C. LES TÉMOIGNAGES ONT MIS EN EXERGUE UNE MULTIPLICITÉ DE FACTEURS INCONTOURNABLES : ISOLEMENT, PROBLÈMES FAMILIAUX SPÉCIFIQUES AU MONDE AGRICOLE, REMISE EN CAUSE DE LA LIBERTÉ D'EXPLOITER...
Certains autres traits reviennent très fréquemment dans les témoignages et doivent nécessairement nourrir la réflexion.
1. Un sentiment d'isolement très marqué selon les témoignages
C'est le cas de l'isolement marqué de certains agriculteurs, confinant à la solitude.
Selon les retours de l'observatoire Amarok ( cf. infra ), qui a interrogé les exploitants agricoles de Saône-et-Loire sur leur santé au travail, 36 % des 214 répondants ont déclaré se sentir isolés, dont 14 % très isolés.
L'ami d'un agriculteur s'étant donné la mort à 55 ans, sans de grandes difficultés financières selon lui, a pu le constater : « seul après le travail, seul pendant les fêtes, seul dans ses champs à affronter les polémiques stériles de la population qui critique mais qui n'y connaît rien » .
Cette question recoupe, naturellement, celle du célibat dans le monde agricole. Un salarié des chambres d'agriculture, en charge du suivi des agriculteurs en difficultés depuis plus de dix ans, parle de la nécessaire lutte contre la « décohabitation des générations agricoles », entraînant des phénomènes de célibat plus prégnants qu'il y a quelques années. S'il relève d'un cas spécifique, le témoignage d'un agriculteur au sujet d'un de ses collègues s'étant suicidé à 55 ans, pourrait éclairer un sentiment ressenti par quelques agriculteurs isolés : « j'ai un collègue [...] qui s'est suicidé malgré une exploitation rentable et une vie sociale... seulement il était célibataire, sans enfant donc sans but dans la vie ». Parmi les difficultés relatives au suicide d'un ses oncles, un témoin mentionne « peut-être, la retraite arrivant, le fait de ne pas avoir fondé sa famille » .
2. La famille dans le monde agricole : l'importance de comprendre le poids spécifique de l'héritage et de la transmission
Les problèmes familiaux reviennent souvent dans les témoignages justement.
Au-delà de la question du divorce, qui est très fréquemment mentionnée dans les témoignages recueillis, la nature particulière du lien social, et notamment familial, dans le monde agricole a fait l'objet de nombreux récits. Le film d'Édouard Bergeon, « Au nom de la terre », inspiré de l'histoire du père du réalisateur, Christian, qui s'est donné la mort en 1999, dont l'histoire a été confirmée par l'audition de Marylène, sa femme, a contribué à la mise en lumière de cet enjeu complexe.
Plusieurs témoignages font état, comme le fait le réalisateur Édouard Bergeon, de la difficile cohabitation entre des parents, ayant transmis leur exploitation, et leur héritier. Pour la fille d'une agricultrice qui s'est donné la mort, « une exploitation agricole, c'est avant tout un héritage familial avec souvent une proximité des anciens qui n'est pas toujours évidente [...] ». À ces difficultés familiales s'ajoutent, pour elle, des conflits d'entourage pesants : « beaucoup d'agriculteurs [...] ont ce sentiment de persécution, de complots, de la part de leurs voisins et de leurs amis ».
Cela peut s'expliquer, parfois, par une difficulté à tourner la page. Un des enfants d'une victime, un exploitant agricole s'étant donné la mort six mois après avoir pris sa retraite, l'exprime au sujet d'une transmission à un jeune agriculteur, certes, hors du cadre familial : « à mon avis, le geste de mon père est dû à un projet de retraite mal préparé. Sa vie était vide, il ne s'était pas préparé à avoir du temps libre, lui qui avait toujours travaillé dur. Il a considéré que le [jeune] fermier prenait sa place. [...] Le jeune homme n'avait pas les mêmes méthodes qu'eux, et ils ne supportaient pas d'avoir quelqu'un sur leurs terres. [...] La retraite crée un vide sidéral qui peut amener au suicide ».
