LES CABINETS DE CONSEIL ET LA DITP AU CHEVET DE L'OFPRA
Le 2 juillet 2021, le directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) 484 ( * ) sollicite l'appui de la DITP pour aider l'organisme à faire face à trois défis : la forte réduction des « stocks » de demandes d'asile (qui impose une adaptation de l'activité), la dématérialisation (qui suppose d'adapter les modalités de travail) et une consolidation du collectif de travail (dans un contexte de rotation importante des agents 485 ( * ) et où les effectifs de l'Ofpra ont augmenté de 25 % ces dernières années).
Cette lettre de saisine fait également référence à l'objectif, « conformément au plan d'action gouvernemental visant à garantir le droit d'asile et à mieux maîtriser les flux migratoires adopté en 2017, de parvenir à statuer sur les demandes d'asile dans un délai moyen de deux mois » 486 ( * ) - mais sans le relier directement à la saisine de la DITP.
La saisine fait suite à un diagnostic préliminaire mené par la DITP au printemps 2021, qui a déjà dessiné les contours de cet accompagnement, mais en mettant l'accent sur la réduction des délais de traitement des demandes d'asile : « un ensemble de leviers permettra d'absorber l'augmentation de flux de demandes futures et de garantir une instruction en deux mois » 487 ( * ) (contre huit mois aujourd'hui).
Dès 2017, le cabinet Wavestone avait présenté des solutions techniques pour réduire ce délai, en proposant par exemple des outils d'automatisation : « analyse des dossiers par un logiciel pré-entrainé (« text mining ») : reconnaissance de mots clés dans le récit, repérage des doublons... » 488 ( * )
Dès le départ, cette mission est marquée par l'ambiguïté entre les objectifs qualitatifs définis par le directeur général de l'Ofpra dans la lettre de saisine et les objectifs quantitatifs mis en avant par la DITP. Cette ambiguïté est confirmée par des agents de l'office, dont la commission d'enquête a recueilli le témoignage.
Témoignages d'agents de l'Ofpra : quels objectifs pour la mission des consultants 489 ( * ) ?
Premier témoignage :
« Dans l'esprit du directeur général, l'idée est d'employer les services de la DITP pour améliorer la programmation 490 ( * ) de l'Ofpra et par voie de conséquence améliorer les délais d'instruction, ainsi que d'améliorer la cohésion dans une administration qui s'agrandit et qui fait face depuis deux ans à une crise sanitaire sans précédent.
Sauf que dès le départ, la « DITP » 491 ( * ) s'est présentée à nous avec pour objectif principal de "réduire les délais d'instruction à l'Ofpra", ce qui ne semble pas être l'objectif majeur du DG... »
Second témoignage :
« Je trouve que rien n'est clair dans les intentions de cette mission DITP .
On nous dit que c'est pour réduire les délais, en fait non, pour améliorer notre programmation, en fait pas que, mais aussi pour impulser une dynamique de groupe ... Du coup on s'y perd et j'ai l'impression que de cette façon ça n'amènera encore plus à rien. Si dès le départ l'intention avait été de faire un audit de l'Ofpra et de notre fonctionnement, on aurait su où on allait.
Là, on est censés attendre de gens travaillant dans le privé, qui ne comprennent toujours pas ce qu'est le service public ni ce qu'on fait à l'Ofpra, qu'ils trouvent à notre place des solutions pour travailler plus efficacement - comme si on ne s'était jamais posé la question avant ... »
La mission proprement dite commence au mois de septembre 2021. La DITP sollicite plusieurs consultants de Wavestone , déjà intervenu en 2017, ainsi qu'une consultante d' Accenture puis une consultante de Think Yellow .
À ce jour, cette prestation a fait l'objet de trois commandes successives 492 ( * ) , pour un montant total de 485 817,60 euros .
Synthétisée ci-après, la première phase, qui dure environ un mois, est consacrée au diagnostic.
Source : support présenté au premier comité de projet, le 23 septembre 2021
Pour le volet consacré à l'analyse d'informations, l'équipe DITP/consultants se fait communiquer toutes les données relatives au traitement des demandes d'asile, ventilées par secteur géographique . Elles sont retraitées par un data analyst de Wavestone , afin de nourrir une analyse statistique détaillée du flux et du stock de demandes d'asile, ainsi que des délais de traitement 493 ( * ) .
La DITP a également obtenu « en off » et transmis aux consultants du projet le contrat d'objectifs et de performance (COP) de l'Ofpra 494 ( * ) .
Outre le travail purement statistique, de nombreux entretiens et « immersions » sont menés auprès des équipes de l'Ofpra , donnant lieu à des comptes rendus et restitutions très détaillés.
