B. DES SYNERGIES OPÉRATIONNELLES À RENFORCER EN MATIÈRE DE SÉCURITÉ PUBLIQUE, DE POLICE JUDICIAIRE ET DE RENSEIGNEMENT TERRITORIAL
1. Face au manque de coopération, le nécessaire rassemblement des services de renseignement territorial des deux forces
Dès 2009, la loi 12 ( * ) a reconnu la compétence de la gendarmerie nationale en matière de renseignement, laquelle s'est par la suite dotée d'une sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO) 13 ( * ) en 2013, afin de permettre à la gendarmerie de disposer « d'une capacité propre d'appréciation de la situation » 14 ( * ) . Son action vise à l'anticipation opérationnelle, qui consiste à identifier et hiérarchiser les risques et menaces susceptibles de provoquer l'engagement, à court ou moyen terme, des moyens de la gendarmerie. Ainsi, la gendarmerie s'est attachée à :
- mieux identifier les ressources et unités déjà consacrées à l'exercice de cette mission, tant à l'échelon central que territorial ;
- constituer, à partir du regroupement de tout ou partie de bureaux ou sections déjà existantes au sein de la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN), une sous-direction chargée de l'animation du réseau et du traitement de l'information opérationnelle ;
- préciser les attributions des différentes structures et responsables déjà en place : « bureaux renseignement » dans les régions, « cellules renseignement » dans les groupements et « officiers adjoint renseignement », qui animent l'activité des structures dédiées à la mission de renseignement au niveau départemental, régional et zonal.
Cette entité est venue s'ajouter au service central de renseignement territorial (SCRT), qui dépend de la direction générale de la police nationale.
Des tentatives de rapprochement ont été opérées. Les gendarmes sont ainsi intégrés au SCRT tant au niveau central que local. L'adjoint de la cheffe du service est un officier de gendarmerie et aujourd'hui, la direction de six services départementaux du renseignement territorial est confiée à un officier, avec un objectif, selon la DGGN, d'une dizaine de postes en 2021-2022. La gendarmerie participe activement à la chaîne du renseignement territorial, sous la responsabilité de la police nationale, et y affecte 353 ETP en 2021 (et 420 ETP d'ici 2022, soit 15 % de l'effectif total).
L'articulation de l'activité de renseignement de la gendarmerie nationale avec le SCRT est toutefois, comme l'avait relevé le rapporteur spécial dès 2015, très insuffisante.
En effet, parallèlement aux effectifs qu'elle consacre aux SCRT, la gendarmerie consacre 573 ETP à sa propre chaîne du renseignement, dont 459 ETP dans ses unités territoriales. L'enquête de la Cour des comptes pointe également des difficultés de coopération au plan territorial , avec un partage de l'information perçu comme asymétrique par les gendarmes. Elle estime que la répartition actuelle des compétences et des moyens de la gendarmerie et du service central du renseignement territorial conduit à l'installation d'un modèle qui ne permet pas une optimisation suffisante des moyens et des actions.
Ces évolutions étaient prévisibles au regard des observations faites il y a cinq ans par le rapporteur spécial dans son rapport d'information sur le renseignement intérieur 15 ( * ) . La récente création de la SDAO apparaissait alors comme le résultat du sentiment de « marginalisation » de la gendarmerie, et dont la coopération avec le SCRT était très insuffisante.
La situation n'ayant pas évolué favorablement depuis lors, le rapporteur spécial renouvelle sa recommandation visant à créer une structure unique remplaçant la SDAO et le SCRT, placée sous l'autorité des deux directeurs généraux de la gendarmerie et de la police nationales.
2. En matière de sécurité publique, la nécessaire relance de la rationalisation des zones de compétence
La police et la gendarmerie sont compétentes sur l'ensemble du territoire, notamment en matière de police judiciaire et de maintien de l'ordre, mais ont des zones géographiques de compétences privilégiées en matière de sécurité publique. Comme l'indique l'enquête de la Cour des comptes, « la gendarmerie assure la sécurité publique et l'ordre public dans les zones rurales et périurbaines, ainsi que sur les voies de communication, sur 96 % du territoire national et auprès d'un peu plus de 51 % de la population. Entre 2009 et 2019, la progression de la population en zone gendarmerie a été deux fois plus élevée qu'en zone police. »
La répartition du territoire entre les zones de compétence de la police et de la gendarmerie nationales est liée au cadre juridique relatif au régime de la police d'État 16 ( * ) , auquel a été historiquement assimilée la compétence de la police nationale 17 ( * ) .
