B. DES PROBLÈMATIQUES PROPRES AU CYBERHARCÈLEMENT QUI SONT DIFFICILES À RÉSOUDRE
1. La « course » incessante aux innovations techniques et aux nouveaux réseaux
a) Des réseaux sociaux devenus incontournables et prescriptifs
La fin des années 2000 a marqué un tournant en matière d'utilisation du numérique et de confrontation à la cyberviolence et au cyberharcèlement. En 2007 est lancé l'iPhone , précurseur des smartphones grand public permettant progressivement au plus grand nombre de disposer d'un outil connecté nomade et personnel , tandis qu'en 2008, Facebook dépasse la barre symbolique des 100 millions d'utilisateurs. À partir de ces dates, on constate une flambée de l'utilisation des réseaux sociaux , dont le nombre augmente, proposant à chaque fois de nouvelles modalités d'utilisation : Instagram est créé en 2010, Snapchat en 2011, TikTok en 2016.
La pratique des réseaux sociaux, leurs usages et même la nature des réseaux fréquentés varient en fonction de l'âge des utilisateurs. Facebook est aujourd'hui moins utilisé par les jeunes qui lui préfèrent Snapchat ou Instagram, tandis que l'usage de TikTok augmente très fortement. TikTok est passé d'environ 30 % à presque 50 % d'utilisateurs chez les 11-18 ans entre 2020 et 2021 ; son utilisation a plus que doublé chez les 15-18 ans 98 ( * ) .
« Top 5 » des réseaux
sociaux et messageries par tranche d'âge
(utilisation quotidienne) en
2019
Source : Médiamétrie et Médiamétrie//NetRatings - Audience Internet Global - France - octobre 2019 - 2 ans et plus - Couverture jour moyen France entière - Sous-catégories Blogs / sites communautaires + Messageries
Il en résulte une compréhension différente des usages de ces réseaux et messageries, et des parents parfois dépassés ou ne connaissant pas les possibilités offertes par ceux qu'utilisent leurs propres enfants . D'ailleurs, les parents d'enfants de 10-14 ans minimisent l'ampleur de l'inscription de leur enfant sur les réseaux sociaux - 45 % pensent que leur enfant âgé de 10 à 14 ans y est inscrit, alors que 55 % des enfants de cette tranche d'âge déclarent l'être. 39 % des enfants de 10-14 ans se sont inscrits sans l'aide d'un adulte. C'est le cas d'un quart des enfants de 8-9 ans présents sur les réseaux sociaux 99 ( * ) .
Comment les enfants ont-ils ouverts leur premier compte sur les réseaux sociaux - question aux parents et aux enfants
Source : Les comportements digitaux des enfants, regards croisés parents et enfants, sondage IFOP réalisé pour la CNIL, février 2020
b) Les effets déstabilisants du confinement
Le confinement a d'ailleurs contribué à la généralisation des fils de discussion dans les classes. Si cette pratique était largement diffusée au lycée, elle était moins présente au collège. Selon Carole Zerbib, proviseur-adjointe du lycée Voltaire de Paris et représentante du SNPDEN (Syndicat national des personnels de direction de l'Éducation nationale), « la nouveauté a été au collège, car les collégiens n'avaient pas l'habitude de ces fils de discussion. Les élèves ont découvert, par ces fils, la possibilité de harceler leurs camarades. La problématique de cyberharcèlement à la sortie du confinement était plus importante au collège » 100 ( * ) . Ces boucles privées de messagerie présentent une nouvelle spécificité soulignée par Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire : « aujourd'hui le harcèlement a lieu sur des applications qui fonctionnent en circuit fermé, et donc la visibilité du drame est faible pour le public mais très grande pour le groupe » 101 ( * ) .
La particularité de la prévention du cyberharcèlement réside ainsi dans la nécessité d'une formation et d'une vigilance permanentes sur les réseaux et fonctionnalités émergents, les nouveaux usages qu'ils permettent, et les nouveaux risques qu'ils sont susceptibles d'engendrer.
2. Des moyens juridiques de lutte structurellement dépassés ?
Lors de la table ronde de représentants de réseaux sociaux 102 ( * ) , tous ont affirmé devant votre mission d'information que le harcèlement était expressément interdit par leurs conditions d'utilisation .
