins opposer de résistance, ce qui rendra plus difficile de définir et qualifier le viol » par la suite.
Au sujet de ce concept de soumission acquise par le viol, une des victimes entendue par les rapporteures a précisé : « le premier viol, avec tous les stratagèmes, a fait de moi un robot qui ne fait qu'obéir à des hommes qui m'ont lobotomisée, a banalisé ces actes. Je ne côtoyais pas du tout le monde de la pornographie avant cela . »
Puis, dans le cadre des tournages de scènes pornographiques, les victimes décrivent toutes des rapports sexuels forcés, des pratiques sexuelles imposées auxquelles elles n'avaient pas consenti, des violences physiques et sexuelles, un quasi processus de « déshumanisation ».
Une victime a ainsi déclaré aux rapporteures de la délégation :
« Personne ne peut subir ce genre de violences. Je le dis avec beaucoup de recul, ce que j'ai vécu, c'est de l'ordre de la torture , je me suis protégée en me mettant en mode robot. »
Les victimes ont décrit des scènes de viol par surprise , avec un nombre important de partenaires auquel elles n'avaient pas consenti et des actes sexuels forcés auxquels elles n'avaient pas non plus consenti tels que des pénétrations anales ou de multiples pénétrations simultanées.
Une victime a expliqué aux rapporteures avoir été séquestrée dans une maison dont elle ne connaissait pas la localisation : « cela s'est passé en très peu de temps. En deux semaines, j'arrive sur Paris. Ils viennent me chercher et là mon esprit sort de mon corps. J'avais besoin d'argent. Je pensais être dans l'Oise mais j'étais en Normandie, en pleine campagne, sans argent. On me fait boire et signer un papier qui est un soi-disant contrat ». Elle relate également avoir subi des violences sexuelles mutilantes à plusieurs reprises, elle évoque le tournage de plusieurs scènes de viol : « on me demande ce que je fais, je dis que je ne fais pas d'anal, pas de double pénétration. La première scène commence (...) pendant cette scène, [on] me tient et une autre personne entre en moi. (...) Cette scène se termine, je vais aux toilettes et je saigne, ce n'était pas dans le scénario. Une deuxième scène commence, à même le sol. Je ne savais pas ce qui allait se passer. À partir du moment où le type enlève son pantalon, ce n'est plus du cinéma, j'ai peur qu'il vienne me prendre par surprise. Dès le lendemain matin, je subis une autre scène. (...) Je ne voulais même pas qu'il y ait trois personnes. La scène se passe, c'est très violent, je n'ai rien à dire . »
Cette victime raconte également avoir dû manger la même nourriture que celle donnée aux chiens du producteur, une carcasse de poulet comme seul repas pendant plusieurs jours. Elle a expliqué aux rapporteures :
« ... dès le début, on a essayé de me déshumaniser, de me traiter comme un objet. Pourtant, je l'ai fait, j'ai mangé la nourriture du chien. Je n'avais plus aucune estime de moi (...) » .
Une autre victime a fait état devant les rapporteures de la délégation de la soumission contrainte et de la manipulation subie : « Je fais ma première scène. J'avais spécifié que je voulais un rapport protégé, pas de sodomie. Au final, on me dit “ fais pas chier, ça va aller vite ”. On ne se rend pas compte que c'est un viol, que c'est de la torture. La manipulation que l'on subit est très importante . (...) On a mal, on est impuissante, on se fait insulter ; le but c'est qu'on obéisse. On est dans une forme de soumission totale . Et on se dit qu'on a accepté d'être là. (...) Puis il y a eu un tournage avec un autre homme, encore un viol, de la sodomie forcée, pourtant cette personne était au courant de tout ce que je refusais. (...) Le lendemain matin, avec un quatrième homme, toujours pas de préservatif, encore un rapport anal forcé. (...) J'ai subi des violences verbales, physiques, psychologiques. Pendant les scènes, je demandais d'arrêter, je voulais arrêter. J'avais dit mon choix d'un seul partenaire . »
Elle conclut en précisant :
« Personne, à part les femmes qui ont vécu des choses similaires, ne sait ce qui se passe réellement sur ces tournages, dans ce milieu . »
d) La quasi-impossibilité pour les victimes de faire retirer les vidéos incriminées
Les victimes ont fait part aux rapporteures de la délégation de leur quasi-impossibilité d'obtenir, par la suite, le retrait des vidéos des scènes tournées. Lorsqu'elles en ont fait la demande auprès du producteur aujourd'hui mis en examen, il leur a notamment été demandé de payer pour supprimer les vidéos mais la somme requise était supérieure à celle gagnée pour les tournages. Une des victimes s'est vue proposer de « devenir son esclave sexuelle à vie » ou « d'exercer dans des bordels à Bruxelles pour une rente à vie ».