Toutefois l'un des agents de la DITP recentre fréquemment les travaux sur ce qu'il estime être le coeur de la mission : « beaucoup trop d'analyses qui floutent les messages clés et qui ne répondent pas aux deux problèmes posés : répond-nous [sic] aux objectifs gouvernementaux ? comment se projeter sur un fonctionnement optimisé ? » 495 ( * )
Cette première phase fait l'objet d'une restitution au directeur général de l'Ofpra le 21 octobre 2021, dont le support est un document PowerPoint très dense de 38 pages.
Il synthétise les éléments statistiques obtenus, présente des projections pour l'année 2022 et identifie les leviers de réduction des délais d'instruction des demandes d'asile, dans une approche très quantitative.
La deuxième phase de la mission des consultants et de la DITP, véritablement lancée au mois de janvier 2022, consiste à faire émerger des solutions de la réflexion auprès des agents de l'Ofpra eux-mêmes , au sein de quatre « sections pilotes » et quatre « chantiers transverses ».
Parmi ces chantiers transverses, trois correspondent aux étapes de traitement des demandes d'asile (programmation, instruction et validation) et un est relatif au pilotage de la performance.
Source : document présenté lors d'une réunion du comité projet le 13 janvier 2022
La méthode est ainsi présentée par le cabinet Wavestone 496 ( * ) : « Les travaux menés en atelier consistent, à animer ce collectif d'agents afin de leur permettre de décrire finement le processus existant, de leur faire exprimer les « irritants » [voir encadré] qu'ils rencontrent, de les aider à rechercher les causes racines qui génèrent un allongement des délais de traitement et d'identifier eux-mêmes les solutions pour y remédier. Les agents expérimentent en sortie d'atelier ces solutions dans le cadre de leur activité et mesurent les effets produits dans une démarche d'amélioration continue. »
Cette organisation complexe conduit à multiplier les réunions, animées par l'équipe mixte DITP-consultants . C'est à ce moment que les contacts, jusqu'alors relativement ponctuels, deviennent réguliers entre l'équipe et les agents de l'Ofpra (principalement les officiers de protection ou OP) et que la mission entre dans une phase active (et complexe) de recherche de solutions.
Typique du consulting, la méthode de l'équipe DITP-consultants, et notamment le recours aux post-it et au « management visuel », est loin de faire consensus au sein de l'Ofpra .
Un style « consultant » mal perçu par les agents
Un agent de l'Ofpra décrit ainsi l'un des ateliers animés par la DITP et les consultants : « dans un premier temps, les personnes concernées ont dû décrire l'ensemble des tâches réalisées lors du processus de validation et les imager sur une grande fresque garnie de post-it. Nous avons ensuite échangé sur les principales difficultés rencontrées [...]. La DITP a alors proposé une mesure de ces "irritants", sous la forme d'un tableau à cocher pour une centaine de dossiers du quotidien, ce dans le but de dégager une "tendance" (je cite le terme employé). » Ce participant juge l'atelier « pas inintéressant » , tout en notant : « j'ai l'impression que nous sommes régulièrement infantilisés » .
Le thème de l' infantilisation revient dans la description d'un autre agent, plus sévère sur la méthode : « les agents de la "DITP" tiennent absolument à ce que nous améliorons la dynamique d'équipe, et pour ce faire ils tiennent absolument à ce que nous mettions en place deux idées révolutionnaires : faire une réunion de section hebdomadaire de trente minutes [...] et utiliser un outil dit "management visuel" consistant en une très grande feuille de papier accrochée sur les murs de l'étage, avec des items tout à fait infantilisants type "météo RH", "horoscope des OP", "boîte à questions" que nous sommes invités à alimenter nous même avec des post-it . »
Cette méthode est aussi jugée peu compréhensible, comme le note un membre de la DITP dans le commentaire d'un support de présentation : « l'équipe Ofpra nous a largement demandé hier de travailler sur la lisibilité de la méthode “on ne comprend rien” , “on ne sait pas où on en est puisque rien n'est lisible”, “on ne nous a jamais expliqué” 497 ( * ) .
Dans sa contribution écrite à la commission d'enquête, le cabinet Wavestone a défendu son approche : « cette démarche et ces techniques de travail en groupe s'écartent dans la forme et le fond des pratiques professionnelles et de la culture de l'Ofpra. Elles sont reçues avec intérêt et engagement par la majorité des agents et des sections pilotes aux côtés desquelles la DITP et nos consultants interviennent. »
Certains des consultants sont pourtant sensibles à l'impression défavorable qu'ils peuvent donner : ainsi l'un d'entre eux décline de participer à une réunion au motif que « pour éviter le climat " conseil de classe ", il ne faut pas être aussi nombreux » que les agents de l'Ofpra 498 ( * ) .
