INTRODUCTION
La France, comme la plupart de ses voisins européens, est soumise depuis plusieurs années à une pression migratoire continue et croissante, ponctuellement renforcée par l'arrivée d'exilés fuyant la guerre en Syrie, la chute de Kaboul ou, plus récemment, la guerre en Ukraine. D'après la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF), près de 200 000 personnes seraient ainsi entrées irrégulièrement dans l'Union européenne en 2021.
Face à ce constat bien connu, la commission des lois a souhaité dresser un bilan de l'efficacité des dispositifs mis en place au cours de ces dernières années pour répondre à ce défi. Elle a constitué, à cette fin, une mission d'information composée d'un représentant de chaque groupe politique 6 ( * ) , et désigné son président, François-Noël Buffet, comme rapporteur.
D'emblée, la mission a souhaité aborder ses travaux en se départant de deux postures antagonistes :
- une première, fataliste, qui tend à considérer la présence sur le sol français d'étrangers en situation irrégulière comme une donnée avec laquelle il conviendrait de composer, voire même à estimer que toute personne qui souhaiterait s'installer en France aurait naturellement vocation à obtenir un titre de séjour. Le rapporteur considère à cet égard que la France, comme tout État souverain, doit pouvoir choisir, dans le respect de ses engagements internationaux et européens, qui elle accueille sur son territoire et qui elle éloigne ;
- à l'opposé, une seconde posture, à la fois illusoire, dangereuse et vaine, qui voit dans la fermeture des frontières et le refoulement systématique des personnes la réponse unique à la pression migratoire qui s'exerce aux frontières de l'Union européenne et sur notre territoire. Non seulement notre pays a, par les valeurs qu'il défend, vocation à accueillir un certain nombre de personnes (c'est notamment le cas des exilés fuyant des persécutions et des violences dans leur pays d'origine), mais il a également besoin, tant pour le fonctionnement de son économie que pour son rayonnement dans le monde, de la présence sur son sol d'un certain nombre d'étrangers, ainsi que l'a encore démontré une récente note du Cercle des économistes 7 ( * ) . Lors de son déplacement dans le Maine-et-Loire, la mission d'information a ainsi été alertée sur les fortes tensions que la baisse tendancielle du chômage crée dans certains secteurs, notamment dans le bâtiment et l'artisanat, et qui nourrissent des demandes de régularisation d'étrangers prêts à exercer des métiers aux conditions souvent difficiles.
La réflexion de la mission, à l'initiative du rapporteur, a donc été guidée par la conviction que, parmi les étrangers qui entrent en France chaque année, de façon régulière ou irrégulière, certains ont vocation à rester en France et à bénéficier pour cela d'un titre de séjour (réfugiés, membres de la famille de citoyens français, travailleurs, etc.) ; les autres doivent, en revanche, être reconduits dans leur pays. Dans l'un comme dans l'autre cas, il est impératif qu'il soit statué sur leur situation le plus rapidement possible : soit, pour les personnes entrant dans la première catégorie, afin de leur permettre de s'engager sans tarder dans un parcours d'intégration ; soit, pour les personnes entrant dans la seconde, pour éviter qu'elles restent sur le territoire français et que se cristallisent des situations rendant la perspective de leur éloignement de plus en plus faible à mesure que le temps s'écoule.
À l'aune de cette problématique, la mission d'information s'est donc attachée à examiner si les moyens humains, juridiques et opérationnels dont notre pays s'est doté lui permettaient de répondre de façon effective et efficace à cette ambition.
À cet égard, si des moyens ont incontestablement été dégagés au cours des années récentes pour permettre aux différents opérateurs de l'État de mieux faire face à l'augmentation continue des demandes dont ils étaient saisis, le constat fait de façon unanime par l'ensemble des personnes entendues par la mission d'information est celui d'un droit des étrangers devenu illisible et incompréhensible sous l'effet de l'empilement de réformes successives , élaborées sans cohérence ni vision d'ensemble (le code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile a ainsi fait l'objet de plus de 130 modifications depuis son entrée en vigueur en 2005, dont une quarantaine portant sur sa partie législative). Il en résulte une complexité juridique qui ne nuit pas uniquement à l'exercice de leurs droits par les étrangers, mais qui est également une source de difficultés quotidiennes pour les agents de l'État chargés de le faire appliquer (personnels des préfectures, agents de la police aux frontières, magistrats et personnels de greffe des juridictions administratives, etc.), tout autant qu'elle est devenue un véritable « fonds de commerce » pour certains cabinets d'avocats ou de juristes qui n'hésitent pas à en exploiter les failles à des fins lucratives.
Tout au long de ses travaux, la mission d'information a pu ainsi prendre la mesure du profond désarroi auquel sont confrontés nos agents publics, de leur épuisement et du sentiment d'une perte de sens de leur métier - certaines des personnes entendues allant même jusqu'à comparer leur quotidien à celui des Shadoks, notamment lorsqu'un étranger, éloigné du territoire national au terme d'une procédure lourde et longue de plusieurs semaines, y revient quelques jours à peine après son départ...
Si la mission d'information souhaite saluer et rendre hommage aux fonctionnaires et agents en charge de ce service public, qui, confrontés à des situations humaines souvent difficiles, exercent leurs fonctions avec beaucoup de professionnalisme, elle alerte également sur la nécessité d'une simplification drastique du droit et d'une remise à plat des procédures - seules à même, au-delà d'un renforcement des moyens humains des services en tensions, de rendre son sens et son efficacité à la politique que l'État entend mener en matière d'immigration .