Les communes concernées par la police d'État, et donc normalement en zone police sont donc :
- les chefs-lieux de département ;
- celles qui ont une population supérieure à 20 000 habitants et une délinquance de type urbain ;
- celles résultant d'un regroupement dès lors que l'une d'elles était en zone police auparavant.
Le préfet peut toutefois conserver des pouvoirs de police étendus dont la mise en oeuvre serait confiée à la gendarmerie. La gendarmerie est ainsi compétente sur des communes de plus de 20 000 habitants, 16 en métropole et 25 en outre-mer. À l'inverse, une quarantaine de communes comptant une population inférieure à 20 000 habitants, dont six chefs-lieux de département, demeurent en zone police.
Trois vagues de redéploiements territoriaux ont été opérées depuis 2002 pour adapter l'organisation des forces de l'ordre aux évolutions démographiques et sécuritaires.
Les dernières rationalisations de zones de compétence
En 2011, la zone police nationale (ZPN) a été étendue aux territoires des plaques urbaines de Bordeaux, Lille, Lyon et Marseille se trouvant dans la continuité urbaine des centres-villes (« police d'agglomération »). Dans le même temps, le régime de police d'État a été supprimé dans des circonscriptions de police isolées et se trouvant dans la continuité spatiale et opérationnelle de la zone gendarmerie nationale (ZGN). Cette opération a été réalisée dans les départements de l'Ardèche (07), des Bouches-du-Rhône (13), de la Gironde (33), de la Loire (42), de la Marne (51), du Nord (59), de la Seine-Maritime (76), du Tarn (81) et du Vaucluse (84).
En 2013 puis en 2014, année du dernier redéploiement, de nouvelles opérations ont été mises en oeuvre. Elles ont abouti au passage de 13 communes en ZPN (91 356 hab.) et à l'intégration en ZGN des 10 communes (88 229 hab.) ayant constitué les circonscriptions de sécurité publique de Castelnaudary (11), Dinan (22), Romorantin-Lanthenay (41), Guebwiller (68) et Persan-Beaumont (95).
Source : réponses aux questionnaires budgétaires
Aucun mouvement n'a toutefois été lancé depuis 2015, alors que la rationalisation des zones de compétence vise à améliorer la performance des deux forces de sécurité régaliennes sur le territoire national, en confiant la sécurité à celle dont la doctrine d'emploi et l'organisation sont les mieux adaptées aux caractéristiques d'un espace donné.
Le rapporteur spécial partage le constat de la Cour des comptes, selon lequel cet élan de rationalisation devrait être repris, puisque les évolutions démographiques et de la typologie de la délinquance militent dans le sens d'un relèvement du seuil de 20 000 habitants et d'une requalification du type de délinquance couverte par la police. En effet, la spécificité rurale de la zone de compétence de la gendarmerie n'est plus aussi marquée, en raison de l'extension et de la densification des espaces périurbains : tout en couvrant des territoires ruraux, parfois en voie de désertification, la gendarmerie est aussi responsable de plusieurs zones urbaines sensibles. Surtout, l'évolution démographique plus dynamique observée en zone gendarmerie plaide également pour un relèvement du seuil démographique (par exemple à 30 ou 40 000 habitants).