Toutefois, la lutte contre le cyberharcèlement doit nécessairement s'inscrire dans le respect de plusieurs principes juridiques.
a) La préservation de la liberté d'expression
En vertu de l'article XI de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté, dans les cas déterminés par la loi ». Érigée au rang de liberté fondamentale par le Conseil constitutionnel en 1984 103 ( * ) , elle inclut depuis 2009 les services de communication au public en ligne, « eu égard au développement généralisé des services de communication au public en ligne ainsi qu'à l'importance prise par ces services pour la participation à la vie démocratique et l'expression des idées et des opinions, ce droit impliquant la liberté d'accéder à ces services » 104 ( * ) .
La censure partielle en juin 2020 de la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet , dite « loi Avia », a été l'occasion pour le Conseil constitutionnel 105 ( * ) de souligner l'importance de la protection de la liberté d'expression y compris sur des réseaux privés, face à des risques de censure préventive . Étaient en cause les nouvelles obligations voulues par l'Assemblée nationale en matière de retrait de contenus dans un délai de 24 heures : « compte tenu des difficultés d'appréciation du caractère manifestement illicite des contenus signalés dans le délai imparti, de la peine encourue dès le premier manquement et de l'absence de cause spécifique d'exonération de responsabilité, les dispositions contestées ne peuvent qu'inciter les opérateurs de plateforme en ligne à retirer les contenus qui leur sont signalés, qu'ils soient ou non manifestement illicites. Elles portent donc une atteinte à l'exercice de la liberté d'expression et de communication qui n'est pas nécessaire, adaptée et proportionnée » . Tel que rédigé, en raison du délai très court pour retirer un contenu signalé comme illicite, ainsi que de la peine encourue, le dispositif risquait de conduire les plateformes à retirer y compris des propos licites, au seul motif qu'ils font l'objet d'un signalement.
b) Un régime de responsabilité limitée des réseaux sociaux et hébergeurs, défini au niveau européen
La directive « e-commerce », transposée en France par la loi pour la confiance dans l'économie numérique du 21 juin 2004 instaure un régime de responsabilité limitée pour les réseaux sociaux et les hébergeurs. Il ne leur appartient pas de contrôler les contenus qu'ils ne font que rendre disponibles auprès du public. Ils ne sont donc pas astreints à un devoir de surveillance ou de filtrage des contenus rendus disponibles sur leurs plateformes. Ils ont, en revanche, en application de l'article 6 de cette même loi, l'obligation d'agir à la condition d'avoir été expressément informés des contenus délictueux. Dans sa décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, le Conseil constitutionnel est venu préciser cette responsabilité : la responsabilité d'un hébergeur qui n'a pas retiré une information dénoncée comme illicite par un tiers ne peut pas être engagée « si elle ne présente pas manifestement un tel caractère ou si son retrait n'a pas été ordonné par un juge ».
Le cadre juridique européen, rend au surplus difficile d'aller plus loin sur l'engagement de leur responsabilité au niveau national.
c) La protection du secret de la correspondance privée, y compris numérique
Le secret des correspondances privées fait partie des libertés constitutionnellement garanties. Il s'applique également aux correspondances par voie numérique.
L'article 32-3 du code des postes et des communications électroniques prévoit expressément l'obligation pour les opérateurs et les fournisseurs de services de communication au public en ligne de respecter le secret des correspondances. Ce secret « couvre le contenu de la correspondance, l'identité des correspondants ainsi que, le cas échéant, l'intitulé du message et les documents joints à la correspondance ».
Or, les messageries privées des réseaux sociaux et certaines applications comme WhatsApp ressortent de ce régime . Comme le souligne Justine Atlan, directrice générale d'e-Enfance, « de fait, dès lors que les messages sont qualifiés de « privés » par le réseau social, ils échappent aux règles de modération définies pour les messages publics - d'ailleurs PHAROS n'agit que sur ces messages publics. Cependant, des messages qui sont adressés à des milliers voire des centaines de milliers de personnes sont, en réalité, des messages publics » 106 ( * ) .
Et d'indiquer un positionnement différent des réseaux sociaux par rapport au droit européen relatif à la fourniture et à l'utilisation de services de communications électroniques, qui fait l'objet d'âpres discussions depuis plus de quatre ans 107 ( * ) : « les réseaux sociaux ont réagi différemment aux règles européennes, certains les ont appliquées à la lettre en refusant d'intervenir pour supprimer des contenus, sauf si c'est un membre du réseau qui leur en fait la demande ; d'autres réseaux sociaux ont accepté d'intervenir à notre demande [de l'association e-Enfance], devant l'illégalité des contenus ».
