II. LA CRISE LIÉE À LA PANDÉMIE DE CORONAVIRUS REMET EN CAUSE L'OPPORTUNITÉ D'UN TEL RAPPROCHEMENT

Les hésitations de la Commission européenne et de Fincantieri, à la source du blocage de la procédure d'autorisation de la cession, s'expliquent également par les incertitudes liées au contexte économique mondial. Alors que la pandémie de coronavirus a bouleversé la conjoncture, portant un coup d'arrêt à la circulation de biens et de personnes, les marchés de la croisière et de la construction navale pourraient connaître des évolutions significatives.

Aux doutes sur la pertinence de l'opération de cession envisagée du point de vue du développement industriel et de la souveraineté économique sont venus s'ajouter de nouveaux enjeux, portant notamment sur la gestion d'éventuelles surcapacités de production et sur le rôle des chantiers européens dans la construction des « navires du futur » .

Si les circonstances sanitaires et économiques ne permettent pas encore, à la date de rédaction de ce rapport, de tirer des conclusions définitives quant à l'évolution du secteur de la construction navale ; les grandes tendances suggèrent néanmoins que l'opportunité d'un rapprochement entre les Chantiers de l'Atlantique et Fincantieri est plus que jamais contestable. Dans ces conditions, la France ne saurait mener à terme une opération qui pourrait rapidement se révéler une erreur stratégique majeure.

A. LA PANDÉMIE DE CORONAVIRUS POURRAIT REBATTRE LES CARTES DANS LE SECTEUR EUROPÉEN DE LA CONSTRUCTION NAVALE

L'intérêt de longue date de Fincantieri pour les Chantiers de l'Atlantique repose sur une double équation. D'une part, le site de Saint-Nazaire lui offrirait une capacité de production supplémentaire sur le secteur des grands paquebots, alors que les quelques sites européens étaient jusqu'alors saturés. D'autre part, les Chantiers ont démontré leur potentiel en matière de technologies et de bâtiments plus propres , répondant à l'impératif de transition énergétique et écologique.

Cependant, le ralentissement économique mondial lié à la pandémie de coronavirus pourrait bien rebattre les cartes et remettre en cause les plans de Fincantieri.

1. Une surcapacité qui pourrait remettre en cause la stratégie d'expansion de Fincantieri

D'abord, la stratégie d'expansion externe de Fincantieri , consistant en l'acquisition de nouveaux sites afin de répondre à la demande des armateurs, pourrait être remise en question par la chute d'activité du secteur de la croisière.

Depuis les années 1990, le secteur de la croisière a connu un « boom » particulièrement impressionnant. Il a crû de près de 6 % par an depuis l'année 2000 environ, le nombre de passagers ayant ainsi crû de 77 % en moins de 20 ans : ils étaient 12 millions en 2003 et sont désormais 25 millions. Avec l'augmentation continue de la demande pour des séjours de croisière et la forte rentabilité des navires (généralement amortis en quatre ans environ), la construction de grands paquebots fait donc figure de marché porteur. D'ici 2027, il est prévu que 125 navires déjà commandés soient livrés , pour près de 70 milliards d'euros de commande.

CAPACITÉ DES COMPAGNIES DE CROISIÈRE ENTRE 1970 ET 2025 EN NOMBRE DE COUCHETTES

Source : Chantiers de l'Atlantique (2019)

NOMBRE DE NAVIRES ET DE COUCHETTES DES FLOTTES DE CROISIÈRE ENTRE 1990 ET 2018

Source : ISEMAR, « L'industrie de la croisière entre croissance et défis », Note n° 202 (2018)

Le secteur européen de construction navale de paquebots concentre la plupart des capacités de production, disposant d'un quasi-monopole sur le segment. Aussi bien les Chantiers de l'Atlantique que Fincantieri faisaient preuve d'un taux de remplissage élevé, indicatif de cette forte demande. C'est donc afin d'accroître ses capacités de production et de capter une plus large part des commandes que Fincantieri a souhaité acquérir le site de Saint-Nazaire, qui a en outre fait l'objet d'investissements conséquents au cours des dernières années.

Cependant, la pandémie de coronavirus qui a atteint l'Europe au début de l'année 2020 a eu un impact important sur le secteur des croisières maritimes.

