B. L'INCONTOURNABLE QUESTION DU REVENU AGRICOLE

Toutefois, parmi cette pluralité causale, revient, comme un métronome, la question du revenu agricole. Cette question a été abordée dans l'immense majorité des cas.

Bien sûr, certains récits ne le retenaient pas comme un facteur incontournable dans la mesure où certains exploitants ont mis fin à leurs jours sans difficultés financières particulières. Toutefois, si la cause n'est ni nécessaire ni suffisante, elle est incontournable pour quiconque veut entendre la détresse des agriculteurs aujourd'hui.

Pour les rapporteurs, il est proprement révoltant d'entendre qu'un agriculteur se lève pour perdre de l'argent.

Au-delà de la question de l'évolution des prix des denrées agricoles ces trente dernières années dans de très nombreuses filières, qui impacte directement les comptes d'exploitation des paysans, la question du revenu agricole s'appréhende au regard de l'évolution croisée des charges des mêmes exploitants.

1. Une hausse significative des charges, qui ampute significativement le revenu des agriculteurs

Une éleveuse dans l'Ouest de la France exprime son désarroi au regard des prix accordés à ses productions : « je passe beaucoup de nuits blanches car les années passent et les prix du lait et de la viande malheureusement n'évoluent pas et les charges grimpent. Le problème c'est l'argent car nous avons trois enfants et des privations de tous les jours qu'un enfant ne peut pas toujours comprendre. [...] Mon fils qui a fait des études en agriculture ne reprendra pas la ferme et je le comprends bien ». Et un autre agriculteur de compléter : « notre travail n'est pas rémunéré à sa juste valeur. Comment être rentable lorsque les prix de nos productions sont les mêmes qu'il y a 30 ans alors que les charges n'ont pas cessé d'augmenter ? La plupart d'entre nous vendent à perte. Nous sommes soumis au marché mondial mais avec des règles administratives françaises toujours plus lourdes et contraignantes, que ne connaissent pas nos concurrents ».

Cet effet ciseau est, bien souvent, imputable à des mises aux normes et des investissements très fréquents, comme le rappelle un témoignage : « La détresse financière est liée à la fois à la baisse permanente en [euro] constant des prix et à la mise aux normes, coûteuse, sans contrepartie en termes de valeur ajoutée ». Ce que confirme un éleveur laitier : « qu'on fera toujours plus de lait, [on aura] toujours plus de personnel, mais jamais [plus] de revenus malgré les améliorations et investissements permanents. [...] J'ai 41 ans, je suis logé nourri blanchi chez mes parents. À 50 ans, j'aurai fini de payer ma dette. Je vis du RSA. Tout ce que j'ai en surplus sert à faire fonctionner la ferme. [...] Je n'ai pas de revenu. J'ai bien moins d'argent que ce dont j'ai hérité. Je dépense peu en privé à part acheter mon outil de travail. »

2. Un revenu minime, mais une charge de travail considérable

L'absence de rémunération suffisante, mise au regard des horaires de travail réalisés, est vécue comme une profonde injustice voire un scandale.

Les témoignages recueillis sont multiples. « Qui, à part nous les agriculteurs, accepterait de vivre avec 300 € par mois en faisant 50 à 70 heures par semaine ? » se demande un exploitant. Et un de ses collègues d'affirmer : « ce n'est pas parce que nous n'avons pas de revenu que nous ne sommes pas très productifs. Et nous le sommes, à travailler 7 jours sur 7, sans compter nos heures, sans jours de repos, sans week-end, sans vacances, sans jour férié et sans revenu ».

Bien souvent, l'impossibilité de s'accorder un répit a été mentionnée comme une cause de désarroi des familles paysannes.

Faute de revenus suffisants, il leur est impossible d'envisager d'avoir recours à de la main d'oeuvre salariée pour les décharger. « Tous les services administratifs exigent une présence obligatoire et régulière en ligne. Il est impossible d'embaucher quelqu'un pour faire ce travail, par manque de moyens. Aussi, ce temps de travail est ajouté au vrai temps d'agriculture. En nombre d'heures, ça devient inhumain ».

De même, dans bien des cas, les agriculteurs ne sont pas partis en vacances depuis plusieurs années. « J'ai fait des études dans le but de pouvoir avoir une plus belle vie que celle de mes parents qui eux aussi étaient agriculteurs. J'espère offrir autre chose à mes enfants que ce que j'ai connu. Mais malheureusement les deux mains de mon conjoint ne suffisent plus pour faire le travail. [...] Malheureusement nous n'avons pas la joie de partir en vacances. Mon fils de 12 ans n'est toujours pas parti une seule fois en vacances avec ses parents, ne serait-ce qu'un week-end » regrette une agricultrice de 35 ans. Ce cas n'est pas isolé.

