D. UN FACTEUR AGGRAVANT : L'AGRIBASHING
L' agribashing est un terme apparu dans le débat public très récemment qui fait écho à un sentiment résultant d'actions de dénigrement du monde agricole, initiées, pour leur face la plus visible, par des organismes environnementaux, relayées massivement par les médias, et entretenues, plus insidieusement, par des réactions de tous les jours contestant le droit même de l'agriculteur à poursuivre son exploitation.
Bien entendu, l'agribashing de surface, bien connu, est alimenté par les actions médiatiques dont sont victimes les agriculteurs , notamment par des inscriptions (tags) à caractère antispéciste ou anarchiste apposées sur les murs d'enceinte de leurs exploitations. L'accroissement des intrusions de personnes de nuit sur ces mêmes sites, pilotées par des associations, entretient, en outre, un sentiment d'insécurité : les auteurs filment alors l'intérieur des exploitations en mettant en lumière les conditions de captivité du bétail et, parfois, en libérant ainsi des animaux de façon symbolique. Le recours à des drones, en facilitant la réalisation de ces intrusions, est un facteur multiplicateur important.
L'opération DEMETER
Depuis octobre 2019, la direction générale de la gendarmerie nationale a mis en oeuvre l'opération DEMETER, destinée à apporter une offre de sécurité globale et coordonnée à l'ensemble des problématiques qui touchent le monde agricole en menant des actions de prévention au regard d'actes délictueux, en lien avec les organismes de représentation du monde agricole, d'anticipation de la menace et de traitement judiciaire des atteintes visant le monde agricole.
En pratique, au niveau territorial, des plans départementaux dédiés à la sécurité des exploitations agricoles sont pilotés par les groupements de gendarmerie nationale sous l'autorité du préfet et dans le cadre des observatoires départementaux de l'agribashing. Des conseils peuvent être donnés aux professionnels agricoles par des militaires spécialement formés comme les référents Sûreté et prennent la forme d'audits ou de diagnostics de sécurité.
Au niveau central, une réunion trimestrielle rassemble des syndicats agricoles et la gendarmerie nationale afin d'échanger sur les faits de nature nationale.
Selon les chiffres transmis par le ministère de l'Intérieur, en 2019, 49 intrusions ou dégradations au sein d'exploitations agricoles à des fins idéologiques ont fait l'objet d'un suivi. En 2020, malgré les confinements, leur nombre demeure à un niveau élevé de 30 atteintes aux biens, notamment dans la région Pays-de-la-Loire.
Le sentiment d'insécurité, voire de persécution, est en outre nourri par deux phénomènes.
D'une part, il est à déplorer un nombre élevé d'infractions d'atteintes aux biens avec près de 15 000 faits constatés rien qu'en 2020. À cet égard, il convient de s'inquiéter de leur relative stabilité malgré les confinements imposés : alors que l'ensemble des infractions d'atteintes aux biens constatées en gendarmerie en 2020 ont diminué de 19,3 % du fait de la crise sanitaire, ces données n'ont reculé que de 3,7 % pour les exploitations agricoles. L'analyse de ces infractions révèle un nombre prédominant de vols de véhicules, accessoires, d'outillage voire d'animaux vivants. Un nombre élevé de destructions ou dégradations est également à relever, tant sur les bâtiments (tags, incendies volontaires...) que sur les cultures.
D'autre part, les violences et menaces, si elles relèvent majoritairement de conflits de voisinage ou intra-familiaux, peuvent également être en lien, en partie, avec la profession d'agriculteur.
Cette recrudescence des conflits en lien avec l'activité agricole dans un monde rural en recomposition est au coeur des propos des agriculteurs consultés par les rapporteurs. Par exemple, « je me souviens de mon enfance, avec la traversée des vaches au milieu du village. Eh bien, avec les nouveaux arrivants dans les années 2000, la conciliation avec ce fonctionnement était compliquée. Bien qu'elle amenait du folklore, pour certains, c'était une contrainte inacceptable » selon un proche d'une victime. De même, la fille d'un agriculteur en grandes cultures en difficultés a « l'impression que la société est contre les agriculteurs avec la vision de l'agriculteur pollueur, qui fait souffrir ses bêtes, qui dérange... À ce sujet, on ne compte plus les exemples d'agriculteurs qui travaillaient un dimanche par exemple et à qui le propriétaire de la villa voisine s'en est pris parce qu'il ne pouvait pas faire son barbecue du dimanche tranquillement ».
La prolifération des conflits de voisinage en raison du chant d'un coq, de la vision du crottin de cheval ou de l'odeur d'un élevage de cochons a ainsi justifié l'intervention du législateur 64 ( * ) afin de définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises. Sont désormais inscrits « les sons et les odeurs » qui caractérisent les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins au sein du patrimoine commun de la nation.
Ce type de conflits d'un genre particulier, s'ajoutant à un contexte d'insécurité déjà préoccupant, alimente, dans les faits, un agribashing profond, qui prospère d'autant plus qu'il repose sur des filières agricoles en difficultés dont le travail n'est plus reconnu socialement.
