B. LE RÔLE DU CONSEIL DE L'EUROPE ET DE SES ORGANES DANS L'AFFIRMATION DE L'ÉTAT DE DROIT
1. Le rôle central du Conseil de l'Europe dans la formalisation de la notion d'État de droit...
Le Conseil de l'Europe , institué le 5 mai 1949 et siégeant à Strasbourg, est fondé sur un socle comprenant trois éléments : la démocratie, l'État de droit et les droits de l'Homme , que d'aucuns qualifient de « trilogie ». Plus précisément, le Conseil de l'Europe préférait originellement au concept d'« État de droit » celui de « prééminence du droit » qui apparaît notamment dans le Préambule de son Statut - qui se réfère aux « valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun [des peuples des États fondateurs] et qui sont à l'origine des principes de liberté individuelle, de liberté politique et de prééminence du droit, sur lesquels se fonde toute démocratie véritable », et à l'article 3 - « tout membre du Conseil de l'Europe reconnaît le principe de la prééminence du droit ». Le Conseil de l'Europe comporte un organe exécutif, le Comité des ministres , où siègent les États membres, et un organe délibératif, l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe ( APCE ), composée de délégués des assemblées parlementaires des États membres. Il compte aujourd'hui 47 États membres, dont l'ensemble des États membres de l'Union européenne .
De même, la convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950, dite convention européenne des droits de l'Homme ( CEDH ), consacre la prééminence du droit dans son Préambule qui en fait un élément du « patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques », aux côtés du « respect de la liberté ». La CEDH est la plus importante et la plus connue des conventions du Conseil de l'Europe qui en a élaboré de très nombreuses.
Par ailleurs, le Conseil de l'Europe s'est progressivement doté d' organes spécialisés , le plus souvent consultatifs, qui, par les normes qu'ils produisent, mettent en oeuvre les dispositions de son système conventionnel et en assurent le suivi. Il est possible de citer la Commission européenne contre le racisme et l'intolérance ( ECRI ), le Groupe d'États contre la corruption ( GRECO ) ou encore la Commission européenne pour la démocratie par le droit, dite Commission de Venise , instituée en 1990, compétente sur les questions constitutionnelles, et qui compte actuellement 62 États membres.
Le rôle de la Commission de Venise est central dans l'affirmation et la mise en oeuvre de l'État de droit. Comme l'a rappelé son président, M. Gianni Buquicchio, au cours de son audition par les rapporteurs, « l'État de droit a longtemps été le parent pauvre des trois principes du Conseil de l'Europe par rapport à la démocratie et, évidemment, aux droits de l'Homme, car il était dépourvu d'une attention et d'un outil d'évaluation spécifiques. Il était difficile d'évaluer son effectivité. Les travaux de la Commission de Venise - en étroite coopération avec l'Assemblée parlementaire - ont visé à pallier cette lacune : en définissant la notion, ou plutôt le contenu de l'État de droit, puis en procédant à l'évaluation de son respect ».
La coopération de l'Union européenne et
du Conseil de l'Europe
en matière d'État de droit
Le rôle central du Conseil de l'Europe en matière d'État de droit a été reconnu par l'Union européenne elle-même. Ainsi le mémorandum d'accord du 11 mai 2007 entre le Conseil de l'Europe et l'Union européenne précise-t-il que « le Conseil de l'Europe restera la référence en matière de droits de l'Homme, de primauté du droit et de démocratie en Europe ». Il souligne également la nécessité d'avoir une cohérence entre les normes juridiques des deux organisations en matière de droits de l'Homme et de libertés fondamentales, tout en encourageant les deux organisations à oeuvrer ensemble le plus étroitement possible.
Les conclusions du Conseil du 13 juillet 2020 relatives aux priorités de l'Union pour sa coopération avec le Conseil de l'Europe pour la période 2020-2022 prévoient, en matière d'État de droit :
- des synergies accrues avec les mécanismes existants du Conseil de l'Europe, notamment la Commission de Venise, la Commission européenne pour l'efficacité de la justice (CEPEJ) et le GRECO, l'Union européenne ayant obtenu le statut d'observateur auprès de cette organisation en 2019 ;
- la désignation par le Conseil de l'Europe, à l'invitation de la Commission, d'une personne de contact pour le réseau de points de contact sur les questions relatives à l'État de droit ;
- la coopération avec le Conseil de l'Europe pour aider les pays candidats à l'adhésion et les pays voisins de l'Union à mettre en place des réformes et des formations essentielles en ce qui concerne la réforme de la justice, la lutte contre la corruption et la promotion des droits humains fondamentaux, ainsi que l'indépendance des médias et de la société civile et, pour ce qui concerne les pays candidats et les candidats potentiels, à suivre les progrès réalisés dans ces domaines, conformément à la méthodologie renforcée du processus d'adhésion.