Pour résoudre leurs problèmes de revenus, imputables à des cours bas sur les marchés, certains se lancent dans la quête d'une meilleure valorisation par un surcroît d'activité, des changements de production ou des investissements, pour des agrandissements ou une amélioration de la productivité de l'exploitation. Or les cours peuvent se retourner.

3. Un modèle agricole qui pousse à l'endettement, voire au surendettement

D'aucuns imputent ces difficultés agricoles non pas à des problématiques conjoncturelles mais bien à une crise du modèle agricole en tant que tel. Des discours, plein de verve voire de colère, entendus par les rapporteurs, font état d'un réel désarroi de paysans face à ce qu'ils ne considèrent plus comme le monde agricole auquel ils entendent appartenir. Pour eux, en l'absence de prix rémunérateurs, les acteurs économiques réputés proches des agriculteurs les encouragent à s'engager dans une course délétère à l'agrandissement et à la productivité, faite à coups d'endettement et de charge de travail supplémentaire, plaçant les agriculteurs dans des situations insoutenables.

En plongeant des producteurs dans des situations de détresse, cette mécanique entretient en parallèle une rupture entre des producteurs et les instances représentatives au niveau national et local, qui peut dégénérer en une défiance violemment exprimée, accentuant encore l'isolement des agriculteurs concernés.

S'ajoute à cette problématique un sentiment, partagé par quelques personnes entendues, de crise de la représentativité agricole au sein des instances professionnelles, le taux d'abstention aux dernières élections des chambres d'agriculture pouvant en être un révélateur.

Au-delà de cette problématique malheureusement trop réelle, les rapporteurs ont constaté que le sujet du suicide en agriculture nourrissait de très vives tensions syndicales et professionnelles. Ils le regrettent, tant à leurs yeux, la gravité de la question mériterait une mobilisation unanime et transpartisane des instances professionnelles.

A la question d'un agriculteur ayant connu des difficultés : « les investissements n'étaient pas excessifs mais qui peut prévoir que les rentrées d'argent vont diminuer ? », répond le témoignage d'un exploitant, pluriactif : « dès 2015, la situation économique amenait de grandes questions. J'ai donc cherché une diversification afin de ramener du bénéfice sur l'exploitation. J'ai fait faire une étude économique sur un projet d'engraissement de jeunes bovins. L'étude confirmait qu'en ne faisant rien, l'exploitation serait en cessation de paiement en deux ans et que ce projet était valable. J'ai donc lancé la construction et accueilli les animaux en 2016. C'est à ce moment que tout a dérapé : les récoltes et les prix furent catastrophiques. [...] Depuis, j'enchaîne les galères et les plans d'urgence ».

Pour certaines personnes entendues, mais non la majorité, cette course à l'agrandissement et à l'investissement porte en elle un danger, tant pour le modèle agricole que pour le destin individuel de l'agriculteur concerné.

Un éleveur normand, lui-même confronté à des difficultés, et dont le voisin s'est suicidé, le dit clairement : « les problèmes financiers qui s'accumulent et dont on ne voit pas le bout additionnés à une charge de travail considérable et l'espoir, malgré tout, de pouvoir s'en sortir, nous conduisent droit dans le mur. [...] Des partenaires financent abusivement l'agriculteur, retardant de fait l'apparition des problèmes financiers et quand la situation éclate au grand jour, il est bien souvent trop tard ».

En tout état de cause, l'incompatibilité entre des investissements nombreux engagés par les agriculteurs et l'instabilité du cadre général de la politique agricole est à déplorer : il est quasi impossible de rentabiliser un investissement dans un nouveau bâtiment lorsque les normes changent trop fréquemment. À cet égard, il importe de questionner le fait d'avoir un horizon de la politique agricole commune de 5 à 7 ans alors que des investissements sont le plus souvent amortis sur plus de 10 ans.

L'enfant d'une victime a exprimé sa désillusion sur les problèmes liés à un endettement réalisé pour un bénéfice nul : « [il faut] arrêter de laisser s'endetter les agriculteurs. Ils passent leur vie à rembourser des crédits, et quand arrive le moment de la retraite, les investissements qu'ils ont faits se révèlent inutiles, car les techniques sont obsolètes : le climat a changé, les méthodes d'élevage ont évolué... » .

Tous ces éléments (faiblesse du revenu, hausse des charges non compensée, investissements nombreux imposés ou voulus pour redresser la situation...) exposent les agriculteurs à des risques accrus en matière d'endettement.

Les témoignages en la matière sont très nombreux, comme celui de la conjointe d'un éleveur laitier de l'Ouest de la France s'étant donné la mort il y a plus de dix ans : « la situation financière était saine, mais des difficultés se sont accumulées après avoir fait de lourds investissements pour des mises aux normes, notamment avec un nouveau bâtiment pour des vaches laitières en 2003 ».