Le langage utilisé est un autre point d'achoppement : « le vocabulaire de la start-up nation me semble peu approprié à notre mission de service public » , note l'un des agents de l'Ofpra. Un consultant écrit de son côté : « j'ai délibérément choisi de ne pas parler d' irritant, car le terme fait trop « consultant » 499 ( * ) . Pourtant, le terme « d'irritant » est très abondamment employé dans les supports de présentation et les agents eux-mêmes le notent entre guillemets (voir ci-dessus).
Enfin, l'équipe DITP/consultants craint d'afficher des méthodes se rattachant trop visiblement au lean management , typique du consulting .
En commentant un support de présentation, un membre de la DITP écrit ainsi : « on dit "analyse de la chaîne de valeur" » plutôt que VSM 500 ( * ) ( on évite tout ce qui peut être trouvé facilement sur Google avec un lien direct au LEAN ) » 501 ( * ) .
Ce sont ces réunions qui cristallisent les tensions , dont se font écho les témoignages des officiers de protection comme les échanges au sein de l'équipe DITP/consultants.
Une responsable de l'Ofpra s'agace ainsi de la multiplication des réunions 502 ( * ) imposées à son équipe , tandis qu'un officier de protection témoigne : « total heures par mois de réunion : 10 heures - sur le papier évidemment, car ça ne finit jamais à l'heure prévue . À noter qu'ils ont tenté de nous rajouter pléthore de réunions et que notre chef de division a dû intervenir pour leur rappeler que nous avions un métier ».
Un autre agent de l'Ofpra écrit que ces réunions permettent « au moins de parler de nos difficultés et à titre personnel, j'ai pu en apprendre davantage sur le travail effectué par mes collègues. Ceci dit, je pense que c'est une démarche que nous aurions pu réaliser par nous-mêmes plutôt que de faire appel à des personnes extérieures qui ne cherchent pas à comprendre notre travail » 503 ( * ) .
Si plusieurs consultants semblent prendre conscience des réticences croissantes des agents de l'Ofpra 504 ( * ) , un membre de la DITP maintient le cap : « on respecte déjà les contraintes qu'ils nous imposent, on ne va pas s'excuser d'être là à chaque réunion avec eux . » 505 ( * )
Un officier de protection fait enfin état d'une réunion ayant pris un tour particulièrement conflictuel : « à la dernière réunion, les agentes de la DITP se sont particulièrement énervées quand nous avons exprimé une fois de plus notre refus, en finissant par nous dire que nous n'avions "pas le choix", car "c'est comme ça", c'est la méthode qu'ils ont créée dans leur cabinet et c'est la méthode qu'ils entendent mettre en place à l'Ofpra » . Il souligne également : « ces agentes se sont montrées particulièrement méprisantes envers les agents de l'Office. L'une d'entre elles a explicitement dit que le coeur de notre métier "n'était pas son sujet, que ça ne l'intéressait pas" . » 506 ( * )
Dans sa réponse complémentaire à la commission d'enquête, le cabinet Wavestone a reconnu ces tensions, tout en minimisant leur portée : « pour certains des agents avec lesquels ce projet est conduit, l'engagement est moindre et il peut exister des postures en opposition au projet. Une telle situation est très fréquemment rencontrée dans des projets de transformation. Il convient bien sûr de prendre en compte ces réactions et d'y apporter les meilleures réponses possibles. Un plan d'action a donc été mis en place avec la direction générale de l'Ofpra dans cet esprit. »
Wavestone indique également que « le projet a déjà produit de premiers résultats : une réduction du délai moyen d'instruction [des demandes d'asile] de 12 % a ainsi été constatée sur le périmètre de l'expérimentation ».
Le directeur général de l'Ofpra s'est montré plus prudent : « il est trop tôt pour dresser un bilan. La phase de diagnostic est achevée ; nous cherchons maintenant des solutions ». Il a également assuré que les solutions proposées feront « l'objet de concertations, en cherchant toujours à préserver à la fois la qualité de vie au travail et la qualité des décisions rendues » 507 ( * ) .
Ces incidents ne doivent pas occulter le travail approfondi de recherche et d'identification des problèmes mené par l'équipe DITP/consultants, en particulier les entretiens et immersions au sein des services .
