III. UN NOMBRE CROISSANT DE DISPOSITIFS DE PRÉVENTION ET D'ACCOMPAGNEMENT, QUI PRÉSENTENT TOUTEFOIS PLUSIEURS LACUNES

La problématique du suicide ne bénéficie d'une attention soutenue des pouvoirs publics que depuis une vingtaine d'années 77 ( * ) .

La stratégie nationale d'actions face au suicide 2000-2005

Annoncée le 19 septembre 2000 dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne, il s'agissait alors du premier programme d'actions sur ce sujet, décliné en quatre axes :

- favoriser la prévention par un dépistage accru des risques suicidaires ;

- diminuer l'accès aux moyens létaux ;

- améliorer la prise en charge ;

- améliorer la connaissance épidémiologique.

Son objectif était alors de parvenir à réduire le nombre annuel de suicides de 12 000 à moins de 10 000, but réaffirmé par le législateur en 2004 78 ( * ) à horizon 2008.

Depuis, les plans d'action et de prévention se sont succédés afin de renforcer la prévention et l'accompagnement en la matière 79 ( * ) ; en particulier, plusieurs initiatives propres au monde agricole sont mises en oeuvre depuis 2011.

Si ces dernières rencontrent des limites inhérentes à ce type de démarche, elles demeurent essentielles, si tant est que plusieurs pistes d'amélioration soient mises en oeuvre afin d'accroître leur notoriété et leur efficacité ainsi que de renforcer leur coordination.

A. DEPUIS DIX ANS, UN NOMBRE CROISSANT DE DISPOSITIFS DE PRÉVENTION ET D'ACCOMPAGNEMENT SOUS L'ÉGIDE DE LA MUTALITÉ SOCIALE AGRICOLE

En 2011 80 ( * ) , le ministre chargé de l'agriculture a confié à la caisse centrale de la mutualité sociale agricole (CCMSA) la mission de mettre en place un plan national d'actions contre le suicide en milieu agricole.

Trois axes de travail ont alors été dégagés par la MSA :

• le développement d'un partenariat avec l'institut de veille sanitaire (INVS, devenu Santé publique France en 2016) afin de mieux quantifier la mortalité par suicide des exploitants et salariés agricoles . Les développements ci-dessous ne porteront pas sur ce premier axe, dont les mérites et limites ont été détaillés supra 81 ( * ) ;

• la mise en place d'un dispositif national d'écoute pour les agriculteurs en situation de détresse (Agri'écoute) ;

• la création de cellules pluridisciplinaires de prévention dans chaque caisse de MSA pour repérer et accompagner les agriculteurs en difficultés.

La demande du ministre chargé de l'agriculture s'inscrivait alors dans le cadre d'un programme national plus vaste d'actions contre le suicide pour la période 2011-2014, élaboré par six ministères 82 ( * ) et ne se limitant pas à l'agriculture. Ce programme comprenait alors cinq axes principaux : développer la prévention et la postvention, améliorer la prise en charge des personnes en risque suicidaire, informer et communiquer autour de la prévention du suicide, former des professionnels, réaliser études et recherches.

1. Le dispositif Agri'écoute
a) Un numéro d'écoute pour les situations de détresse psychologique
(1) Un nombre important d'appels, mais une baisse tendancielle depuis deux ans

Un numéro téléphonique unique a été mis en place en octobre 2014 par la MSA, le 09 69 39 29 19, normalement accessible à tout moment de la semaine, jour comme nuit.

De 2014 à 2018, le numéro a fonctionné avec l'appui d'associations d'écoutants bénévoles (SOS Amitié et SOS Phénix) ; le nombre mensuel d'appels est passé de 90 à 300 sur cette période.

En 2018, le dispositif a été complété sur les points suivants :

• des psychologues cliniciens 83 ( * ) sont désormais en appui afin d'analyser et d'évaluer le risque suicidaire potentiel ;

• les assurés MSA ont la possibilité de rappeler jusqu'à quatre fois le même écoutant , lorsqu'ils le souhaitent ;

• lorsqu'un accompagnement plus important semble nécessaire, l'appelant peut accepter que sa situation soit transmise à la cellule de prévention du suicide de sa caisse MSA ;

• l'appelant peut se voir proposer un suivi par un psychologue libéral proche de son domicile . Ce professionnel fait alors soit partie du réseau de la MSA, soit du réseau de l'écoutant psychologue clinicien, notamment lorsque l'agriculteur souhaite conserver son anonymat.