Cette problématique spécifique aux retraités agricoles est, aux yeux des rapporteurs, centrale . À cet égard, le nombre élevé de suicides parmi les retraités agricoles ou les personnes approchant de la retraite, constat documenté par l'étude de la MSA de 2019 (cf. supra ), doivent alerter (cf. première partie). Par-delà la difficulté à quitter la vie active, l'absence de reconnaissance d'une vie de travail par de nombreux agriculteurs est source de souffrance. Pour un proche d'un agriculteur investi en polyculture élevage, l'absence de retraite suffisante alimente un désarroi profond : « ils ont besoin d'un minimum retraite, pour que leur travail, leur passion, qui n'est pas toujours rémunératrice, ait une finalité qui ne soit pas dramatique ». Un agriculteur exprime, à bien des égards, l'incompréhension de nombreux exploitants sur le sujet des petites retraites : « nous donnons 30 000 € de MSA par associé non-exploitant pour une retraite de misère, où nous toucherons à peine 600 € » .
Le sujet des petites pensions agricoles se répercute dans la vie d'une jeune agricultrice : « pour couronner le tout, nous avons en charge mon beau-père, ancien agriculteur, ayant peu de retraite, aucune envie de quitter le domicile et puis, comme il vit à côté de chez nous, on ne se pose pas de question ».
Dans ce contexte, la transmission de l'exploitation , en elle-même, peut devenir un sujet conflictuel entre générations. D'aucuns ont précisé aux rapporteurs lors d'auditions que, trop souvent, la transmission était la seule manière pour les parents de recevoir un capital permettant de financer leur retraite, à défaut de pensions suffisantes, ce qui ne peut qu'accroître les tensions liées à celle-ci.
Dès lors, la transmission peut constituer une charge considérable à l'installation pour le jeune installé, engendrant des tensions. « [les difficultés], elles datent du berceau, avec le fardeau du garçon qui doit prendre la suite de son père. Et cela s'accélère avec les lourdeurs administratives ». L'exemple d'un exploitant de la Marne illustre concrètement cette problématique : « la reprise d'entreprise fut coûteuse, trop coûteuse. Le cabinet comptable de l'époque estimant que la conjoncture resterait favorable durablement, le chiffre annoncé fut plutôt élevé. Je ne souhaitais pas signer ce montant mais j'ai dû me résoudre à le faire pour acheter la paix familiale. Je me disais que j'étais trop pessimiste et que les anciens avaient raison ».
Plus généralement, en dépit d'une indéniable solidarité des parents sur les exploitations, venant en aide et poursuivant, en pratique, leur activité agricole, une certaine pression familiale indirecte peut s'exercer, à certains égards, sur les néo-exploitants.
Charge à eux de faire fructifier un héritage familial construit par le labeur des aïeuls. En cas de difficultés, l'impression d'avoir échoué à faire survivre ce patrimoine crée un sentiment d'échec chez l'exploitant, comme le rappelle le témoignage suivant : « l'agriculture est avant tout une question familiale. La famille dont la puissance se mesure à l'importance du domaine qu'elle met en valeur et qu'elle transmet aux générations futures. Les crises successives [...] sont autant de difficultés. [C'est] un fardeau lourd à porter pour celui et celle qui n'arrivent pas à sauvegarder et faire fructifier cet héritage ».
Une agricultrice, ayant accepté de raconter son histoire, le dit autrement : « mon mari est encore en vie, mais je me demande jusqu'à quand. Dans les pires moments, il m'arrive d'envisager sa fin de vie comme la seule manière de mettre fin au calvaire que l'on vit. [...] [La cause], c'est plutôt la pression intellectuelle et familiale. Même s'il aime son métier, il a repris la ferme plus par évidence que par conviction. Et maintenant, il doit prouver à tous qu'il est capable de faire aussi bien que son père, son grand-père, ses voisins... [...] Il semblerait que la séparation du GAEC dans le passé ait été un élément déclencheur de la crise : travailler plus pour prouver à son ex-associé que l'on peut y arriver sans lui [...] Je crois qu'il préfère sauver son honneur vis-à-vis de ses proches que de sauver son couple et sa famille ».