Si votre mission d'information affirme son attachement au secret des correspondances, intrinsèquement lié au respect de la vie privée , elle souligne la situation spécifique du cyberharcèlement lorsqu'il concerne des mineurs. Elle souhaite ainsi un retrait plus rapide de ces contenus lorsqu'ils concernent des enfants ou des adolescents .
3. Le difficile contrôle de l'âge des utilisateurs
a) La question de la « majorité numérique »
Une récente recommandation de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de juin 2021 met en lumière les incertitudes sur la capacité des mineurs à agir en ligne.
Il n'existe pas de texte juridique reconnaissant une majorité numérique globale.
Le droit français des contrats reste applicable, celui-ci prévoyant en principe que les mineurs sont considérés comme juridiquement incapables de conclure un contrat, sauf « acte courant » : « le mineur pourrait donc à la fois être considéré comme incapable de s'inscrire sur un réseau social (dès lors que l'inscription constitue un contrat), mais capable de consentir ou non à certaines fonctionnalités annexes plus sensibles comme la géolocalisation ou l'enregistrement de cookies. Cependant, dans certaines situations, un contrat conclu par un enfant peut être considéré comme un « acte courant ». Il appartient, en dernier recours, aux juges d'apprécier concrètement si un acte peut être considéré comme tel en fonction de sa valeur monétaire, des habitudes du mineur et de sa famille, des risques qu'il comporte mais aussi et surtout de l'utilité de cet acte au regard de l'intérêt de l'enfant » 108 ( * ) . Pour ces raisons, la CNIL appelle à une clarification du droit afin de mettre en cohérence les pratiques numériques des mineurs, tout en s'assurant de l'existence d'un cadre protecteur.
Le règlement général de protection des données (RGPD) du 27 avril 2016 a apporté plusieurs précisions relatives au traitement de données à caractère personnel. Un mineur de plus de quinze ans peut y consentir seul - et par conséquent s'inscrire sans autorisation parentale sur les réseaux sociaux. En dessous de ce seuil, le consentement parental est nécessaire, avec une limite inférieure fixée à 13 ans.
À la suite de la publication du RGPD, la plupart des réseaux sociaux ont fait évoluer leurs conditions minimales d'âge pour s'y inscrire : 13 ans pour TikTok, Instagram, Snapchat ou Facebook, 16 ans pour WhatsApp.
b) Un évident non-respect des conditions minimales d'âge
Or, il ressort tant de différents sondages que des auditions menées par votre mission d'information 109 ( * ) , que de très nombreux enfants sont inscrits sur les réseaux sociaux avant ces âges minimums . En 2021, 63 % des moins de 13 ans ont un compte sur au moins un réseau social - ils étaient 59 % en 2020 110 ( * ) . 14 % des enfants de 8-9 ans disposent même d'un compte personnel pour se connecter sur un réseau social 111 ( * ) . Comme a pu l'indiquer le major Aude Métivier, responsable de la mission « Prévention et partenariat » à la Direction départementale de la sécurité publique (DDSP) du Val-d'Oise et qui, à ce titre, intervient régulièrement dans les établissements scolaires de ce département, « j'observe que l'accès aux réseaux sociaux se fait de plus en plus tôt. J'ai supprimé de la présentation que j'utilise en primaire tous les logos des principaux réseaux sociaux comme Snapchat ou Instagram car les élèves étaient excités par leur diffusion. Ils connaissent donc ces réseaux » 112 ( * ) .
Lors de la table ronde 113 ( * ) réunissant plusieurs responsables des affaires publiques des principaux réseaux sociaux, ceux-ci ont indiqué prendre en compte cette problématique. Tous ont souligné la nécessité d'indiquer la date de naissance lors de l'inscription. Certains réseaux vont plus loin. Ainsi, Instagram et Facebook peuvent demander à un propriétaire d'un compte de justifier de son âge pour récupérer l'accès à son compte, si ce dernier peut sembler être détenu par une personne de moins de 13 ans. Il est également possible pour un autre utilisateur de signaler un compte d'un mineur de moins de 13 ans. Il en est de même sur TikTok où un compte ouvert par un mineur de moins de 13 ans est fermé en cas de signalement.