En moyenne, sur l'année 2018, 380 appels ont été enregistrés chaque mois. Les données mensuelles des années 2019 et 2020 figurent ci-dessous :

Volumétrie globale des appels Agri'écoute, en 2019 et 2020

Source : Commission des affaires économiques du Sénat, à partir des données CCMSA.

3 887 appels ont été passés en 2020, contre 3 310 en 2019, soit une hausse de 17 %. Il est possible que cette augmentation soit liée à la crise sanitaire (isolement, incertitudes face à la maladie, etc.), qui a en particulier conduit à une hausse des questions administratives de la part des agriculteurs à partir du mois de juin. Les conditions de travail en lien avec la covid-19, les difficultés familiales liées à l'épidémie, l'isolement lié aux confinements et l'inquiétude liée à l'épidémie n'ont pourtant été mentionnés que dans 1 % des appels chacun, ce qui n'explique pas la hausse de 274 % du nombre d'appels (+ 315) à partir du mois de juin...

Caractéristiques sociodémographiques des appelants

Dans 65 % des cas en 2019, et 60 % des cas en 2020, les appelants étaient des hommes. 54 % des appelants ont précisé leur âge à leur interlocuteur ; dans 30 % des cas, ils se situaient dans la tranche d'âge 41-60 ans.

Les appels de plus de 10 minutes représentent désormais 62 % des cas, et ceux de plus de 20 minutes 6 % des cas.

Le pourcentage d'appelants qui rappellent le psychologue évolue quant à lui fortement : 26 % d'entre eux le rappellent une à deux fois en 2019, contre seulement 9 % en 2018.

En revanche, il convient de noter qu'antérieurement à la crise, le nombre mensuel moyen d'appels en 2020 évoluait fortement à la baisse (contre une stabilité en 2019), de 254 appels en janvier à 115 en mai. La baisse du nombre mensuel moyen d'appels s'observait par ailleurs déjà en 2019, où il s'est établi à 275 contre 380 en 2018). Si un regard optimiste peut y voir le signe que les agriculteurs les plus demandeurs ont appelé et obtenu un soutien réel ayant atténué leurs difficultés, diminuant donc de fait la population susceptible d'appeler, un regard pessimiste peut également y voir un mouvement de défiance vis-à-vis de ce dispositif, nécessitant d'améliorer sa notoriété et son fonctionnement. Une recherche des causes de cette diminution semble donc nécessaire.

Recommandation n° 14 : analyser la notoriété du dispositif Agri'écoute auprès des agriculteurs exploitants et salariés agricoles afin de comprendre les causes de la baisse tendancielle du nombre d'appels passés, et celles de l'augmentation soudaine constatée durant l'été 2020.

Selon les données transmises par le cabinet prestataire de la CCMSA, 41 % des appelants ne présentaient pas de troubles spécifiques en 2020 (névrose, dépression, etc.), 15 % souffraient de troubles dépressifs, 14 % de troubles anxieux, 16 % d'une forme de détresse et 4 % de confusion et désorientation.

Au total, en moyenne, 7 % des appelants ont manifesté des idées suicidaires en 2020 et 9 % en 2019. Après évaluation de ce risque, la procédure prévoit que l'écoutant appelle le SAMU puis transmet l'information à la CCMSA, sans dévoiler l'identité de l'agriculteur en question. La Caisse centrale ne connaît ainsi que le nom de la MSA concernée et la date de l'événement.

En 2020, 8 procédures d'urgence ont été déclenchées, contre 10 en 2019.

(2) Un bilan des appels qui ne permet pas d'expliciter précisément les difficultés rencontrées par les agriculteurs

L'analyse des difficultés mentionnées par les agriculteurs laisse apparaître une surreprésentation structurelle des difficultés personnelles (63 % des cas, contre 37 % pour les problématiques professionnelles en 2020, les taux étant légèrement plus équilibrés en 2019 avec des taux respectivement de 58 % et 42 %).

Principales problématiques personnelles et professionnelles
mentionnées lors des appels en 2019 et 2020

Source : Commission des affaires économiques du Sénat, à partir des données CCMSA
sur le premier semestre 2020.

Lecture : dans 21 % des appels, la problématique mentionnée relevait de la vie sentimentale de l'agriculteur. Autres : deuil, situation de proche aidant, inquiétudes liées à l'épidémie, etc.

