B. DES DÉLAIS QUI NE PRENNENT TOUTEFOIS PAS EN COMPTE L'ÉCHEC DES TRANSFERTS AU TITRE DU RÈGLEMENT « DUBLIN »

1. Un allongement de la durée des procédures qui concerne plus d'un tiers des demandeurs d'asile

Les chiffres précités, qui concernent uniquement l'instruction des demandes d'asile en France une fois celles-ci enregistrées en préfecture et déposées à l'OFPRA, ne rendent toutefois pas pleinement compte de la réalité du parcours d'un demandeur d'asile en France.

En effet, en amont de l'enregistrement de leur demande d'asile, un grand nombre de demandeurs sont au préalable visés par une procédure de transfert en application du règlement du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, plus communément appelé « règlement Dublin III ».

Pour mémoire, afin de prévenir le dépôt de demandes d'asile successives dans plusieurs États européens, ce règlement pose pour principe qu'un seul État membre a la responsabilité d'examiner la demande d'asile d'un ressortissant d'un pays tiers. Des critères permettent d'identifier l'État responsable (existence de liens familiaux ou légaux avec l'État membre, etc.), mais, pour l'essentiel, c'est sur l'État membre dit « de première entrée » que repose en général cette responsabilité . Ainsi, lorsqu'il ressort de la consultation de la base « Eurodac » 111 ( * ) qu'un demandeur d'asile est entré dans l'Union européenne par un autre État membre que la France (ce qui est fréquemment le cas), et que sa demande ne relève pas de la responsabilité de la France (par exemple parce qu'aucun membre de sa famille proche, également demandeur d'asile, ne se trouve déjà sur le territoire français), il appartient aux autorités françaises de procéder à son transfert vers l'État membre responsable , dans un délai de six mois , délai qui peut être porté à un an, voire à dix-huit mois en cas de fuite de l'étranger 112 ( * ) . Passés ces délais, en revanche, la France redevient automatiquement responsable de l'examen de la demande d'asile de l'intéressé.

A l'heure actuelle, près d'un tiers des demandeurs d'asile sont placés en « procédure Dublin » au terme de leur passage en préfecture (ce qui a représenté près de 45 000 personnes en 2019).

Source : Ministère de l'intérieur

Pendant toute la durée de la procédure, et jusqu'à leur éventuel transfert, ces personnes, si elles peuvent percevoir les conditions matérielles d'accueil, ne sont en revanche pas prises en compte dans le calcul des délais d'examen des demandes d'asile, ainsi que l'a confirmé lors de son audition Julien Boucher, directeur général de l'OFPRA.

Au vu du taux particulièrement élevé d'échec de ces procédures (voir infra ), la mission estime qu'il serait pertinent de disposer d'un indicateur permettant de rendre compte, pour l'ensemble des demandeurs d'asile relevant de la responsabilité de la France, de la durée totale de la procédure, en incluant, le cas échéant, le délai pendant lequel ils ont été placés sous procédure Dublin 113 ( * ) . Un tel indicateur permettrait en effet de rendre compte plus fidèlement de la réalité du parcours administratif d'une part importante des demandeurs d'asile en France et, lorsque cela est possible, de prendre les mesures de correction appropriées.

Recommandation n° 21 : Établir un indicateur permettant de rendre compte de la durée réelle totale d'examen des demandes d'asile par la France, en intégrant, lorsqu'il y a lieu, le délai pendant lequel les demandeurs ont été placés sous procédure Dublin avant de voir leur demande prise en charge par la France.

2. Un taux d'échec particulièrement élevé aux causes multiples

En effet, comparé au nombre élevé d'étrangers placés sous procédure Dublin, le nombre de transferts effectivement réalisés chaque année atteint un niveau ridiculement faible : si l'on excepte l'année 2019, au cours de laquelle 5 255 transferts ont été exécutés, moins de 3 000 demandeurs d'asile sont effectivement transférés chaque année vers l'État membre responsable de l'examen de leur demande d'asile .

Volume annuel de « réadmissions Dublin » (2017-2021)

2017

2018

2019

2020

2021

2 495

3 488

5 255

2 607

3 032

Source : DCPAF

Les causes de cet échec sont multiples :

- certaines sont imputables à l'État identifié comme responsable, qui peut refuser la réadmission de l'intéressé pour des motifs divers, liés en particulier à sa capacité à les reprendre en charge ou, depuis 2020, aux contraintes liées à la crise sanitaire. Ainsi, depuis le début de cette dernière, l'Italie refuse les réadmissions Dublin par vols groupés, tandis que, jusqu'au déclenchement de la guerre en Ukraine, la Roumanie n'acceptait que dix transferts par jour pour l'ensemble des États membres de l'Union européenne. Depuis le déclenchement de l'offensive russe en Ukraine, la Pologne, la Roumanie, la République tchèque et la Slovaquie ont totalement suspendu les reprises en charge au titre du règlement Dublin. Au total, au cours de l'année 2020, sur 98 674 requêtes Dublin formulées au sein de l'Union européenne, seules 54 352 ont donné lieu à un accord, soit un taux d'accord global d'environ 55 % . S'agissant plus spécifiquement des requêtes formulées par la France, la situation est un peu plus favorable puisque, si l'on s'en tient aux données antérieures aux crises sanitaire et ukrainienne, ce taux d'accord était de 70 % en 2018 et de 67 % en 2019, ce qui demeure néanmoins insatisfaisant ;