Par ailleurs, la Commission de Venise peut être saisie par la Commission et le Parlement européen. Traditionnellement, cette possibilité était très peu exploitée. Mais la Commission, qui contribue financièrement au budget du Conseil de l'Europe et à celui de la Commission de Venise, sollicite cette dernière désormais plus fréquemment, en particulier en demandant des avis sur des États qui cherchent à rejoindre l'Union, ceux des Balkans occidentaux, ou qui relèvent du voisinage proche. Ainsi les avis de la Commission de Venise contribuent-ils à l'évaluation par la Commission de la situation des États candidats à l'adhésion ou à l'association. Dans le cadre de l'élaboration de son premier rapport annuel sur la situation de l'État de droit dans l'Union européenne ( cf . infra ), la Commission a notamment consulté le Conseil de l'Europe et sa Commission de Venise.
Dans ses rapports annuels relatifs à l'élargissement, la Commission utilise également les avis et recommandations de la Commission de Venise et du GRECO pour étayer son analyse. Quant au Parlement européen, il a fait référence, dans sa résolution du 8 octobre 2020 sur l'État de droit et les droits fondamentaux en Bulgarie ( cf . infra ), à quatre avis de la Commission de Venise sur ce pays relatifs au système judiciaire et au droit électoral. Début janvier 2021, un représentant de la Commission de Venise a participé à un échange de vues avec la commission LIBE sur la situation dans ce pays. Pour la première fois, en juillet 2020, le Parlement européen a également demandé un rapport à la Commission de Venise portant sur les mesures prises dans les États membres de l'Union européenne dans le contexte de la pandémie de covid-19 et leur impact sur la démocratie, l'État de droit et les droits fondamentaux.
Le Conseil de l'Europe a aussi institué, en 1999, un Commissaire aux droits de l'Homme , institution non judiciaire, indépendante et impartiale, dont la mission est de promouvoir la prise de conscience et le respect des droits de l'Homme dans les 47 États membres de l'Organisation. L'actuelle Commissaire est Mme Dunja Mijatoviæ, que la commission des affaires européennes a auditionnée, le 14 janvier 2021 7 ( * ) .
Enfin, il est aussi indispensable de mentionner la Cour européenne des droits de l'Homme ( Cour EDH ), qui siège à Strasbourg, dont la jurisprudence joue un rôle éminent dans la protection de l'État de droit .
Le plus souvent, dans ses arrêts, elle se prononce sur l'existence d'une violation d'un droit fondamental du requérant protégé par la CEDH. Toutefois, comme le note la doctrine, « l'instauration d'un système généralisé d'érosion des libertés et de la démocratie ne peut pas être traité de la même manière que les atteintes isolées perpétrées par les autorités d'un État libéral. Il ne semble pas suffisant de se contenter de constater, décision après décision, les nombreuses violations commises par un régime qui suit une pente autoritaire. L'effort coordonné de détruire la démocratie libérale nécessite une réaction spécifique » 8 ( * ) . À cet effet, la Cour EDH se fonde de façon croissante sur l'article 18 de la CEDH 9 ( * ) , sur la limitation de l'usage des restrictions aux droits, par exemple pour condamner des arrestations qui, sous prétexte de maintenir l'ordre public ou de lutter contre les infractions, paraissaient viser en réalité à faire taire les opposants politiques 10 ( * ) . Toutefois, selon cet auteur, la Cour gagnerait à se fonder davantage sur l'article 17 de la CEDH 11 ( * ) , relatif à l'interdiction de l'abus de droit, qui « interdit à l'État d'oeuvrer à la destruction des libertés garanties ». L'auteur estime en effet que l'article 17 « vise à prévenir la destruction de la démocratie libérale » et « s'oppose également à la destruction des libertés lorsqu'elle est l'oeuvre de l'État ». Or, l'article 17 est « une norme oubliée » aujourd'hui, la jurisprudence remontant au régime des colonels en Grèce. Toutefois, dans un arrêt de grande chambre récent 12 ( * ) , la Cour a jugé que les arrestations d'Aleksey Navalnyy, effectuées au prétexte de sanctionner des infractions, poursuivaient en réalité « un but inavoué [...] à savoir celui d'étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du régime politique véritablement démocratique encadré par la prééminence du droit ». Il s'agissait d'une atteinte à « l'essence même de la démocratie ». L'auteur fait observer que, si cet arrêt a été fondé, notamment, sur l'article 18 de la CEDH , plusieurs juges de la Cour EDH avaient défendu le recours à l'article 17 qui permettrait d'aller au-delà d'une violation isolée de la Convention et de mettre en évidence la dérive autoritaire globale d'un régime.