Les rapporteurs déplorent toutefois que ces informations, compilées par le cabinet avec lequel la CCMSA a contracté pour Agri'écoute, soient lacunaires et ne permettent pas réellement d'appréhender les types de difficultés psychologiques que rencontrent les agriculteurs, et ce pour deux raisons :

• d'une part, il n'est pas toujours possible de distinguer clairement une problématique personnelle d'une problématique professionnelle dans le cas de l'agriculture, tant les deux sont imbriquées. La santé est par exemple classée dans la première catégorie par le cabinet de prévention alors que sa dégradation est souvent liée aux contraintes de la profession d'agriculteur (et relève donc, en cela, de la deuxième catégorie) ; de même, le sentiment de solitude est considéré comme une problématique personnelle alors qu'il est accentué par les impératifs de la profession agricole (voisins éloignés, ruralité, etc.).

Au surplus, il ressort des témoignages de proches de victime ou d'agriculteurs en difficultés reçus par les rapporteurs que les contraintes du métier jouent un rôle significatif sur la vie conjugale de l'exploitant agricole . Ainsi, une charge de travail élevée (problématique professionnelle) peut avoir des conséquences irréversibles sur la vie sentimentale de l'agriculteur (problématique personnelle), puis sur son isolement et son sentiment de manque de soutien ;

• d'autre part, la somme des ratios d'apparition de chaque cause relevée par le cabinet prestataire donne exactement 100 %. Autrement dit, une seule problématique (santé, ou charge de travail, ou difficultés financières, etc.) est référencée pour chaque appel alors que le besoin d'aide exprimé est, lui, presque toujours multifactoriel, ainsi que l'ont indiqué les différentes associations de soutien rencontrées par les rapporteurs.

b) Un dispositif utile mais encore insuffisamment adapté à l'urgence et aux impératifs des situations de détresse

Les rapporteurs saluent la mise en place de ce numéro d'écoute et sa montée en puissance progressive . Il ressort de leurs échanges avec nombre d'agriculteurs et d'associations de soutien qu'Agri'écoute semble être le dispositif de soutien le plus connu des parties prenantes.

Ils déplorent toutefois que les situations d'urgence ne soient appréhendées et gérées qu'au travers de schémas préétablis , alors que l'expression d'une détresse psychologique et d'idées suicidaires est multiple et difficile à rationaliser. Par conséquent, nombre de situations de détresse pouvant conduire au suicide ne sont pas clairement identifiées - au-delà, bien entendu, du fait que tous les agriculteurs n'osent pas demander de l'aide.

Le passage à l'acte suicidaire ne résulte que rarement d'un projet défini de longue date et progressivement mis en oeuvre indépendamment des événements, dont il serait possible de détecter la mise en place au cours d'un appel : il est bien plus souvent un acte spontané, une réaction vive et soudaine à une difficulté ou une pression supplémentaire qui vient s'ajouter à celles déjà subies, souvent depuis de nombreuses années. Tout se joue, souvent, en quelques minutes. Nombre de témoignages reçus par les rapporteurs attestent du caractère fulgurant de ce passage à l'acte fatal, souvent à la suite d'un événement qui, pris isolément, ne conduirait pas à cette extrémité (courrier de relance de paiement d'une dette ou d'une facture, perte d'un contrat, événement familial, problèmes de santé ou accidents du travail, etc.).

Il convient donc de renforcer la réactivité et la souplesse du dispositif Agri'écoute afin de tenir compte de ces réalités et maximiser la possibilité qu'un agriculteur appelant, voyant dans ce numéro sa « dernière chance » et affrontant sa crainte de se confier, obtienne effectivement une prise en charge au plus vite.

(1) Intensifier le signalement des troubles psychologiques à la MSA, aux associations et, le cas échéant, à la cellule préfectorale de prévention

Il ressort de l'analyse du fonctionnement d'Agri'écoute, à partir des données transmises à la CCMSA par le cabinet en charge du dispositif, que trop rares sont les cas dans lesquels l'écoutant propose à l'agriculteur appelant d'être orienté vers une association, vers la cellule pluridisciplinaire de prévention de la MSA, vers une consultation médicale ou vers les services sociaux.

En 2020, 83 % des appels n'ont ainsi débouché sur aucune orientation proposée , alors que la somme des appels ayant mis à jour des idées suicidaires, des symptômes de stress post-traumatique, des troubles dépressifs, une confusion ou une désorientation, ou une détresse, atteint 43 % (c'est-à-dire 1 671 appels). L'asymétrie entre les symptômes repérés et les orientations proposées se retrouve également dans les chiffres de 2018 et 2019, comme en atteste le tableau ci-dessous :

Comparaison de la proportion d'appels attestant de troubles psychologiques et du pourcentage d'appels débouchant sur une orientation spécifique

Source : Commission des affaires économiques du Sénat, à partir des données CCMSA.

