D. LES FRACTURES TERRITORIALES QUI TRAVERSENT LA FRANCE

Enfin, comme cela a été esquissé dans le cadre de la partie liminaire, les grands écarts de dynamique territoriale, en particulier en termes économiques mais également démographiques, sont un facteur majeur de fragilité, réelle et ressentie, pour les habitants des zones en difficulté. L'expression de métropolisation de l'économie française (voire de la France) est désormais consacrée et correspond de fait à une réalité aux conséquences multiples pour les territoires.

Néanmoins, la division entre les métropoles et les autres territoires ne suffit pas à rendre compte de la géographie des fragilités, ne serait-ce que parce que les métropoles elles-mêmes concentrent des poches de pauvreté en leur sein.

1. La métropolisation croissante de l'économie française

Comme l'a souligné l'économiste Laurent Davezies 79 ( * ) , alors que, traditionnellement, les écarts de développement rendaient les territoires moins favorisés plus attractifs en termes de développement économique et de créations d'emplois, il n'en va pas de même depuis le début du XXI e siècle .

Quelques statistiques éloquentes relevées par le même auteur permettent d'illustrer cette évolution très nette :

- de 2006 à 2016, l'Île-de-France a enregistré 38 % des créations nettes d'emplois ;

- au-delà de Paris, douze des principales aires urbaines du pays ont vu leur nombre d'emplois augmenter de 700 000 unités entre 2008 et 2018, dans douze aires urbaines et déficit d'emplois nets sur la même période dans le reste du pays ;

- conséquence logique de ce qui précède, en termes d'écart de production de richesses, les disparités de PIB entre régions ont fortement progressé de 1990 à 2015, le coefficient de variation étant ainsi passé de 0,21 à 0,26 au cours de cette période.

De plus, on relève une spécialisation très marquée de l'emploi métropolitain vers des activités à fort potentiel de de développement économique et à contenu décisionnel élevé. L'Insee l'a souligné dans une note 80 ( * ) de juin 2014. Ainsi, selon l'institut, la métropolisation est un processus de transformation des grandes villes, à la fois fonctionnel et morphologique, qui se caractérise notamment par une concentration des personnes et des emplois, en particulier de certains emplois tertiaires. La note souligne que « la structure des activités des très grandes aires urbaines se distingue de plus en plus de celle des autres territoires ».

Le schéma ci-dessous, tirée de la note de l'Insee précitée, montre ainsi, à partir de données de l'année 2011, la forte corrélation entre la taille d'une agglomération et la proportion de cadres dans le total des emplois qui y sont pourvus.

Part des cadres dans la population active de 25 à 54 ans en 2011
en fonction du nombre d'emplois de l'aire urbaine

Source : Insee

L'effet d'agglomération semble donc jouer à plein pour les activités les plus dynamiques , ce que montre également Laurent Davezies à partir de l'exemple précis du numérique . Alors que, par nature, cette activité semble pouvoir s'affranchir davantage que d'autres des distances et donc moins dépendre de ce phénomène de concentration, c'est tout l'inverse qui se produit. Ainsi, en 2018, seize communes réunissaient la moitié de l'emploi total du secteur en France . À titre de comparaison, il fallait vingt-deux communes pour atteindre la même proportion en 1993 dans le secteur emblématique de l'automobile, pourtant beaucoup plus tributaire de contraintes logistiques lourdes. L'effet d'agglomération est plus fort encore si l'on considère, par exemple, le nombre de ces communes « numériques » situées dans la petite couronne parisienne (outre Paris, Boulogne-Billancourt, Courbevoie, Levallois-Perret, Puteaux et Issy-les-Moulineaux).

2. La fracture croissante entre territoires métropolitains et non métropolitains
a) Une capacité de rebond amoindrie pour les territoires « périphériques », source d'insécurité économique et sociale

S'il y a là un succès dans les métropoles en question et un effet d'entraînement sur le PIB de la France en général, ce phénomène engendre un sentiment de mise à l'écart et de fragilisation en dehors de ces principaux centres .

Le géographe Christophe Guilluy a ainsi conçu, dans son célèbre ouvrage La France périphérique , une carte de France des « fragilités sociales », établie à partir de huit critères caractéristiques de la fragilité sociale et du cumul de difficultés de certains territoires. Celle-ci apparaît presque comme un calque inversé de la carte des territoires situé dans l'une des principales métropoles ou dans leur orbite.