Une autre victime a insisté sur la viralité de la diffusion de la vidéo dès sa mise en ligne et sur ses conséquences : « la vidéo est parue sur un site accessible en France. À partir de là, le lynchage a commencé. (...) Je me suis fait lyncher sur Internet. La vidéo était partout, sur les réseaux sociaux, sur Facebook , sur Twitter , sur des sites accessibles depuis la France et l'étranger, cela a fait le tour du monde, jusqu'à New York et Montréal. Je me suis fait harceler en bas de chez moi, j'ai reçu des lettres de menaces . »
4. L'affaire Jacquie et Michel et la mesure du cynisme de ses représentants devant la délégation aux droits des femmes
Dans le cadre d'une autre procédure, distincte de l'affaire French Bukkake , une enquête préliminaire de la police judiciaire de Paris a été ouverte en septembre 2020 concernant des tournages pornographiques diffusés par des sites détenus par le groupe ARES, principalement la marque Jacquie et Michel , après un signalement adressé en juillet 2020 au Parquet de Paris par trois associations féministes : Osez le féminisme ! , Les Effronté-es et le Mouvement du Nid .
Cette enquête a abouti à l'ouverture d'une deuxième information judiciaire, distincte de la procédure visant le site French Bukkake , et à la mise en examen pour complicité de viol et traite des êtres humains en bande organisée, le 17 juin 2022, de Michel Piron , fondateur du site pornographique Jacquie et Michel et PDG du groupe ARES, aux côtés de trois autres personnes - un ancien acteur et deux anciens réalisateurs - ayant également fait l'objet de l'enquête préliminaire et mis en examen pour viols, complicité de viol, proxénétisme et traite des êtres humains en bande organisée . L'un des mis en examen est, par ailleurs, poursuivi pour complicité de viol avec acte de torture et de barbarie .
À ce stade, d'après les informations rendues publiques, sept plaignantes sont constituées au dossier. En outre, les informations révélées par la presse 26 ( * ) font état de méthodes de recrutement et de modes opératoires similaires à ceux décrits précédemment dans le cadre du dossier French Bukkake : pratiques sexuelles non consenties, viols de soumission, violences physiques et psychologiques, chantage financier pour accéder à la demande de retrait des vidéos, etc.
Lors de la rencontre entre les rapporteures de la délégation et des victimes parties civiles au dossier de l'affaire French Bukkake , le 29 mars 2022, Maître Lorraine Questiaux, par ailleurs avocate de certaines plaignantes dans le dossier Jacquie et Michel , avait alors indiqué aux rapporteures : « il y a actuellement une affaire ouverte, au stade de l'enquête préliminaire, contre Jacquie et Michel dans laquelle une quinzaine de femmes plaignantes relatent les mêmes modes opératoires avec des protagonistes différents de l'affaire dite du French Bukkake . Nous sommes impliqués dans les deux dossiers ; il y a des plaintes individuelles, des plaintes disséminées dans différents parquets en France ; l'instruction révèle des actes de torture, de barbarie, de violence extrême, dont les modes opératoires sont les mêmes dans les deux affaires. »
Lors de son audition par la délégation le 20 janvier 2022, Céline Piques, porte-parole de l'association Osez le féminisme ! , déclarait également : « Jacquie et Michel a mis en place un système d'extorsion de fonds. Une fois que la vidéo a été uploadée , 3 000 à 5 000 euros sont demandés aux femmes pour la supprimer. Le retrait n'est pas effectif. Si elle est retirée du site Jacquie et Michel , elle a pu être récupérée entre temps par n'importe quel particulier pour être téléchargée à nouveau sur une autre plateforme, puisque personne ne contrôle le téléchargement des contenus . »
Rétrospectivement, l'audition par la délégation de représentants du groupe ARES, le 11 mai 2022, apparaît particulièrement empreinte de cynisme, non seulement parce qu'ils mettaient alors en avant la mise en place par le groupe d'une « charte éthique et déontologique sur les conditions de tournage » mais aussi parce qu'ils s'abritaient derrière leur statut de simple diffuseur pour se dédouaner de toute responsabilité s'agissant de la production des contenus diffusés.