Certes, les écoutants étant des psychologues cliniciens, plusieurs appels ont pu déboucher sur la résolution à court terme de certains symptômes (angoisse, confusion, etc.) manifestés par l'appelant, et n'ont donc pas nécessité de proposer une orientation ; mais il est peu probable que ce soit le cas pour les 1 010 appels révélant des troubles psychologiques et laissés pourtant sans proposition d'orientation.

Une autre possibilité serait que ces appels sans proposition d'orientation correspondent en fait à des entretiens de suivi, nécessitant plusieurs appels mais impliquant toujours le même écoutant et le même appelant. Or dans cette hypothèse, si l'on considère que tous les agriculteurs qui bénéficient d'entretiens de suivi en réalisent en moyenne trois 84 ( * ) , les 19 % d'appels ayant correspondu à des entretiens de suivi en 2020 correspondent in fine à 246 individus 85 ( * ) (division de 739 appels par 3). En postulant, par ailleurs, que ces 739 appels concernent des troubles psychologiques sévères (c'est-à-dire faisant partie des 43 % d'appels mentionnés ci-dessus), il reste donc 932 appels (1 671 - 739) révélant de tels troubles qui n'ont pas conduit à des entretiens de suivi. Il pourrait s'agir des appels ayant conduit à une proposition d'orientation, compte tenu de leur gravité. Or dans le même temps, seuls 661 appels au total ont conduit à une proposition d'orientation. Il ressort donc des bilans élaborés par le cabinet cocontractant de la CCMSA que dans l'hypothèse, crédible au demeurant, où l'intégralité de ces 661 appels correspondraient à des appels « troubles sévères » (dépression, confusion, idées suicidaires, etc.), il resterait donc au moins 271 agriculteurs ayant présenté en 2020 des troubles psychologiques inquiétants et n'ayant bénéficié ni d'une orientation vers une structure de soutien, ni d'entretiens de suivi.

Il convient par ailleurs de noter qu'en 2019, seuls 12 % des cas (soit 397 appels, c'est-à-dire 132 agriculteurs selon les mêmes hypothèses) correspondaient à des entretiens de suivi, tandis que 1 423 appels révélaient des troubles psychologiques significatifs. Si l'on retranche à ces derniers les 397 appels d'agriculteurs ayant bénéficié d'entretiens de suivi, il reste 1 026 appels de ce type n'ayant pas fait l'objet de rappels réguliers. Or seuls 497 appels au total ont donné par ailleurs lieu à une proposition d'orientation. En 2019, 530 appels relatifs à de troubles sévères n'ont donc débouché ni sur des entretiens de suivi, ni sur une proposition d'orientation.

Il importe donc d'améliorer les processus d'identification et d'accompagnement des agriculteurs en détresse en incitant les psychologues d'Agri'écoute à proposer plus systématiquement des entretiens de suivi et des orientations pertinentes vers les structures médicales, associatives ou administratives. Compte tenu de la charge émotionnelle que représente le fait d'appeler à l'aide, pouvant conduire l'agriculteur à minorer ses difficultés au téléphone, il convient que de telles options soient proposées quasi automatiquement lorsque le psychologue repère de premiers symptômes. Dans le cas contraire, en effet, rien ne permet d'alerter sur un retour des symptômes une fois le combiné raccroché.

Il est à cet égard significatif de constater que les psychologues d'Agri'écoute n'ont proposé une orientation vers les cellules pluridisciplinaires de prévention de la MSA qu'à 73 appelants en 2020.

Recommandation n° 16 : dès la détection de symptômes psychologiques inquiétants, proposer systématiquement à l'appelant des entretiens de suivi puis, le cas échéant, une orientation vers la MSA et/ou vers des structures de soutien associatives ou médicales.

Les rapporteurs regrettent par ailleurs que les cellules de prévention installées au niveau des préfectures, et réunissant l'ensemble des parties prenantes (MSA, chambre d'agriculture, direction départementale des territoires, parfois banques et centres de gestion, etc.), ne soient pas intégrées au dispositif. Il pourrait en effet être utile, sous réserve que l'agriculteur ait donné son accord, qu'Agri'écoute transmette à cette cellule préfectorale les dossiers qu'elle oriente vers la MSA ou vers les autres structures de soutien.