Cette question est d'autant plus problématique que certains cautionnements sont réalisés sur le patrimoine personnel de l'exploitant ou nécessitent des garanties accordées par les parents, comme le rappelle un témoignage : « pour financer [mon investissement], la banque a exigé la caution de mes parents. [Si je dépose le bilan], les cautions seraient alors engagées. Non seulement, je perdrais tout y compris la maison, mais l'ensemble du patrimoine de mes parents ainsi que celui de ma soeur. Eux se retrouveraient également sans toit ».

4. Le revenu des agriculteurs, un défi à relever urgemment

Par-delà le débat sur le modèle agricole depuis la mise en oeuvre de la nouvelle politique agricole commune et la plus grande exposition à la concurrence internationale, qui dépasse l'objet du rapport du groupe de travail, il est incontestable que le revenu agricole présente un défi politique national à relever .

La meilleure preuve est que certains témoignages ont fait état de difficultés y compris dans les circuits courts, qui, s'ils induisent davantage de revenus en général en limitant les intermédiaires, induisent également un temps de travail plus important, les gains sur le salaire horaire étant au mieux limités, parfois nuls.

Sans garantir une juste rémunération de leur travail à ses paysans, la France agricole périclite. La question est collective mais elle est aussi individuelle, tant elle expose des agriculteurs à des situations de détresse financière, auxquelles viennent s'ajouter d'autres problèmes familiaux, psychologiques ou de santé.

Tous les leviers doivent être activés pour lever les inquiétudes entendues lors des travaux par les membres du groupe de travail : défauts de la loi Egalim, évolutions inquiétantes de la politique agricole commune, tant sur le budget que sur les modalités de distribution des aides, la plus grande exposition aux aléas climatiques accentuant le risque de retournement conjoncturel pour les céréaliers, la tendance lourde d'érosion des parts de marché à l'export.

Les difficultés financières rencontrées sur l'exploitation nourrissent, sans doute, en partie, un sentiment d'échec ainsi qu'une perte de sens dans leur travail.

Le fils d'un agriculteur décédé en 2019 a par exemple confié aux rapporteurs que « dans son courrier d'adieu, mon père disait être devenu incompétent, voire plus bon à rien. "Quand je travaille, je ne suis arrivé qu'à brasser de l'air !" ». De même, le voisin d'un agriculteur s'étant donné la mort à l'âge de 35 ans , témoigne également que « même si toutes les difficultés n'étaient pas liées à sa ferme, il a dit à son fils de 9 ans le matin même de sa mort : "Ne fais pas agriculteur !". C'est un message fort, qui donne à réfléchir ». Une jeune agricultrice, détaillant le quotidien de son conjoint, confirme ce propos : « son travail, son acharnement ne payent pas, et le quotidien ne s'améliore pas. Je suis moins heureuse que par le passé car notre niveau de vie a énormément baissé mais nous n'avons pas le choix, si nous voulons essayer de nous en sortir ».

L'absence de rémunération est, enfin, perçue comme un manque de reconnaissance sociale de la part de la société vis-à-vis de ses agriculteurs.

Cette donnée peut surprendre tant les sondages récemment mis en avant dans la presse font état de l'affection des Français pour leurs agriculteurs. Un sondage Odoxa Dentsu-consulting rappelait que 9 Français sur 10 ont une bonne opinion des agriculteurs, les qualifiant de citoyens « utiles », « courageux », « passionnés », « proches des gens », et « sympathiques ».

Toutefois, en interrogeant cette fois les agriculteurs, leur perception est très différente.

Parmi les nombreux témoignages reçus à cet égard, celui d'une éleveuse bretonne est sans doute le plus parlant : « La France n'aime pas ses agriculteurs. Mon fils, qui a fait des études en agriculture, ne reprendra pas la ferme et je le comprends bien ».

L'incompréhension provient du décalage entre la vocation de l'agriculteur, celui de nourrir la population, et la reconnaissance que la société semble lui donner au travers de sa rémunération. Les phrases sur ce thème ont été très fréquentes dans les témoignages, comme si les Français avaient oublié l'importance de la production agricole : « ce n'est pas parce que l'on ne gagne pas d'argent que l'on n'est pas très productif et que l'on n'enrichit pas la nation » ; « ce sont quand même eux [les agriculteurs] qui nourrissent la France alors qu'eux-mêmes ne peuvent se nourrir avec leur propre travail » ; « nous sommes d'utilité publique, nous vous nourrissons trois fois par jour et nous mourons les uns après les autres ». À tel point qu'un exploitant affirme : « les agriculteurs ne se suicident pas, ils sont assassinés ».

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