E. UNE HIÉRARCHISATION DES FACTEURS DIFFICILE À ÉTABLIR

Les rapporteurs notent que la multiplicité de ces causes complexifie la rationalisation de leur analyse et la capacité des pouvoirs publics à bien calibrer les outils d'accompagnement. Dans un souci de synthèse, le sociologue Nicolas Deffontaines a toutefois tenté, lors de son audition par le groupe de travail, de dresser une typologie des suicides agricoles, prolongeant en cela sa thèse soutenue en 2017. Le suicide agricole peut ainsi s'appréhender à travers la tétralogie suivante.

1. La difficile conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale

Se détache, tout d'abord, la figure de l'agriculteur confronté à une imbrication difficile entre le travail et la vie familiale, ou, pour reprendre les mots d'Alice Barthez, à « un choc entre un rapport de travail et un rapport familial » 65 ( * ) .

Comme les témoignages le rappellent, l'activité agricole demeure très familiale en France, quotidiennement avec la mobilisation du noyau familial dans les travaux agricoles, de jour comme de nuit, et, plus généralement, dans la transmission de l'exploitation. Pour le sociologue, « cette régulation familiale de leur activité met, notamment, les jeunes agriculteurs au coeur de tensions très fortes : difficulté de l'autonomisation conjugale face aux parents présents jour après jour, revendication croissante de l'indépendance personnelle qu'il s'agit de faire cohabiter avec l'héritage familial... La diffusion de la norme de l'épanouissement personnel dans le travail et dans la vie familiale place ces jeunes face à des injonctions contradictoires auxquelles ils se sentent sommés de trouver une réponse pour satisfaire à l'impératif de maintien de l'exploitation », les plaçant, à bien des égards, « dans une position difficilement tenable de conciliateur entre les différents membres de la maisonnée, notamment entre leurs parents et leur conjointe » 66 ( * ) .

2. La peur de l'échec de la transmission de l'exploitation

La deuxième configuration concernerait les agriculteurs approchant de la retraite.

Certains agriculteurs, proche de la retraite, se voient dans l'impossibilité de transmettre leur exploitation. La transmission de l'exploitation étant l'accomplissement d'une vie de labeur, les difficultés rencontrées lors de celle-ci provoquent un sentiment « de vie perdue », face à « l'héritage refusé ». Cette explication éclaire d'un jour particulier le pic de suicides intervenus entre les années 1980 et le milieu des années 1990, lequel s'expliquerait par une surmortalité des agriculteurs de plus de 55 ans. « Or, ces années correspondent à l'âge d'or de l'héritage refusé : la baisse du nombre d'exploitations s'accélère aux deux extrémités de la pyramide des âges entre les recensements agricoles de 1988 et 2000 ; de même, l'élévation du niveau de diplôme des jeunes générations les dote d'un capital scolaire monétisable à l'échelle nationale qui rend la transmission du métier de plus en plus difficilement tenable. Ces processus qui surgissent au milieu des années 1980 bouleversent les mécanismes classiques de reproduction sociale de la paysannerie » 67 ( * ) explique le sociologue .

Si ce type était avéré, et que les conflits générationnels quant au renouvellement des générations venaient à s'intensifier pour des raisons diverses, il conviendrait de garder à l'esprit le fait qu'un tiers des agriculteurs ont aujourd'hui plus de 55 ans, alors que l'étude de la MSA de 2019 notait déjà une importante surmortalité par suicide parmi les agriculteurs de plus de 65 ans.

Source : Audition de Nicolas Deffontaines

3. L'isolement et le célibat, facteurs de rupture de l'équilibre social

Le troisième cas-type relèverait davantage d'un isolement social prononcé. Cette variable se retrouve relativement présente dans l'étude des suicides rencontrés dans les petites exploitations, avec des taux supérieurs à la moyenne nationale.

Ces agriculteurs, par leur modèle, sont souvent plus éloignés de l'écosystème professionnel (syndicats, CUMA, coopératives, chambres d'agriculture...) et sont, en outre, davantage confrontés au célibat. Les travaux de Christophe Giraud 68 ( * ) ont démontré que « le célibat définitif parmi les hommes de 40 à 49 ans est 2,6 fois plus important parmi les agriculteurs sur petite exploitation que parmi ceux exerçant sur une grande exploitation ; de même, les éleveurs, notamment laitiers, sont davantage célibataires » 69 ( * ) . Or le célibat est un facteur de risque supplémentaire : « les suicides d'agriculteurs célibataires représentent 35 % de l'ensemble des morts volontaires de 2007 à 2011, tous âges confondus et pour les deux sexes, et même 38 % pour les hommes, alors que le taux de célibat est de 21,1 % en 2003 pour les hommes » 70 ( * ) .

Plus spécifiquement, le sociologue propose, en s'appuyant sur plusieurs cas, une analyse dynamique de la détresse d'agriculteurs confrontés à un isolement social au caractère prédominant.

Pour ces cas spécifiques, initialement, les agriculteurs disposent de relations sociales établies, centrées par un mécanisme de cercles concentriques autour de l'exploitation familiale. Lors d'une deuxième phase, leur système de relations sociales se trouve déstabilisé, en raison d'un changement d'intensité et de qualité d'un lien social, créant une rupture claire de l'équilibre atteint. Ce brusque changement peut prendre diverses formes et provenir d'un événement brutal, d'un accident au travail, d'un problème de santé, d'un conflit familial...