4. Vers une levée de l'anonymat ?
a) Une interrogation nécessaire
À de nombreuses reprises, votre mission d'information s'est interrogée sur la levée de l'anonymat sur internet . Non seulement celle-ci faciliterait le contrôle de l'âge des mineurs s'inscrivant sur les réseaux sociaux, mais elle peut surtout être vue comme un outil majeur de lutte contre le cyberharcèlement, car elle permettrait d'une part d'identifier l'auteur du harcèlement, et d'autre part pourrait fortement dissuader certains d'insulter « gratuitement » sur internet, « cachés » derrière le secret de leur écran.
b) Le choix du maintien, assorti de garanties, de cet anonymat
Votre mission d'information, après en avoir délibéré, fait le choix de ne pas proposer cette levée d'anonymat .
Il ressort en effet des auditions, que dans la plupart des cas, les jeunes cyberharcelés connaissent les auteurs. Éric Debarbieux a ainsi indiqué à votre mission d'information que « le cyberharcèlement concerne les mêmes acteurs que le harcèlement scolaire, c'est-à-dire des victimes qui sont de leur établissement scolaire, car on sait que 80 % des agresseurs identifiés sont des élèves de l'établissement » 114 ( * ) .
Lors de requêtes judiciaires, les hébergeurs sont tenus de fournir des données comme l'IP, l'adresse mail, le nom et le prénom du titulaire du compte en cause. C'est donc moins une question de modifications du cadre juridique d'utilisation d'internet, que d'information des victimes de cyberharcèlement sur leurs droits, les démarches à faire et les moyens pour la justice de mener à bien ces enquêtes. À cet égard, votre mission d'information recommande de faciliter le traitement des plaintes en cas de cyberharcèlement .
La levée de l'anonymat nécessiterait l'obligation de transmission d'informations personnelles sensibles à des sociétés privées , la plupart non-européennes. Se pose alors inévitablement la question de la conservation de ces informations, de leurs utilisations et des risques de piratage ou fuites.
L'anonymat - ou plus précisément le pseudonymat - des réseaux sociaux est également facteur de liberté d'expression et participe à la vie démocratique .
En tout état de cause, et la table ronde réunissant Thierry Jadot et Matthieu Boutard 115 ( * ) l'a amplement souligné, des solutions existent pour ne pas rester passif face au cyberharcèlement .
* 98 Enquête Génération numérique « les pratiques numériques des jeunes de 11 à 18 ans », mars 2021.
* 99 14 % des enfants dispose au moins d'un compte personnel pour se connecter sur un réseau social comme par exemple Snapchat, Instagram, Facebook, Tik Tok ou Twitter.
* 100 Audition du mercredi 9 juin 2021.
* 101 Audition du mercredi 2 juin 2021.
* 102 Audition du mercredi 23 juin 2021.
* 103 Décision n° 84-181 DC du 11 octobre 1984 : le droit de libre communication et la liberté de parler, écrire et imprimer librement constituent « une liberté fondamentale, d'autant plus précieuse que son exercice est l'une des garanties essentielles du respect des autres droits et libertés et de la souveraineté nationale ».
* 104 Décision n° 2009-580 DC du 10 juin 2009.
* 105 Décision n° 2020-801 DC du 18 juin 2020.
* 106 Audition du jeudi 10 juin 2021.
* 107 Le projet de règlement e-privacy a été présenté par la commission en 2017. « Bloqué » depuis cette date en raison de divergences importantes entre les États membres, un compromis a été trouvé en février 2021, permettant sa transmission pour examen au Parlement européen.
* 108 8 recommandations pour renforcer la protection des mineurs en ligne, CNIL, 9 juin 2021.
* 109 Audition du mercredi 23 juin 2021.
* 110 Enquête Génération numérique « les pratiques numériques des jeunes de 11 à 18 ans », mars 2021)
* 111 Les comportements digitaux des enfants, regards croisés parents et enfants, sondage IFOP réalisé pour la CNIL, février 2020.
* 112 Audition du jeudi 17 juin 2021.
* 113 Audition du mercredi 23 juin 2021.
* 114 Audition du jeudi 1 er juillet 2021.
* 115 Audition du mercredi 30 juin 2021.