2. ... a conduit à un consensus juridique sur la prééminence du droit
En dépit de l'absence de définition précise de l'État de droit figurant dans les traités européens et de son acception différente en fonction des diverses traditions juridiques nationales, les rapporteurs considèrent qu'il serait inexact d'affirmer que ce concept demeure encore vague aujourd'hui.
De ce point de vue, les rapporteurs souhaitent se référer à un rapport sur la prééminence du droit de la Commission de Venise 13 ( * ) , des 25 et 26 mars 2011, élaboré à la demande de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe (APCE). Ce rapport « vise à retenir une définition consensuelle de la prééminence du droit, qui permette aux organisations internationales et aux juridictions nationales et internationales d'interpréter et d'appliquer ce principe fondamental », mais aussi à concilier les notions de Rule of Law , de Rechtsstaat et d'État de droit, qui ne sont pas toujours synonymes.
Dans son rapport, la Commission de Venise estime que, « à en juger par les instruments juridiques nationaux et internationaux, ainsi que par les recherches universitaires, la jurisprudence et les autres documents pertinents, il semble qu'il existe désormais un consensus sur le sens profond de la prééminence du droit et sur les éléments qui la composent ».
Ces éléments sont les suivants : (1) la légalité , qui suppose l'existence d'une procédure d'adoption des textes de loi transparente, responsable et démocratique ; (2) la sécurité juridique ; (3) l'interdiction de l'arbitraire ; (4) l'accès à la justice devant des juridictions indépendantes et impartiales , qui procèdent notamment à un contrôle juridictionnel des actes administratifs ; (5) le respect des droits de l'Homme ; (6) la non-discrimination et l'égalité devant la loi .
L'annexe de ce rapport fixe la liste des critères d'évaluation de la situation de la prééminence du droit dans un État qui font partie des traditions constitutionnelles communes aux États membres .
Liste des critères d'évaluation de la
situation
de la prééminence du droit dans un
État
1. Légalité (primauté du droit)
a) L'État agit-il sur le fondement du droit et conformément à celui-ci ?
b) La procédure législative est-elle transparente, soumise à l'obligation de rendre compte et démocratique ?
c) L'exercice du pouvoir est-il autorisé par le droit ?
d) Dans quelle mesure le droit est-il appliqué et respecté ?
e) Dans quelle mesure l'État agit-il sans recourir au droit ?
f) Dans quelle mesure l'État préfère-t-il recourir à des dispositions spécifiques plutôt qu'à des dispositions générales ?
g) La législation nationale prévoit-elle des exceptions qui autorisent la prise de mesures spéciales ?
h) L'État est-il contraint, par des dispositions de droit interne, de respecter le droit international ?
i) Le principe « pas de peine sans loi » est-il appliqué ?
2. Sécurité juridique
a) La législation est-elle publiée ?
b) S'il existe un droit coutumier, est-il accessible ?
c) Le pouvoir discrétionnaire accordé à l'exécutif est-il limité ?
d) La législation comporte-t-elle de nombreuses exceptions ?
e) La législation est-elle libellée de façon intelligible ?
f) La rétroactivité de la législation est-elle interdite ?
g) Existe-t-il une obligation d'appliquer la législation ?
h) Les décisions de justice définitives des juridictions nationales peuvent-elles être remises en question ?
i) La jurisprudence est-elle cohérente ?
j) La législation est-elle en général applicable et appliquée ?
k) Les effets de la législation sont-ils prévisibles ?
l) La législation est-elle soumise à une évaluation régulière ?
3. Interdiction de l'arbitraire
a) Des dispositions particulières interdisent-elles l'arbitraire ?
b) Le pouvoir discrétionnaire est-il limité ?
c) Les informations administratives font-elles l'objet d'une publicité intégrale ?
d) Les décisions doivent-elles être motivées ?