Indice de fragilité des territoires en 2012

Source : Infographie du Figaro, à partir de données de M. Christophe Guilluy

Comme cela a déjà été indiqué dans la partie liminaire du présent rapport, il résulte de cette différence de dynamisme une forte différence de de « vécu » entre les populations qui y résident . Même si les écarts de revenus sont amoindris par rapport aux écarts de production de richesse, le sentiment de précarité est d'autant plus fort que la capacité à retrouver un emploi en cas de perte est bien moindre dans les territoires « périphériques » qu'au sein des métropoles.

De plus, la mobilité entre zones n'est que relative, notamment en raison des écarts forts et croissants des prix de l'immobilier entre ces différents types de territoires. Les enjeux d'une meilleure répartition de la création de richesses et de la capacité pour chacun à trouver un emploi non loin de son domicile restent donc essentiels et ont été objectivement compliquées par la « métropolisation » de l'économie française.

b) L'éloignement de la puissance publique et des services essentiels

Les difficultés de vie et le sentiment de précarité de nos concitoyens vivant dans les territoires éloignés des métropoles sont renforcés par l'éloignement des services essentiels, privés comme publics.

Une note 81 ( * ) de l'Insee souligne ainsi que dans les pôles urbains, les temps de trajet médians aux services de la vie courante avoisinent en moyenne quatre minutes alors que, dans les territoires les moins denses, les temps d'accès dépassent dix minutes et ce, quel que soit l'éloignement au pôle urbain.

La même note précise que ces disparités entre territoires augmentent lorsque l'on monte en gamme de services. Pour rendre compte de ce phénomène, l'institut a constitué un « panier des parents » qui rassemble des équipements plus rares, de gammes intermédiaire et supérieure, comme les maternités ou les gares. Il en ressort que dans le centre des pôles urbains et même dans les communes périurbaines denses, il est possible d'accéder aux équipements du « panier des parents » en moins de cinq minutes. Mais plus l'on s'éloigne de la ville, plus le temps d'accès médian augmente jusqu'à atteindre vingt-cinq minutes, soit près de cinq fois plus que le temps parcouru en coeur de ville, pour les zones les moins denses.

Lors de son audition par la mission d'information, M. Jean-Paul Carteret, vice-président de l'Association des maires ruraux de France (AMRF) a partagé ce constat, en soulignant que « des déserts se sont formés entre les zones artisanales. [Dans les communes rurales], nous n'avons par ailleurs plus de médecins. Il serait utile d'évoquer l'agenda rural et de faire avancer les propositions pour l'installation de médecins et de services de santé. La culture doit elle aussi être réinstallée dans les territoires ruraux. Les mobilités sont en effet des dépenses très coûteuses. Ces problématiques et coûts liés à la mobilité privent de nombreuses personnes âgées modestes de la possibilité de profiter de leur retraite. »

Pour ce qui concerne plus spécifiquement l'accès aux différents services publics, la sociologue Clara Deville, entendue par le rapporteur, a bien montré l'éloignement croissant des populations des communes peu denses, en particulier, rurales et éloignées des métropoles. Elle a également montré que la dématérialisation des services n'apporte pas de solution à une large partie des populations concernées tout en déshumanisant le lien à « l'État » au sens large, c'est-à-dire à la puissance publique et aux services publics.

3. Au sein des métropoles, une bipolarisation de l'emploi source de fractures territoriales

La division entre les métropoles et les autres territoires ne suffit pas à rendre compte de l'augmentation de la précarité et de la pauvreté, celles-ci étant également très présentes dans les métropoles.

Les grands pôles urbains apparaissent donc clairement comme les territoires au sein desquels les inégalités sont les plus marquées, ce qui pose des problèmes spécifiques de cohésion. Cela s'explique par la bipolarité de l'emploi entre « emplois métropolitains » évoqués précédemment et fonctions indispensables (administratives, éducatives, propreté, etc .) nettement moins bien rémunérées.

Le graphique suivant, tiré du rapport de l'Observatoire des territoires pour l'année 2017 montre bien ces inégalités à partir du revenu des 1 er et 9 e déciles de revenus en fonction des types de territoires. C'est bien dans les grands pôles urbains que l'écart entre ces deux déciles est le plus important.

Comme cela a pu être indiqué supra , ces écarts tendent à se traduire, au sein des métropoles, par une organisation de l'espace de plus en plus marquée entre communes ou quartiers « pauvres » et « riches », principalement sous l'effet des différences de prix de l'immobilier. Toutefois, à la différence des territoires non métropolitains, l'accès aux biens et services ainsi qu'aux services publics est plus simple dans les territoires métropolitains, même pauvres.


* 79 L'État a toujours soutenu ses territoires, par Laurent Davezies (mars 2021).

* 80 Note Insee première n° 1503 (juin 2014).

* 81 Insee première, « L'accès aux services, une question de densité des territoires », note n° 1579 (janvier 2016).

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