Cette perte d'équilibre engage l'exploitant dans une troisième phase, marquée par une disqualification en cascade durant plusieurs mois voire années. Toutes ses sphères de sociabilité sont altérées par la rupture d'équilibre entraînant des modifications d'attitude dans les relations avec la famille, les pairs, les fournisseurs, etc. Cette remise en cause professionnelle de l'exploitant accroît sa volonté d'isolement, s'enfermant dans une spirale incluant, souvent, des phases d'alcoolisme.

La quatrième phase se caractérise par un manque de sociabilité permettant d'enrayer cette spirale mortifère. À l'inverse, les relations d'aide sont perçues comme des facteurs de « honte sociale », la présence d'autrui ramenant l'agriculteur à son sentiment d'échec. Cela inclut, bien entendu, un éventuel suivi par un travailleur social. « De liens protecteurs, ils deviennent des liens destructeurs, aggravant l'état de détresse dont ils ne peuvent se soustraire. » 71 ( * )

Enfin, la cinquième phase inclut, selon l'enquête qualitative, à défaut de données statistiques suffisantes, la rupture d'un lien central dans la vie de l'agriculteur, qui peut passer, par exemple, par un divorce.

« L'institution juridique donne le coup de sifflet final qui signifie pour l'individu la défaite et l'impossibilité, pourrait-on dire, de "remonter". [...] Ce sont le divorce et la déliquescence de l'exploitation qui consacrent la disqualification sociale, font atteindre le point de non-retour à ce processus et leur fait comprendre qu'ils ne pourront pas, d'une certaine façon, revenir en arrière. » 72 ( * )

Au-delà de cette explication dynamique, le processus d'isolement social doit être bien analysé pour mieux adapter les accompagnements proposés. À cet égard, le divorce comme le veuvage, semblent constituer, dans bien des cas, des éléments déclencheurs. La problématique revient régulièrement dans les témoignages recueillis lors de la consultation en ligne.

4. Une asymétrie entre engagement professionnel et reconnaissance sociale et financière

Enfin, un quatrième profil de « victime type » peut être distingué, celui d'un engagement fort dans le travail non reconnu à sa juste valeur.

Cet agriculteur n'aurait pas forcément de problème d'intégration sociale. Très fortement engagé dans son travail, quitte à parfois être victime de surmenage, la traversée de difficultés économiques, conjoncturelles comme structurelles, tout comme le sentiment d'une perte du sens de l'engagement dans le travail par l'alourdissement des nombreuses procédures à remplir sont perçus comme des échecs et des remises en cause personnels, heurtant son idéal d'indépendance. Nicolas Deffontaines confirme que « le contrôle administratif est vécu comme une intrusion dans la façon dont ils entendent travailler, et il est fréquent lors des entretiens de les voir souligner le caractère absurde de certaines règles, d'en faire apparaître les contradictions, révélant en creux leur sentiment d'un contrôle social formel illégitime » 73 ( * ) .

De même, pour ces agriculteurs, la position de l'exploitant en tant que « preneur de prix », entre un achat impératif de consommations intermédiaires et une vente de produits sur laquelle il n'a pas la main, est vécue comme une dépendance économique entrant en contradiction avec sa volonté d'indépendance.

Dès lors, les retournements conjoncturels, dus à des aléas climatiques ou de marché, en accroissant le sentiment de déprise, renforceraient la détresse de ces exploitants. Pour eux, « la perte de sens des investissements consentis est d'autant plus forte [...] qu'ils avaient davantage de raison de croire en leur bien-fondé » 74 ( * ) . « C'est au nom de la quête de l'indépendance que les individus cherchent à se maintenir dans ce statut d'agriculteur, et sont prêts pour cela à travailler "sans compter". L'engagement dans le travail reste dès lors acceptable tant que cette indépendance est garantie. Lorsque ce sens s'effondre, l'engagement devient ritualiste, comme imposé par une force purement extérieure, et l'indépendance statutaire apparaît dès lors comme un "piège". [...] L'indépendance devient aliénation. » 75 ( * )

Cette variable serait susceptible, selon le chercheur, d'expliquer que « le taux de suicide des "petits" agriculteurs (50-99 ha) est resté stable sur la période 2007-2011 alors qu'il a augmenté après la crise agricole de 2008-2009 pour les "gros" exploitants (plus de 100 hectares) » 76 ( * ) .


* 65 Alice Barthez, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica, 1982.

* 66 N. Deffontaines, « Suicides d'agriculteurs : sortir du réductionnisme économique », revue Sésame n° 6, 2019.

* 67 Ibid.

* 68 Christophe Giraud, « Là où le célibat blesse. L'estimation du célibat en milieu agricole », Revue d'Études en Agriculture et Environnement 4.94 (2013)

* 69 Nicolas Deffontaines, « Les suicides des agriculteurs. Pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide », Thèse de doctorat soutenue le 29 mai 2017 - Université de Bourgogne CESAER (UMR 1041), AgroSup, INRA, Université de Bourgogne Franche-Comté.

* 70 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 71 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 72 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 73 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 74 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 75 Nicolas Deffontaines, op. cit.

* 76 Nicolas Deffontaines, « Suicides d'agriculteurs : sortir du réductionnisme économique », revue Sésame n° 6, 2019.

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