En raison des restrictions applicables aux déplacements internationaux et à l'accès aux ports, du renforcement des consignes sanitaires 34 ( * ) et de la forte proportion de passagers seniors dans la fréquentation des croisières, la quasi-totalité compagnies ont entièrement stoppé leurs prestations. En septembre 2020, le trafic n'avait repris que très partiellement. De plus, la médiatisation de certaines contaminations à bord de navires de croisière 35 ( * ) , notamment en mer Méditerranée lors du début de la pandémie, ont causé une relative « crise d'image » des croisières .

Selon l'Association internationale des compagnies de croisières (CLIA), les compagnies devraient enregistrer au niveau européen un manque à gagner de l'ordre de 25,5 milliards de dollars en 2020. Si aucune grande compagnie ne se trouve pour l'instant en grande difficulté, de plus petites compagnies, comme le croisiériste espagnol Pullmantur, filiale de l'armateur Royal Caribbean Cruise Line , ou la française Croisières Maritimes & Voyages, ont été placées en redressement judiciaire. Les plus grandes compagnies de croisière ne sont pas épargnées, ayant connu une forte chute de leur valeur boursière, jusqu'à 80 % dans certains cas. Elles ont pu, dans la majorité des cas, obtenir d'importants prêts bancaires et des aides publiques de la part des États, mais leur marge de trésorerie est restreinte, celles-ci ayant investi dans l'achat de nouveaux navires dans les années à venir.

Pour l'instant, les difficultés des compagnies de croisière n'ont pas eu d'impact significatif sur les constructeurs navals européens. Plutôt que des annulations sèches, irréversibles et coûteuses, elles ont préféré négocier l'échelonnement ou l'étalement de leurs commandes, anticipant une reprise à moyen terme et un retour à un contexte de saturation des chantiers.

Cependant, si la situation sanitaire devait entraîner un ralentissement bien plus durable du secteur, et aggraver la situation financière des compagnies de croisière, elle pourrait également entraîner par ricochet une chute d'activité des constructeurs de paquebots. Dans ce scénario, Fincantieri pourrait être plus durement touché que son concurrent français : les personnes entendues par la commission ont indiqué que l'organisation de sa production sur le territoire italien n'est pas optimale, soulignant qu'il persiste une relative surcapacité et d'importantes inefficiences à défaut de véritable restructuration du groupe au cours des dernières années.

Si un tel ralentissement venait à accroître la compétition entre constructeurs, voire entre les différents sites de production, Fincantieri ne serait-il pas tenté de capter au profit de ses chantiers italiens la totalité des commandes maintenues ? En dépit des engagements pris auprès de l'État français dans le cadre de la cession , les enjeux politiques de maintien d'activité en Italie ne viendraient-ils pas faire obstacle à l'autonomie, voire à la pérennité des Chantiers de l'Atlantique ?

Un tel risque apparaît d'autant plus inacceptable que les Chantiers de l'Atlantique font preuve d'une excellente performance commerciale : leur carnet de commandes a rarement été aussi épais. Selon les chiffres fournis par M. Laurent Castaing, directeur général de l'entreprise française, celui-ci est « rempli et financé jusqu'en 2024. Nous avons ensuite des commandes ou des options fermes de commandes jusqu'en 2026, qui ne sont pas encore totalement financées, ainsi que des discussions commerciales susceptibles d'aboutir à des commandes jusqu'en 2028-2029 » 36 ( * ) . Son principal client, la compagnie de croisière italienne MSC Croisières, a récemment confirmé le maintien de ses commandes pour six nouveaux navires, courant actuellement jusqu'à 2027 37 ( * ) .

Aucune annulation de commandes n'ayant été enregistrée, les Chantiers de l'Atlantique ont maintenu - même légèrement augmenté - leur effectif salarié. Seul le nombre de sous-traitants étrangers intervenant sur le site a été réduit, afin de s'adapter à l'allongement du planning de livraison des paquebots décidé en concertation avec les armateurs 38 ( * ) . L'impact attendu de la crise du coronavirus sur le chiffre d'affaires et sur le résultat des Chantiers est ainsi très limité.

Sans risque à moyen-terme sur le carnet de commandes et sur l'attractivité des Chantiers de l'Atlantique, se lancer à l'aveugle dans une opération de cession aux risques mal maîtrisés , a fortiori dans un contexte économique incertain, pourrait se révéler une erreur stratégique majeure pour la pérennité d'un actif industriel unique.

2. Une transition rapide vers le « navire du futur » ?

La nécessaire transition énergétique du transport naval pourrait être accélérée par le ralentissement lié à la pandémie de coronavirus .