La mission d'information, qui n'ignore pas que la solution à certaines de ces difficultés nécessite une réponse au niveau communautaire, s'est ainsi attachée à passer en revue ces procédures dans un ordre chrono-thématique, en commençant par les conditions d'accès aux guichets des préfectures et l'instruction des titres de séjour, pour se pencher ensuite sur le contentieux que génère l'activité de l'administration et certaines difficultés relatives à l'examen des demandes d'asile, et terminer enfin par l'exécution des décisions d'éloignement et le retour dans leur pays des étrangers non admis à séjourner en France.
Compte tenu de l'ampleur de ce travail, elle a volontairement restreint ses observations aux points les plus saillants identifiés au cours de ses travaux, sans prétendre à l'exhaustivité quant à l'ensemble des procédures applicables aux étrangers présents en France ou souhaitant y entrer. Afin de ne pas encourir le reproche de l'éparpillement, le présent rapport n'aborde notamment pas les problématiques relatives à l'intégration des étrangers en France, « parent pauvre » de notre politique migratoire et qui mériterait qu'on lui consacre un rapport dédié 8 ( * ) , de même qu'il n'aborde pas la situation particulière de nos territoires d'outre-mer, notamment la Guyane et Mayotte, confrontés à des défis spécifiques majeurs dont plusieurs rapports récents de la commission ont rendu compte 9 ( * ) .
En outre, et bien que le sujet de l'accueil sur le sol français de dizaines de milliers d'Ukrainiens fuyant l'offensive russe ait naturellement été évoqué au cours de la plupart des auditions, la mission a fait le choix de ne pas l'aborder dans le cadre du présent rapport, tant il lui a paru délicat de tirer des enseignements de cet évènement très récent, au regard de son caractère inédit et massif et de la réponse originale qui lui a, à ce jour, été apportée 10 ( * ) .
Pour mener à bien ces travaux, la mission d'information a procédé à l'audition d'une quarantaine de personnes, complétée de trois déplacements : à Varsovie, où elle a notamment pu s'entretenir avec les représentants de l'agence Frontex, à la préfecture du Maine-et-Loire, qui mène actuellement une expérimentation en matière d'instruction de titres de séjour, ainsi qu'au tribunal administratif de Montreuil.
Elle a également appuyé sa réflexion, outre les travaux d'évaluation réguliers menés par la commission des lois dans le cadre de l'examen des projets de lois de finances 11 ( * ) , sur plusieurs rapports récents, notamment le rapport du Conseil d'État de mars 2020 intitulé « 20 propositions pour simplifier le contentieux des étrangers dans l'intérêt de tous » 12 ( * ) , un rapport de la Cour des comptes de mai 2020 consacré à l'entrée, au séjour et au premier accueil des personnes étrangères 13 ( * ) , et, plus récemment, le rapport de mai 2021 des députés Jean-Noël Barrot et Stella Dupont consacré à la mission « immigration, asile et intégration » du projet de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2020 14 ( * ) , qui évoque notamment les difficultés d'accès aux guichets et la mise en oeuvre de la dématérialisation des demandes de titres de séjour.
Au terme de ses travaux, la mission d'information formule 32 recommandations destinées à rendre son sens, sa cohérence et sa lisibilité à la politique publique de l'immigration.
* 6 La mission d'information est composée d'André Reichardt, de Jean-Yves Leconte, de Nathalie Goulet, de Thani Mohamed Soilihi, d'Éliane Assassi, de Maryse Carrère, de Dany Wattebled et de Guy Benarroche
* 7 https://lecercledeseconomistes.fr/quelle-politique-dimmigration-pour-la-france/ , 21 avril 2022.
* 8 Voir à ce sujet le rapport du député Aurélien Taché, chargé d'une mission sur ce sujet par le Gouvernement au début du précédent quinquennat : https://www.vie-publique.fr/sites/default/files/rapport/pdf/184000099.pdf
* 9 Voir notamment le rapport de François-Noël Buffet, Stéphane Le Rudulier, Alain Marc et Thani Mohamed Soilihi, déposé en octobre 2021, consacré à l'insécurité à Mayotte : https://www.senat.fr/rap/r21-114/r21-114.html et le rapport de Philippe Bas, Mathieu Darnaud, Jean-Luc Fichet, Sophie Joissains et Thani Mohamed Soilihi, « Pour une grande loi Guyane : 52 propositions » déposé en février2020 : http://www.senat.fr/rap/r19-337/r19-337.html
* 10 Pour mémoire, par une décision du 4 mars 2022 adoptée à l'unanimité, le Conseil de l'Union européenne a décidé de mettre en oeuvre, pour la première fois, la directive du 20 juillet 2001 relative à la protection temporaire.
* 11 En particulier : Commission des lois, Avis, Lois de finances pour 2020 2022 : Asile, immigration et intégration, François-Noël Buffet (2020) ; Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère (2022).
* 12 https://www.conseil-etat.fr/actualites/simplifier-le-contentieux-des-etrangers-dans-l-interet-de-tous
* 13 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/lentree-le-sejour-et-le-premier-accueil-des-personnes-etrangeres
* 14 https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b4524-tiii-a27_rapport-fond#