Ils témoignent cependant du fossé qui a pu se creuser entre les agents de l'Ofpra et les consultants de la DITP et des cabinets de conseil , qui appliquent des méthodes quantitatives et des techniques de management standardisées, parfois peu appréciées. Un tel fossé ne peut qu'être contre-productif par rapport à l'objectif de transformation poursuivi.
* 484 Dans un souci de transparence, la rapporteure précise qu'elle siège au conseil d'administration de l'Ofpra, en sa qualité de parlementaire et sur désignation du Président du Sénat.
* 485 Source : lettre du directeur général de l'Ofpra au délégué interministériel à la transformation publique, communiquée à la commission d'enquête.
* 486 Le plan gouvernemental de 2017 fait en réalité référence à un délai de 6 mois pour l'ensemble de la procédure de demande d'asile (en incluant un recours éventuel devant la Cour nationale du droit d'asile, CNDA) : https://www.gouvernement.fr/conseil-des-ministres/2017-07-12/plan-d-action-pour-garantir-le-droit-d-asile-et-mieux-maitri
* 487 Source : livrable daté du 11 mai 2021, intitulé « Accompagnement DITP », transmis à la commission d'enquête.
* 488 Source : livrable Wavestone daté du 28 septembre 2017, intitulé « Optimisation des délais de procédure de demande d'asile ».
* 489 Source : témoignages recueillis par la CGT Ofpra et transmis à la commission d'enquête le 10 février 2022.
* 490 Il s'agit en l'occurrence de la programmation des entretiens avec les demandeurs d'asile, qui se tient à l'Ofrpa.
* 491 Des agents de l'Ofpra ont noté que, dans les réunions, les consultants externes (Wavestone et Think Yellow) ne s'identifiaient pas toujours en tant que tels au sein de l'équipe qui pilote le projet, conduite par la DITP. D'où ces guillemets utilisés par l'auteur du témoignage, qui soulignent que la qualité des consultants n'a parfois pas été précisée, au profit du « label »administratif de la DITP.
* 492 Les trois commandes sont datées des 1 er octobre, 7 décembre et 21 décembre 2021.
* 493 Source : échanges de courriels entre les équipes de la DITP et de Wavestone, transmis par la DITP.
* 494 « J'ai récupéré le COP (contrat d'objectifs et de performance) de l'Ofpra en off via la [direction générale des étrangers en France, DGEF]. Ce document reprend notamment les cibles de délais par types de procédures et les objectifs globaux. [...] La DGEF est prête à revoir les éléments avant la signature par le ministre mi/ fin janvier, dans le cas où nous aurions besoin de cranter des ambitions plus importantes » (source : courriel daté du 16 décembre 2021, envoyé par l'un des membres de l'équipe DITP à plusieurs consultants).
* 495 Courriel daté du 15 octobre 2021, envoyé par l'un des membres de l'équipe DITP au reste de l'équipe.
* 496 Source : document transmis par le cabinet Wavestone à la commission d'enquête, en date du 14 février 2022.
* 497 Source : courriel daté du 27 janvier, envoyé par un membre de la DITP au reste de l'équipe.
* 498 Source : courriel daté du 25 janvier, envoyé par l'un des consultants au reste de l'équipe.
* 499 Source : courriel daté du 27 janvier, envoyé par l'un des consultants au reste de l'équipe.
* 500 La VSM, pour value stream mapping , est un outil du lean management.
* 501 Source : courriel daté du 27 janvier, envoyé par un membre de la DITP au reste de l'équipe.
* 502 Source : courriel daté du 21 janvier, envoyé à plusieurs consultants avec l'équipe Ofpra en copie : « Je découvre 5 messages de votre part envoyés hier soir concernant notre futur planning de réunions et j'avoue que je suis quelque peu étonnée. Tout d'abord nous étions convenus de 2 réunions en janvier déjà calées, 2 réunions en février et 1 en mars [...] et je découvre que vous nous conviez à 2 réunions en mars + 1 en avril . »
* 503 Témoignages recueillis par la CGT Ofpra et transmis à la commission d'enquête le 10 février 2022.
* 504 L'un d'entre eux note ainsi : « Vu le contexte un peu tendu, nous marchons tous sur des oeufs en ce moment avec l'Ofpra afin de ne pas mettre en risque le bon aboutissement de la mission » (source : courriel daté du 21 janvier, adressé par un consultant à un membre de la DITP).
* 505 Source : courriel daté du 27 janvier, envoyé par un membre de la DITP au reste de l'équipe.
* 506 Témoignage recueilli par la CGT Ofpra et transmis à la commission d'enquête le 10 février 2022.
* 507 Audition devant la commission des lois du Sénat du 23 février 2022.