Ainsi, Vincent Gey, responsable des opérations du groupe ARES détenteur de la marque Jacquie et Michel , déclarait devant la délégation : « il est assez compliqué pour les collaborateurs du groupe de se trouver systématiquement attaqués par des personnes qui usent de tous les raccourcis et amalgames pour nuire à l'ensemble de la profession. Celle-ci ne compte qu'une part infime de personnels inattentifs au bien-être de celles et ceux qui fabriquent les contenus . » De même, il affirmait qu'« il est bon que les personnes qui ont eu ou auraient eu affaire à des producteurs malveillants n'hésitent pas à les dénoncer . Les incidents, voire crimes ou délits potentiels qui ont largement été relayés par les médias, sont vivement condamnés par ARES. Ils nous ont conduits à formaliser les grands principes de ce que nous considérons comme les prérequis d'un tournage . ». Il affirmait également que « le respect de la personne est l'une des valeurs de notre groupe . D'autre part, le bien-être des modèles est gage de qualité des contenus . »
Enfin, il s'émouvait du fait que « le déferlement d'attaques contre notre profession et notre groupe , par le biais de fausses informations énoncées par des associations radicales, voire abolitionnistes, et relayées sans vérification par la presse, pourrait, à terme, mettre en danger les seules entités capables de proposer des contenus adultes réalisés dans un cadre sécurisé et transparent . »
Que penser aujourd'hui de ces déclarations à la lumière des récentes mises en examen, le 17 juin 2022, du PDG du groupe ARES, Michel Piron, et de trois autres hommes, pour viols, complicité de viol, complicité de viol avec acte de torture et de barbarie, proxénétisme et traite des êtres humains en bande organisée, si ce n'est qu'elles n'étaient que pur cynisme ?
Suite à l'audition de représentants du groupe ARES par la délégation le 11 mai 2022, ce dernier a adressé aux rapporteures un courrier daté du 13 mai 2022 qui précise : « à titre liminaire, nous tenons à réaffirmer avec la plus grande fermeté que nous nous plaçons aux côtés des victimes et nous ne tolérons aucun abus d'aucune sorte qui aurait pu avoir été commis par des producteurs indépendants. (...) Il convient de rappeler que le groupe ARES n'a pas été mis en examen et n'a à ce jour toujours pas été entendu alors même qu'il a sollicité son audition. (...) Par ailleurs, nous réaffirmons ici, par écrit, qu'aucune vidéo litigieuse n'a pu être diffusée par notre groupe (...) ».
Dans ce même courrier, le groupe affirme également que « l'enquête judiciaire ouverte en juillet 2020 n'a été révélée que par la presse, en violation du secret de l'instruction, et aucun procès ni aucune audition n'a été constaté à date (sic). Le rôle de diffuseur que nous avons a créé un amalgame et nous avons hâte de pouvoir l'expliquer aux enquêteurs afin de montrer le sérieux de nos entreprises et la volonté féroce que l'industrie pour adultes soit tout aussi respectable et respectée que toute autre industrie ».