Tous les cas ne peuvent trouver une solution au sein de cette cellule ; mais la présence de différents acteurs gravitant autour de l'exploitation permettrait ainsi de créer une « chaîne de vigilance » quasi quotidienne, d'autant plus utile qu'il s'écoule parfois une semaine entre deux entretiens de suivi d'Agri'écoute. En outre, parmi ces dossiers figurent des situations où les difficultés financières prennent une part importante et relèvent ainsi du champ de compétence de la cellule.

Recommandation n° 17 : sous réserve de l'accord de l'agriculteur, transmettre aux cellules départementales de prévention les dossiers orientés par Agri'écoute vers la MSA ou vers les autres structures de soutien.

(2) Améliorer la réactivité du dispositif

Les rapporteurs ont reçu plusieurs témoignages d'agriculteurs ou de proches d'agriculteurs ayant pointé un manque de réactivité du dispositif Agri'écoute.

Il leur a tout d'abord été signalé des situations dans lesquelles les proches d'agriculteurs en détresse n'ont pu lancer l'alerte en raison de leur qualité de tiers . Un proche d'agriculteur en détresse témoigne ainsi : « j'ai appelé ce numéro d'urgence pour un ami. Je suis tombé sur un standard après de longues minutes d'attente. Il a fallu que je m'énerve vraiment pour avoir accès à un thérapeute qui m'a expliqué qu'il ne pouvait rien faire pour mon ami car c'est lui-même qui devait les contacter ». L'écoutant aurait ainsi indiqué que seuls les appels dont le contenu concerne l'appelant peuvent être pris en compte. Si la justification matérielle de cette distinction est compréhensible (éviter les cas de signalements mensongers ou malveillants), les rapporteurs considèrent qu'elle ne devrait pas être appliquée avec une telle rigidité, d'autant que les situations sont nombreuses où les appels abusifs peuvent être poursuivis.

Toutes les études et échanges sur ce sujet attestent en effet de la difficulté pour un agriculteur de prendre la parole pour demander de l'aide ou exprimer son ressenti, constatation qui s'applique au demeurant à nombre de personnes en situation de mal-être. S'il est nécessaire de ne pas passer outre son consentement, des solutions intermédiaires, en cas d'urgence, existent toutefois, qui ne découragent pas les tentatives de tiers de venir en aide.

Il est par ailleurs paradoxal que la MSA, sur son site internet 86 ( * ) , informe les tiers qu'ils apprendront via Agri'écoute les signes de détresse à repérer chez autrui, si le témoignage qui s'ensuit n'est pas pris en compte.

Les rapporteurs soulignent, par ailleurs, que l'environnement agricole étant un « petit monde », où les acteurs se connaissent souvent bien, il est illusoire de penser qu'un tiers souhaitant alerter sur une situation d'urgence vitale, ou proche de l'être, s'imposera le silence. Face à cette situation, il convient plutôt de ne pas perdre de temps inutilement en manquant l'occasion de recueillir son témoignage. Pour des raisons d'efficacité, il semble pertinent de prévoir que la cellule départementale de prévention, mise en place par la préfecture, soit destinataire de ces informations.

Recommandation n° 18 : permettre aux agents d'Agri'écoute, lorsque le témoignage d'un tiers leur paraît concerner une situation d'urgence, de transmettre immédiatement aux cellules départementales d'identification et d'accompagnement ledit témoignage.

Par ailleurs, il a été indiqué aux rapporteurs que, contrairement aux indications, le dispositif ne semble pas fonctionner 24h/24 et sept jours sur sept. De même, le délai d'attente avant d'être mis en relation avec un psychologue clinicien est parfois anormalement long. Or si ces considérations ne conduisent, dans d'autres circonstances, qu'à une légère impatience des utilisateurs, il peut s'agir là de minutes précieuses lorsque l'appel est vu comme le dernier filet de sécurité, ou comme l'aboutissement d'une longue démarche intérieure. Un délai trop long peut conduire à une démotivation de l'appelant, voire à une aggravation du sentiment intérieur qu'aucun dispositif de soutien n'existe réellement vers lequel se tourner.

Or ces délais sont d'autant plus incompréhensibles qu'Agri'écoute n'a enregistré en moyenne que 12 appels par jour en 2020 (et 10 par jour en 2019), pour une durée inférieure à 20 minutes dans 94 % des cas.