Avec l'interruption des activités de croisière intervenue au début de l'année 2020, la flotte de navires de croisière se trouve à l'arrêt. Les coûts liés au stationnement dans les ports et à l'entretien des bateaux ne sont plus amortis par les revenus commerciaux. En conséquence, plusieurs compagnies ont annoncé se séparer de navires, souvent les plus anciens de leurs flottes . L'américain Carnival devrait ainsi vendre six navires, dont plusieurs pour démantèlement.

Un ralentissement durable des croisières entraînerait certes une baisse d'activité pour les chantiers navals européens ; mais à l'inverse, la mise à l'écart des navires les plus vétustes de la flotte pourrait représenter une opportunité pour les constructeurs déjà positionnés sur les « navires du futur », au premier rang desquels les Chantiers de l'Atlantique.

Le durcissement des normes environnementales , notamment dans le cadre de l'Organisation maritime internationale (OMI), ainsi qu'une attente sociétale plus forte envers la réduction de la pollution maritime et atmosphérique, incitent les armateurs au renouvellement de la flotte. Si le recours au « scrubbers », c'est-à-dire aux épurateurs de fumées, est pour l'instant privilégié, les compagnies de croisières devraient se tourner de manière croissante vers les navires propulsés au gaz naturel liquéfié (GNL) plutôt qu'au fioul lourd. À plus long terme, d'autres propulsions plus propres telles que les voiles composites ou l'hydrogène pourront être envisagées, bien que le déploiement de ces technologies n'en soit qu'à ses débuts.

Les Chantiers de l'Atlantique sont l'une des figures de proue du développement de ces « navires du futur ». Le pari des chantiers français, ayant misé depuis plusieurs années sur le développement des propulsions alternatives , est un pari payant : bien que MSC ait recours aux capacités de production de paquebots de Fincantieri, l'armateur italien préfère aujourd'hui les Chantiers de l'Atlantique pour construire ses navires aux propulsions plus vertes, futur du transport maritime de passagers. Le constructeur travaille aujourd'hui sur le premier navire en Europe fonctionnant au GNL, le MSC Virtuosa, et développe actuellement un prototype de paquebot à voile dans le cadre d'un partenariat avec MSC Croisières.

Ce leadership dans le domaine des navires à propulsions alternatives est le fruit d'un important investissement, représentant près de 40 millions d'euros chaque année . Les clients des Chantiers de l'Atlantique ont particulièrement salué ces efforts, indiquant qu'ils correspondaient autant à l'orientation de la demande des armateurs qu'à la demande sociétale.

A la lumière de ces éléments, la pertinence du projet de rachat des Chantiers de l'Atlantique par Fincantieri interroge. Les Chantiers de l'Atlantique disposent d'une avance technologique et industrielle sur leurs principaux compétiteurs en matière de paquebots propres, fruit d'un investissement de long terme : pourquoi renoncer à ce leadership à fort potentiel pour les décennies à venir, ces compétences étant susceptibles d'être absorbées par Fincantieri en cas de fusion ? En outre, la forte concentration du marché européen de la construction navale, et donc la réduction de l'intensité concurrentielle, qui résulteraient de l'opération ne risqueraient-elles pas de réduire les incitations à investir massivement dans le « navire du futur », ralentissant ainsi la nécessaire transition énergétique de cette industrie ?


* 34 Par exemple la limitation de l'effectif embarqué qui fait baisser le taux de remplissage des bateaux, ou, dans le port de Marseille, l'assignation à quai des gros paquebots.

* 35 Comme le Diamond Princess, l'un des premiers foyers de contamination de la Covid-19 en février 2020, à bord duquel près de 700 personnes ont contracté le virus, en dépit de mesures d'isolement des passagers mises en oeuvre sur le paquebot.

* 36 Audition par la commission des affaires économiques.

* 37 Jusqu'en 2002, MSC ne possédait que trois petits paquebots. À compter de 2001, la compagnie commande aux chantiers navals de Saint-Nazaire quatre paquebots de la classe Lirica, construits entre 2001 et 2005. Depuis, 15 autres navires des classes Musica, Fantasia, puis Meraviglia ont été construits par le site français, sous les directions successives d'Aker Yards puis de STX. Ayant connu une croissance de près de 800 % depuis 2004, MSC se classe désormais au troisième rang mondial des armateurs de croisière, transportant plus de 2,4 millions de passagers chaque année (soit près de 10 % du marché).

* 38 Chiffres fournis par les Chantiers de l'Atlantique.

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