Au vu de la mise en examen pour complicité de viol et traite des êtres humains en bande organisée du PDG du groupe ARES intervenue le 17 juin 2022, le groupe n'a manifestement pas convaincu les enquêteurs ni les juges d'instruction du « sérieux de ses entreprises »...
Suite aux propos de Charlotte Galichet, avocate du groupe ARES, qui affirmait également devant la délégation, le 11 mai 2022, qu'« ARES n'est pas producteur de contenus, mais seulement diffuseur », les rapporteures sont en droit de se montrer sceptiques quant à cet axe de défense mis en avant par le groupe au vu des qualifications pénales retenues dans le cadre des mises en examen intervenues en juin 2022, notamment celle de son principal dirigeant, Michel Piron.
5. Des pratiques consubstantielles à l'industrie pornographique ?
La délégation salue le travail mené par les enquêteurs et par les magistrats du parquet et de l'instruction dans le cadre de ces dossiers de violences sexuelles commises dans un contexte de pornographie. Elle souhaite que les informations judiciaires en cours ouvrent la voie à la prise de parole et au dépôt de plainte par d'autres victimes de violences pornographiques .
Au cours d'une table ronde de la délégation, organisée le 9 mars 2022, réunissant des « actrices, réalisatrices et productrices de films pornographiques », interrogées sur le fait de savoir si d'autres personnes de l'industrie pornographique pourraient être incriminées dans le cadre d'affaires similaires, plusieurs ont répondu par l'affirmative.
Ainsi, Nikita Bellucci, actrice et réalisatrice, a précisé devant la délégation : « des enquêtes sont en cours ; j'ai moi-même été auditionnée par la section de recherche voilà deux semaines. (...) D'autres personnes devraient être bientôt inquiétées, oui, et ces personnes n'ont pas pris la mesure de ce qui est reproché à celles qui se trouvent actuellement en détention . »
De même, une autre actrice, Knivy, a indiqué : « oui, en effet, certains vont bientôt devoir rendre des comptes concernant leurs agissements passés. Toutes les personnes concernées n'ont pas encore été mises en examen, mais un travail est en cours . » Elle a également indiqué, évoquant notamment le dossier French Bukkake , « nous dénombrons de très nombreuses victimes . Je suis en contact avec une des commissaires de police qui gère l'affaire “ Pascal OP-Matt Hadix ”. Nous sommes plus d'une soixantaine à avoir subi, à nos débuts ou en cours de carrière, des actes de manipulation divers et variés. J'ai aussi été victime de certains incidents . Ces personnes savent comment nous piéger pour nous faire tourner des scènes qu'on ne désire pas faire ou qui ne figurent dans aucun contrat . »
Les deux informations judiciaires précitées, ouvertes parallèlement, témoignent de méthodes et de modes opératoires similaires n'ayant pour autre objectif que de tirer avantage de la vulnérabilité des victimes.
La délégation ne peut que constater l'ampleur actuelle des violences sexistes et sexuelles commises à l'encontre des femmes dans le milieu pornographique : plus que des « dérives » au sein de l'industrie du porno, les rapporteures estiment que cette industrie a contribué, pour des raisons essentiellement économiques et commerciales, à ériger un véritable système de domination dans lequel les violences envers les femmes sont devenues la norme .
* 24 Pornographie : quatre mises en examen à Paris pour « viol, proxénétisme et traite d'être humain », Le Parisien, 19 octobre 2020 ; « Tu seras moins naïve la prochaine fois » : les dessous sordides de l'enquête sur le roi du porno amateur ; Le Parisien, 16 mars 2021 ; L'enquête tentaculaire qui fait trembler le porno français, Le Monde (16,17, 18 et 20 décembre 2021) .
* 25 Robin D'Angelo, Judy, Lola, Sofia et moi , Éditions Goutte d'Or, 2018.
* 26 Article du Monde le 15 juin 2022 : L'empire du porno Jacquie et Michel dans le viseur de la justice ; Article du Figaro le 22 juin 2022 : J'étais pétrifiée - le récit d'une femme expliquant avoir été violée sur un tournage de Jacquie et Michel .