Compte tenu de ces chiffres, qui ne semblent pas attester de lignes saturées, les rapporteurs soulignent au demeurant le paradoxe que le taux de décrochage soit de 95 % environ, et non de 100 %. En tout état de cause, rien ne semble donc justifier que tous les appels ne conduisent pas rapidement à une communication et à un échange humain.

Recommandation n° 19 : raccourcir les délais d'attente d'Agri'écoute :

- en supprimant le standard automatique ;

- en fixant un objectif de décrochage dans les 30 secondes, y compris la nuit et le week-end ;

- en cas d'appel non décroché, en permettant à l'agriculteur de laisser ses coordonnées téléphoniques, et en engageant un rappel dans l'heure qui suit.

(3) Renforcer la mesure de l'efficacité d'Agri'écoute

Chaque année, le cabinet cocontractant de la CCMSA qui gère le dispositif Agri'écoute lui transmet un bilan quantitatif des appels reçus 87 ( * ) . Ce dernier comporte des informations générales (répartition des appels dans la semaine, par heure, durée des entretiens, caractéristiques démographiques des appelants) ainsi que des données relatives à l'accompagnement proposé aux agriculteurs (type de problématiques abordées, type de travail réalisé par les psychologues, orientations proposées, etc.).

Or ces informations, pour intéressantes qu'elles soient, ne permettent pas de mesurer sérieusement ni le phénomène de détresse des appelants, ni les réponses apportées à ces derniers. Autrement dit, l'efficacité du dispositif n'est que peu mesurée . Rien n'est dit, par exemple, sur le type d'orientations proposées selon les troubles psychologiques évoqués ; de même, il n'est fait mention à aucun moment du type d'accompagnement proposé à l'issue des quatre entretiens de suivi, ni de la nature des troubles subis par ceux qui bénéficient de ce suivi particulier. De façon générale, la présentation de ces données à partir du nombre d'appels empêche de saisir la réalité de l'accompagnement, plusieurs appels pouvant concerner le même agriculteur.

Les rapporteurs proposent donc d'adjoindre au bilan une présentation non plus par nombre d'appels, mais par nombre d'agriculteurs appelants et accompagnés. Ils recommandent également que soient suivis d'autres indicateurs, comme le nombre d'agriculteurs ayant refusé une orientation proposée, ou le nombre d'agriculteurs ayant accepté un accompagnement suivi mais l'ayant abandonné avant la fin.

Recommandation n° 20 : procéder à un réel bilan de l'efficacité d'Agri'écoute en prévoyant notamment :

- une présentation des résultats fondée sur le nombre d'agriculteurs appelant, et non uniquement sur le nombre d'appels reçus, plusieurs d'entre eux pouvant émaner de la même personne ;

- une présentation croisée des données reliant les troubles psychologiques évoqués aux durées moyennes des entretiens, aux accompagnements proposés par les psychologues et aux orientations proposées ;

- le suivi de nouveaux indicateurs, dont le taux de refus des propositions d'orientation par les agriculteurs, le taux d'abandon par l'appelant des entretiens de suivi, le délai moyen d'attente avant mise en relation.

2. Des cellules de prévention pluridisciplinaires au sein de la MSA, outil intéressant mais ne pouvant réaliser seul la détection des agriculteurs en détresse
a) Un dispositif reposant sur des signalements d'acteurs du terrain

Des cellules pluridisciplinaires de prévention sont mises en place à partir de 2012 dans les 35 caisses MSA, qui regroupent plusieurs acteurs dans l'objectif de détecter et recevoir les signalements d'agriculteurs en difficultés, d'analyser la situation de l'assuré concerné et de l'accompagner ou de l'orienter : en particulier, le(s) médecin(s) du travail, médecin(s) conseil, travailleurs sociaux de la caisse et professionnels de l'action sanitaire et sociale et de la santé-sécurité au travail, sont systématiquement intégrés à ces cellules. D'autres acteurs peuvent par ailleurs venir en appui, comme les médecins traitants ou des psychologues, qu'ils appartiennent aux services techniques internes des caisses ou non.

Le fonctionnement de ces cellules repose sur les signalements effectués par les travailleurs sociaux de la MSA et par les « sentinelles », réseau d'acteurs du monde agricole au contact des exploitants (chambres d'agriculture, services vétérinaires, coopératives, contrôleurs laitiers, centres de gestion, etc.) et formés à détecter les situations de forte détresse pour alerter, après accord de l'agriculteur, la cellule de prévention. Ces sentinelles, volontaires, bénéficient de sessions de formation pour apprendre, notamment, à repérer les signes de la crise suicidaire.