Le rapporteur spécial estime que la question des chefs-lieux de départements, aujourd'hui systématiquement placés en zone police, pourrait également faire l'objet d'une réflexion spécifique, la gendarmerie nationale ayant démontré sa capacité à faire face à la délinquance en milieu urbain et à assurer la protection de certaines préfectures 18 ( * ) . Comme l'indique la Cour des comptes, « la perspective de départements exclusivement situés en zone de gendarmerie irait dans le sens d'une plus grande cohérence opérationnelle. Cela donnerait la possibilité à la police de concentrer ses efforts dans les grandes agglomérations. Néanmoins, une telle évolution doit faire l'objet d'une étude approfondie et passer par le stade de l'expérimentation car elle implique des transformations conséquentes. »
Le rapporteur spécial reprend donc la recommandation visant à « faire évoluer à nouveau les limites des zones de compétence territoriale des deux forces sur la base de critères fixés dans chaque département par les préfets, en concertation avec les élus, afin de conduire à un maillage plus cohérent et plus performant ». Ces évolutions devront faire l'objet d'études approfondies impliquant les élus locaux et être progressives, puisqu'une nouvelle vague de redéploiements aurait un coût transitoire important, en raison des primes de mutation à verser aux personnels appelés à changer de lieu d'affectation au-delà de 40 km (en 2017, la DGPN avait chiffré la dépense à 45 millions d'euros) et des réaménagements immobiliers à entreprendre.
3. En matière de police judiciaire, une mixité des offices centraux, aujourd'hui principalement pilotés par la police, à renforcer
Les services en charge de police judiciaire sont nombreux, car ils comprennent ceux de la gendarmerie, ceux de trois directions centrales de la police (police judiciaire, sécurité publique, police aux frontières) et ceux rattachés à la préfecture de police de Paris. Les enquêtes les plus complexes et spécialisées, effectuées par les services territoriaux géographiquement compétents, bénéficient du soutien des offices centraux, à l'image de l'Ofast (office anti-stupéfiants), compétents sur des thématiques spécialisées (criminalité organisée, délinquance financière, etc).
La Cour des comptes relève que si les quatorze offices centraux comprennent des personnels des deux forces, leur fonctionnement est généralement fortement orienté vers leur force de rattachement, tandis que le niveau des effectifs prévus en provenance de l'autre force est rarement totalement atteint.
En 2020, dix offices sont gérés par la police et quatre par la gendarmerie. La police conserve une certaine prépondérance, comme l'atteste le rattachement des offices centraux dans le domaine de la lutte antiterroriste à la direction centrale de la police judiciaire, la gendarmerie ayant en charge quatre offices plutôt en phase avec son implantation territoriale 19 ( * ) .
Disposant d'une compétence nationale, les offices travaillent en général en co-saisine avec les services territoriaux de la police et de la gendarmerie. En revanche, les co-saisines d'un office avec un service de l'autre force sont très rares : 32 pour 2 077 procédures en cours, soit 1,5 %. Ce niveau, particulièrement faible, atteste de l'existence d'une réelle marge d'amélioration susceptible d'améliorer la qualité des enquêtes. Le rapporteur appuie donc la recommandation de la Cour des comptes visant à renforcer la mixité de ces offices entre les deux forces.
* 12 Article 1 de la loi n° 2009-971 du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale.
* 13 Arrêté du 6 décembre 2013 modifiant l'arrêté du 12 août 2013 portant organisation de la direction générale de la gendarmerie nationale.
* 14 Source : réponses du SCRT au questionnaire.
* 15 Rapport d'information de M. Philippe Dominati sur les moyens du renseignement intérieur, fait au nom de la commission des finances n° 36 (2015-2016) - 7 octobre 2015.
* 16 Articles L. 2214-1 et suivants, et R. 2214-1 et suivants du code général des collectivités territoriales, ainsi qu'aux articles R. 431-2 et R. 431-3 du code de la sécurité intérieure.
* 17 Même si la gendarmerie nationale constitue stricto sensu une police d'État.
* 18 Au total, 14 chefs-lieux de département pourraient potentiellement être concernés par un tel redéploiement, comptant tous moins de 30 000 habitants, ou 6 chefs-lieux si le seuil à 20 000 habitants était maintenu.
* 19 L'office central de lutte contre les atteintes à l'environnement et à la santé publique (OCLAESP). L'office central de lutte contre la délinquance itinérante (OCLDI). L'office de lutte contre le travail illégal (OCLTI). L'office central de lutte contre les crimes contre l'humanité, les génocides et les crimes de guerre (OCLCH).