- en outre, une fois la réadmission acceptée par l'État responsable, l'exécution de la décision est loin d'être acquise. Aux causes identiques à celles rencontrées en matière d'éloignement vers les pays tiers (capacité d'accueil des CRA, refus de tests PCR, etc. - voir infra ) s'ajoutent l'introduction de recours contre la décision de transfert (près de 14 000 affaires ont été enregistrées en 2019 devant les tribunaux administratifs, soit près de 15 % du contentieux étrangers de premier ressort ) ou diverses manoeuvres destinées à obtenir le dépassement du délai de transfert au terme duquel la France est tenue de prendre en charge l'intéressé (voir supra ).

Au total, seule une infime partie des requêtes formulées par la France donne lieu à une exécution effective - l'essentiel des demandes d'asile sous procédure Dublin étant in fine requalifiées en procédures nationales.

Statistiques sur le devenir des demandeurs d'asile
enregistrés sous « procédure Dublin »

2017

2018

2019

2020*

2021**

Demandeurs d'asile enregistrés sous « procédure Dublin »

37 067

42 155

44 623

25 085

13 113

Accords de prise et reprise en charge

29 113

29 390

30 267

18 292

9 701

Transferts réalisés

2 633

3 532

5 674

3 189

1 569

* Premier semestre

**Les chiffres pour l'année 2020 témoignent du fort impact de la pandémie de Covid-19 depuis le printemps 2020 sur les mouvements secondaires entre les États et, par ailleurs, sur le nombre de transferts réalisés, en baisse sensible par rapport à 2019

Source : Ministère de l'intérieur

Comme l'indique, dans une formule toute en litote, la préfecture de police de Paris, « la mise en oeuvre des procédures Dublin suppose pour l'essentiel une certaine coopération du demandeur d'asile », tandis que les représentants de la préfecture de Maine-et-Loire qu'ont rencontrés les membres de la mission d'information ont décrit un véritable « chemin de croix » pour les services de l'État chargés de faire exécuter ces transferts, en particulier lorsque l'étranger, récemment transféré dans un autre État membre, est de retour dans le département quelques jours plus tard...

Pour remédier à cette situation très insatisfaisante, peu de mesures paraissent pouvoir être mises en oeuvre au seul niveau national . Tout au plus pourrait-il être envisagé, si la situation sanitaire perdure, d'élargir aux transferts Dublin le champ du délit de refus de tests PCR qui, en l'état du droit, n'est applicable qu'aux interdictions administratives de territoire français, aux OQTF et aux décisions d'expulsion 114 ( * ) (voir infra ).

Néanmoins, comme le relève le Conseil d'État dans son rapport précité consacré à la simplification du contentieux des étrangers, « les efforts considérables consentis pour la mise en oeuvre du règlement « Dublin III » produisent des résultats trop faibles pour ne pas remettre en question l'équilibre du règlement lui-même » 115 ( * ) .

Le fonctionnement pathologique du règlement Dublin met ainsi en évidence la nécessité de revoir rapidement et en profondeur les équilibres du régime d'asile européen commun.


* 111 Pour mémoire, Eurodac est une base de données biométriques comprenant les empreintes digitales des demandeurs d'asile et des ressortissants de pays non membres de l'UE ou de l'Espace économique européen (EEE), que chaque État membre est tenu de relever (s'agissant des personnes âgées de 14 ans et plus) lors du franchissement illégal par l'une de ces personnes d'une frontière. Lorsqu'un demandeur d'asile ou ressortissant d'un pays non membre de l'UE ou de l'EEE se trouve en situation illégale sur le territoire d'un pays de l'UE, celui-ci peut alors consulter Eurodac pour déterminer si la personne concernée a déjà déposé une demande d'asile dans un autre pays de l'UE ou a déjà été interpellée en tentant d'entrer illégalement sur le territoire européen.

* 112 Les conditions dans lesquelles un étranger peut être déclaré en fuite sont précisées à l'article L. 751-10 du CESEDA (refus d'exécution d'une précédente mesure, non présentation aux convocations de l'autorité administrative, etc.).

* 113 Suivant ainsi une idée comparable à celle formulée par les députés Jean-Noël Barrot et Stella Dupont dans leur rapport précité, tendant à ce que soit mis en place un indicateur permettant de rendre compte du délai de traitement complet des demandes de titres de séjour, c'est-à-dire du délai incluant l'attente entre le premier contact avec une préfecture et la décision définitive de l'autorité administrative. Voir à ce sujet le rapport spécial, faite par M. Jean-Noël Barrot et Mme Stella Dupont, au nom de la commission des finances de l'Assemblée nationale, sur le projet de règlement du budget et d'approbation des comptes de l'année 2020 : https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b4195-a28_rapport-fond.pdf , page 42

* 114 Article L. 824-9 du CESESDA, les « transferts Dublin » étant quant à eux régis par l'article L. 824-10 de ce code.

* 115 Rapport précité, page 54.

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