Une fois signalées, les situations de détresse peuvent faire l'objet d'une écoute, d'un accompagnement et d'un suivi par la cellule de la MSA, qui peut durer officiellement plusieurs mois. L'agriculteur est parfois orienté par des spécialistes, comme un centre médico-psychologique, un médecin traitant ou, le cas échéant, un psychiatre.

L'activité de ces cellules reste soutenue : 1 796 situations ont ainsi été détectées en 2019 et 1 395 ont conduit à un accompagnement par la cellule, contre respectivement 1 654 et 1 355 en 2018. Par ailleurs, si 30 % des situations ont été considérées comme urgentes en 2017, cette proportion était descendue à 17 % en 2018.

Par ailleurs, les cellules MSA organisent, outre des actions individuelles, des actions collectives de sensibilisation et d'information du public en lien avec le milieu agricole au sujet des troubles dépressifs, du mal-être, de la prévention du suicide, à l'occasion de soirées d'échanges-débats, de pièces de théâtre.

b) Une nécessaire fluidification et accélération des échanges, au sein des caisses de MSA, entre le service « recouvrement » et le service « santé-sécurité au travail »

Plusieurs témoignages transmis aux rapporteurs concernaient des situations dans lesquelles l'agriculteur ayant mis fin à ses jours avait accumulé plusieurs milliers d'euros de cotisations sociales impayées, à destination de la MSA .

Si plusieurs courriers de relance puis de mise en demeure leur ont été envoyés, les proches des victimes ont toutefois indiqué n'avoir pas eu de contact particulier avec les services de santé de la MSA.

Cette situation résulte en réalité du fait qu'il n'existe pas d'information systématique du service santé et social par le service recouvrement d'une caisse MSA , y compris lorsque le montant d'impayés témoigne de grandes difficultés éprouvées par l'agriculteur. Il se peut donc que les travailleurs sociaux et autres médecins de la MSA restent ignorants d'une situation difficile vécue par un agriculteur, dès lors que la manifestation de ces difficultés reste essentiellement de nature financière. Or comme vu supra , les difficultés économico-financières représentent un facteur majeur de la détresse psychologique subie par certains agriculteurs : elles peuvent être à l'origine d'un ensemble de troubles, mais également créer un point de non-retour, conduisant au geste fatal.

S'il se peut que des impayés importants ne relèvent que de difficultés économiques conjoncturelles et donc temporaires, l'impossibilité de s'en assurer en amont exige d'accroître encore les échanges entre les différents services de la MSA. Les rapporteurs ont bien conscience que c'est déjà le cas dans nombre de caisses ; mais l'ampleur des conséquences d'une non-systématisation implique de généraliser le plus possible ce travail en réseau.

Outre le montant d'impayés, un autre signal d'alerte peut résider dans le silence gardé par l'agriculteur face aux relances de la MSA. Les rapporteurs considèrent par conséquent que les services de santé de la caisse MSA doivent être informés d'une telle situation, qui peut être l'expression d'une spirale dépressive du cotisant.

Recommandation n° 23 : prévoir automatiquement, dans le cas d'impayés de cotisations dépassant un seuil de montant et/ou d'absence de réponse de la part de l'agriculteur, l'information du service de santé de la MSA par le service recouvrement pour une prise de contact.

3. Toutefois, le soutien aux agriculteurs en détresse ne peut provenir uniquement de leur principal créancier

Les différentes auditions réalisées par les rapporteurs ainsi que leurs déplacements auprès des acteurs de plusieurs caisses MSA ont permis de souligner l'implication des professionnels sur ce sujet (travailleurs sociaux, médecins du travail, etc.), souvent dans un contexte de réduction des moyens budgétaires, mais également plusieurs pistes d'amélioration.

Les nombreuses initiatives mises en oeuvre par la MSA, décrites ci-dessus, aussi utiles soient-elles, butent sur une limite majeure : l'organisme est avant tout vu comme le créancier (des cotisations sociales) par les agriculteurs en difficultés.

Dès lors, il leur est souvent difficile de se tourner vers l'organisme pour demander de l'aide, encore plus lorsqu'il s'agit d'un soutien psychologique.

Tant les auditions que la consultation en ligne et les déplacements effectués par les rapporteurs ont mis en évidence une forme de défiance, si ce n'est de colère forte, ressentie par les agriculteurs en difficultés et les proches de ceux ayant mis fin à leurs jours vis-à-vis de la MSA. Dans l'ensemble de ces échanges et témoignages, l'organisme est pointé du doigt comme prélevant les cotisations de façon implacable et automatisée, sans tenir compte des situations individuelles des cotisants, parfois même sans établir de contact autre qu'épistolaire avec eux.