4. Accès à la justice devant des juridictions indépendantes et impartiales
a) Le pouvoir judiciaire est-il indépendant ?
b) Les services du ministère public jouissent-ils d'une certaine autonomie vis-à-vis de l'appareil de l'État ? Agissent-ils sur la base du droit et sans opportunisme politique ?
c) Les juges sont-ils soumis à l'influence ou à la manipulation du monde politique ?
d) La justice est-elle impartiale ? Quelles dispositions garantissent son impartialité au cas par cas ?
e) Les citoyens bénéficient-ils d'un accès effectif à la justice, y compris pour le contrôle juridictionnel des actes de l'administration ?
f) La justice dispose-t-elle d'un pouvoir de réparation suffisant ?
g) Les professions juridiques sont-elles reconnues, organisées et indépendantes ?
h) Les décisions de justice sont-elles exécutées ?
i) Le respect de la force de chose jugée est-il assuré ?
5. Respect des droits de l'Homme
Les droits suivants sont-ils concrètement garantis ?
a) le droit d'accès à la justice : les citoyens ont-ils effectivement accès à la justice ?
b) le droit de saisir un juge compétent en vertu de la loi
c) le droit d'être entendu
d) le droit à ne pas être poursuivi deux fois à raison des mêmes faits ( non bis in idem )
e) la non-rétroactivité des mesures prises
f) le droit à un recours effectif
g) la présomption d'innocence
h) le droit à un procès équitable
6. Non-discrimination et égalité devant la loi
a) La législation est-elle appliquée de manière générale et sans discrimination ?
b) Certaines dispositions légales créent-elles une discrimination à l'égard de certains individus ou groupes ?
c) La législation est-elle interprétée de manière discriminatoire ?
d) La législation accorde-t-elle des privilèges à certains individus ou groupes ?
Source : Commission de Venise
En mars 2016, la Commission de Venise a complété sa liste de critères de l'État de droit 14 ( * ) . Cette liste fournit « un instrument d'évaluation du degré de respect de l'État de droit dans un pays, sur la base de ses structures constitutionnelles et juridiques, de la législation en vigueur et de la jurisprudence. Il s'agit d'arriver à des évaluations objectives, minutieuses, transparentes et justes ». Cette liste « devrait être utilisable par de multiples acteurs désireux de procéder à une évaluation de ce type : parlements et autres autorités de l'État ayant à apprécier la nécessité et la teneur d'une réforme législative, société civile et organisations internationales ou régionales, comme le Conseil de l'Europe et l'Union européenne. L'évaluation devra envisager l'ensemble du contexte, et se garder d'appliquer mécaniquement tel ou tel élément de la liste. [...] La liste n'est ni exhaustive ni définitive : elle passe en revue les principaux caractères de l'État de droit. Elle peut évoluer dans le temps, et être étendue à d'autres aspects, ou détaillée sur certains points. L'apparition de nouveaux problèmes peut conduire à des révisions ».
* 7 Le compte rendu de cette audition est annexé au présent rapport.
* 8 Thomas Hochmann, La Cour européenne des droits de l'Homme face aux démocraties illibérales. Pour une application de l'article 17 contre les États , RFDA, juillet-août 2020.
* 9 Aux termes duquel, « les restrictions qui, aux termes de la présente Convention, sont apportées auxdits droits et libertés ne peuvent être appliquées que dans le but pour lequel elles ont été prévues ».
* 10 Cf . en particulier l'arrêt Merabishvili c/ Géorgie du 28 novembre 2017.
* 11 Aux termes duquel, « aucune des dispositions de la présente Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d'accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la présente Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite Convention ».
* 12 Arrêt Navalnyy c/ Russie du 15 novembre 2018.
* 13 Document CDL-AD(2011)003rev , établi sur la base des observations de quatre membres de la Commission de Venise : M. Pieter van Dijk (Pays-Bas), Mme Gret Haller (Suisse) et MM. Jeffrey Jowell (Royaume-Uni) et Kaarlo Tuori (Finlande).
* 14 Document CD6-AD(2016)007 , établi sur la base des observations de neuf membres ou anciens membres de la Commission de Venise : M. Sergio Bartole (Italie), Mmes Veronika Bilkova (République tchèque) et Sarah Cleveland (États-Unis d'Amérique), MM. Paul Craig (Royaume-Uni), Jan Helgesen (Norvège), Wolfgang Hoffmann-Riem (Allemagne), Kaarlo Tuori (Finlande), Pieter van Dijk (Pays-Bas) et Sir Jeffrey Jowell (Royaume-Uni).