Une proche d'une victime témoigne dans le même sens : « prendre de la hauteur... Et aussi à se détacher de cette pression familiale inconsciente mais ô combien dévastatrice (conflit de générations) ! Les problèmes sont certes agricoles, liés souvent au surendettement mais surtout ce sont des problèmes humains ! »
3. Le sentiment de la perte de liberté d'exploiter
Un autre facteur, largement repris, est celui de la complexité administrative du métier d'agriculteur . Pour de nombreux témoignages, « le fait de ne plus rien comprendre à rien, la folie bureaucratique, est propice à un sentiment négatif, à la perte de sens ». La hausse des exigences administratives crée un décalage avec les attentes de l'agriculture : « le carcan fiscal, social, financier, assurantiel, téléphonie, EDF, Engie... est là, omniprésent, tellement décalé de la réalité des paysans », ce « poids et la complexité de l'administratif alors que souvent l'agriculteur est devenu agriculteur parce que cette partie n'était pas sa tasse de thé », comme le rappelle un proche d'un agriculteur s'étant donné la mort à l'âge de la retraite.
Cette contrainte nourrit, à bien des égards, le sentiment d'un manque de confiance envers une profession, voire d'une certaine défiance , ce dont témoigne la conclusion d'un exploitant : « nous sommes la profession la plus surveillée et la plus contrôlée ».
Certains perçoivent également cela comme une trahison du métier de paysan, voire d'une certaine dépossession de leur liberté d'exploiter . Un exploitant estime par exemple qu'« on ne vit plus de notre métier qui est de vendre du lait ou de la viande [...] [à leur juste] valeur. Nos revenus existent avec la PAC, les MAEC, les PCAE, ... Mais la contrepartie c'est de la paperasserie de plus en plus compliquée, et des sanctions possibles ».
Le sentiment s'étend même, pour certains, aux coopératives, experts techniques, fournisseurs et clients, allant jusqu'à parler de « réduction en esclavage » lors de la signature de certains contrats. Un proche d'une victime raconte, sans aller jusque-là, que son frère « s'est enfoncé dans un conflit de loyauté, au vu de sa personnalité, et sa parole qu'il n'allait plus pouvoir tenir. [...] Il serait indispensable que l'agriculteur demeure le décideur de son avenir et de sa ferme ».
4. L'importance de l'élément déclencheur
Enfin, les rapporteurs ont constaté, dans divers témoignages, l'existence d'un élément déclencheur , qui des problèmes de santé, qui des difficultés familiales ou de voisinage, qui un problème sanitaire dans un élevage ou un incendie dans un bâtiment agricole, qui un aléa climatique ruinant une récolte...
Cette goutte d'eau faisant déborder le vase revient dans de nombreux récits. Un proche se rappelle par exemple qu'« il y a eu aussi un feu sur un stock de paille un ou deux ans avant. Feu supposé volontaire ! Quelques semaines avant, il y avait eu un accrochage avec un voisin de la communauté du voyage qui se permettait de faire du quad dans leurs blés... avec récurrence ». Les témoins rappellent, au reste, la difficulté à identifier ces situations alarmantes en amont pour prévenir le suicide. Certains mettent à part, en revanche, les problèmes de santé au regard de leurs conséquences directes sur la capacité de l'exploitant à poursuivre son métier. Pour le parent d'un agriculteur en grandes cultures qui s'est donné la mort à l'âge de 48 ans, il convient prioritairement d'améliorer « la prise en charge des problèmes de santé qui engendrent une impossibilité de faire face aux exigences du métier ».
À cet égard, pour les rapporteurs, la survenue d'une calamité agricole doit faire l'objet d'un suivi particulier des exploitants concernés.