S'il ne revient pas aux rapporteurs de démêler ce qui relève d'un vécu de ce qui relève d'un ressenti subjectif amplifié par une situation personnelle qui semble sans issue, force est de constater que la MSA ne semble pas la mieux placée pour proposer son soutien et ses conseils aux agriculteurs en détresse, cette dernière étant rarement sans lien avec les considérations financières. A tout le moins, la MSA ne peut être considérée comme l'interlocutrice principale en matière de soutien psychologique. Comme le souligne un des témoignages reçus par les rapporteurs à l'occasion de la consultation en ligne, « la MSA ne peut pas en même temps aider par les groupes de parole, où j'ai constaté une très grande efficacité, et en même temps envoyer des huissiers pour proposer des règlements de cotisations non réglées avec un échéancier qui provoque des charges supplémentaires à la personne déjà en détress e ».

Autrement dit, la probabilité qu'un agriculteur en difficultés demande de l'aide, déjà faible en temps normal compte tenu d'une multitude de caractéristiques du monde agricole comme la pression sociale ou le déni de la souffrance, diminuerait encore, à la fois par défiance et par crainte de trop en dire sur sa situation.

Certes, de nombreuses initiatives locales de soutien ( cf. infra ) existent depuis longtemps en dehors de la MSA, qu'elles soient associatives ou qu'elles relèvent d'autres organismes comme les chambres d'agriculture ; la MSA n'est donc jamais le seul interlocuteur possible. Mais son rôle central dans la vie des agriculteurs du fait du recouvrement des cotisations, ainsi que l'importance de ses moyens, en font un interlocuteur aussi important que, pour certains, redouté. Bien souvent, la résolution des difficultés financières et psychologiques passe par cet organisme ; l'autocensure qui se développe chez les assurés en difficultés retarde donc la possibilité de les identifier et de les accompagner efficacement.

Un autre élément indiqué aux rapporteurs par les responsables d'une caisse MSA atteste de cette difficulté de laisser reposer l'identification et l'accompagnement sur cet organisme : en cas de difficultés, l'agriculteur cherche en effet au maximum à régler ses cotisations sociales, ce qui peut « invisibiliser » son cas.

Pour toutes ces raisons, la MSA n'est sans doute pas la mieux placée pour assurer la détection seule : c'est pourquoi l'État a demandé en 2017 aux préfectures la mise en place de cellules départementales réunissant les différentes parties prenantes gravitant autour et dans le monde agricole, afin d'améliorer l'identification et l'accompagnement des agriculteurs en détresse.


* 77 Une première stratégie nationale d'actions face au suicide 2000-2005 a été annoncée le 19 septembre 2000 dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.

* 78 Loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique.

* 79 Notamment le plan « Psychiatrie et santé mentale 2005-2008 », dans lequel l'action 4.1 concerne en particulier l'amélioration de la prise en charge de la dépression et la poursuite des actions de la stratégie nationale 2000-2005, ainsi que le plan « Psychiatrie et santé mentale 2011-2015 ».

* 80 Intervention le 31 mars 2011 du ministre en conclusion des débats sur la solitude dans le monde rural et agricole, organisés par la Société Saint-Vincent-de-Paul, à l'occasion de la troisième rencontre de la Grande cause nationale 2011.

* 81 Étude de l'INVS de 2013, études de Santé publique France de 2016 puis 2017.

* 82 Ministère de la justice et des libertés, ministère du travail, de l'emploi et de la santé, ministère de l'éducation nationale, de la jeunesse et de la vie associative, ministère de l'agriculture, de l'alimentation, de la pêche, de la ruralité et de l'aménagement du territoire, ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche, ministère de la solidarité et de la cohésion sociale.

* 83 Il s'agit du cabinet Psya.

* 84 Le maximum possible avant transfert du dossier à une autre structure est quatre entretiens.

* 85 19 % des appels en 2020 étaient des entretiens de suivi, soit 739 appels, soit 246 individus si chacun d'entre eux a bénéficié de 3 appels suivis.

* 86 https://www.msa.fr/lfy/solidarite/prevention-suicide

* 87 C'est sur le fondement de ces données chiffrées que sont réalisés les calculs réalisés supra relatifs au nombre d'agriculteurs ayant appelé mais n'ayant reçu ni proposition d'orientation, ni entretien de suivi.

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