Le sixième questionnaire en ligne de l'observatoire Amarok (cf. supra ), sur la base de retours d'agriculteurs dans le département de la Saône-et-Loire, outre des questions générales sur leur santé, s'est intéressé en particulier à l'expérience des agriculteurs de l'agribashing. Les résultats de l'étude ont été présentés par le professeur Torrès aux rapporteurs lors de leur déplacement en Saône-et-Loire le 4 février 2021. Ils traduisent cette omniprésence du sentiment de dénigrement professionnel dans le monde agricole.
La mesure de l'agribashing
40 % des agriculteurs interrogés ont vécu au moins une situation de harcèlement lors du dernier mois (critiques permanentes, harcèlement téléphonique, fausses rumeurs, jugements blessants ou injustes, introduction illégale dans l'exploitation, etc.). 20 % d'entre eux indiquent y avoir été confronté tous les jours ou presque.
Il convient par ailleurs de noter que pour 52 % de ces agriculteurs, la pression est venue de la presse et des médias (les ONG de protection de l'environnement ne venant qu'en 3 e position). Enfin, lorsqu'ils entendent les médias parler de leur métier, 54 % des agriculteurs ressentent déception et incompréhension (11 % de la colère).
L'étude du total des résultats aboutit, enfin, au lien suivant : les exploitants agricoles ayant reçu des critiques permanentes à propos de leur travail ont un risque de burn-out significativement plus élevé que ceux qui n'y ont pas été confrontés.
Bien entendu, la question de l'utilisation de produits phytopharmaceutiques incarne, à bien des égards, l'acmé du sentiment d'agribashing profond ressenti par les agriculteurs. Un exploitant rappelle une évidence : « il faut arrêter de nous traiter de pollueur sans cesse. Ce n'est pas par plaisir que nous sortons les pulvérisateurs ». Toutefois, il n'empêche que la perception de « l'agriculteur pollueur » est très ancrée dans les avis recueillis, comme en atteste l'extrait suivant : « des années de politiques anti monde agricole nous ont transformés, pour la population en général, en des profiteurs de primes publiques, des pollueurs des assassins de l'environnement ». L'apparition de conflits de plus en plus violents relatifs à l'utilisation de produits phytopharmaceutiques pose un problème majeur dans le monde rural qu'il ne faut pas occulter. La fille d'un agriculteur investi en grandes cultures a décrit « la peur d'aller traiter ses cultures et qu'une voiture s'arrête pour vous insulter, voire vous frapper... Dans quel autre métier travailler est devenu aussi difficile ? ».
Les rapporteurs ont acquis la conviction que la fréquence accrue de ces faits isolés, à l'apparence mineure, augmentent considérablement, ces dernières années, la détresse des agriculteurs, ayant perdu à la fois la reconnaissance économique de leur travail et la reconnaissance sociale de leur fonction.
Un exploitant de l'Est de la France a, par exemple, lors de la consultation en ligne, déclaré : « je crois que le point commun est le dénigrement de notre métier qui est pour chacun d'entre nous une passion. En fait une impression que la planète entière est contre notre activité » . Son propos fait écho à celui d'un autre témoin, proche d'un éleveur de l'Ouest de la France s'étant donné la mort il y a quelques années : « en termes de revenus, de retraite, de coût social, les agriculteurs apparaissent aujourd'hui comme des parias vis-à-vis de leurs voisins non-agriculteurs ».
Ce sentiment de persécution est accru, en outre, par la perception, au mieux, d'une déconnexion, au pire, d'une certaine hostilité politique et médiatique envers leur profession, ce que rappelle le témoignage suivant : « mon expérience du secteur agricole me permet de mettre en avant plusieurs causes : incapacité à pouvoir valoriser un patrimoine familial, agribashing incessant [et] de plus en plus dur et proche des personnes, incompétence des grands médias révélant un esprit citadin partisan et irréaliste, libéralisme aveugle qui impose le "toujours moins cher" et qualité médiocre, attaques des politiciens qui cherchent à plaire aux citadins sans chercher à comprendre et à défendre une bonne pratique agricole, gigantisme des coopératives où l'agriculteur se sent exclu des décisions importantes ».
Surtout, cet agribashing d'atmosphère infuse non seulement l'exploitant mais également toute sa famille, et notamment ses enfants. « On revient à l'époque de fils de "plouc" où les enfants de paysans n'osent plus dire quel est le métier de leur parent » estime un témoignage. La fille d'un agriculteur, âgée de 20 ans, le dit autrement : « même en tant qu'enfants d'agriculteurs, nous sommes stigmatisés depuis notre petite enfance ! ».
L'agribashing n'est pas qu'un mot médiatique dénué de sens : il est très profondément ressenti comme une injustice criante par tout un monde agricole ne comprenant pas les accusations dont il fait l'objet par une frange de la population de plus en plus active. Il vient de surcroît aggraver un sentiment d'abandon déjà fortement présent dans l'esprit du monde paysan, confronté à des difficultés économiques croissantes et en quête d'une reconnaissance sociale pourtant méritée. C'est, en tout état de cause, une variable à prendre en compte aujourd'hui lorsqu'on appréhende le sujet de la détresse de certains agriculteurs.
* 64 Loi n° 2021-85 du 29 janvier 2021 visant à définir et protéger le patrimoine sensoriel des campagnes françaises.