III. VINGT ANS D'ALERTES IGNORÉES D'UNE EXCLUSION NUMÉRIQUE PERSISTANTE

Le numérique a longtemps été considéré comme une technologie « neutre », transparente et accessible par tous , vecteur d'un progrès pour chacun, sans exception.

A. DE LA SÉGRÉGATION SPATIALE À LA SÉGRÉGATION SOCIALE

1. Une préoccupation internationale

Au G7 d'Okinawa, au Japon, en juillet 2000, les chefs d'État et de gouvernement décident de créer un « Groupe d'experts sur l'accès aux nouvelles technologies » (Geant), ou Digital Opportunity Task Force (DOT), destiné à faciliter le dialogue avec les pays en voie de développement, les organisations internationales et les acteurs privés et de « promouvoir un environnement procompétitif, flexible et socialement non discriminatoire , d'améliorer la connectivité et les coûts d'accès, d'assister la formation de professionnels de l'informatique et d'encourager la participation aux réseaux mondiaux de commerce électronique ». Cette initiative, qui n'est dotée d'aucun moyen financier et ne débouche sur aucun résultat concret, signe cependant la prise de conscience des inégalités d'accès au numérique et d'un lien entre fracture numérique et fracture sociale.

Le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD ) consacre également son « Rapport annuel sur le développement humain » pour l'année 2001 aux TIC et l'intitule « Mettre les nouvelles technologies au service du développement humain » .

L'OCDE s'empare de ce sujet 132 ( * ) puis les Nations-Unies, lors du « Sommet mondial sur la société de l'information » qui s'est déroulé en deux phases, à Genève (2003) puis à Tunis (2005). Plusieurs des principes adoptés à cette occasion concernent la fracture numérique perçue comme un prolongement de l'inégalité nord-sud mais également comme un potentiel facteur d'exclusion de populations spécifiques au sein des sociétés occidentales. L'OCDE rappelle que « certaines études placent la révolution des technologies de l'information et des télécommunications au tout premier plan de leur explication des inégalités » 133 ( * ) .

L'ONU a voté le 5 juillet 2012 une résolution établissant que « chaque individu a le droit de se connecter et de s'exprimer librement sur Internet » . Ainsi, pour la première fois, l'accès à Internet est reconnu comme un droit fondamental , au même titre que d'autres droits de l'Homme.

Régulièrement, les différents sommets internationaux - par exemple au sommet de Cancun de 2016 - invitent les États à développer l'inclusion numérique.

10. Nous sommes également tout à fait conscients que les bienfaits de la révolution des technologies de l'information sont aujourd'hui inégalement répartis entre les pays développés et les pays en développement, ainsi qu'au sein des sociétés . Nous sommes pleinement résolus à faire de cette fracture numérique une occasion numérique pour tous, particulièrement pour ceux qui risquent d'être laissés pour compte et d'être davantage marginalisés (....)

13. Dans l'édification de la société de l'information, nous devons prêter une attention particulière aux besoins spécifiques des catégories sociales marginalisées et vulnérables , y compris les migrants, les personnes déplacées et les réfugiés, les chômeurs et les personnes démunies, les minorités et les populations nomades. Nous devons également prêter attention aux besoins spécifiques des personnes âgées et des handicapés.

Source : Déclaration de principes Construire la société de l'information : un défi mondial pour le nouveau millénaire , sommet de Genève, 12 décembre 2003

19. Il conviendrait que la communauté internationale prenne les mesures nécessaires pour faire en sorte que tous les pays du monde bénéficient d'un accès équitable et abordable aux TIC, afin que les bienfaits de ces technologies dans les domaines du développement socio-économique et pour réduire la fracture numérique profitent véritablement à tous.

20. À cette fin, nous devons accorder une attention particulière aux besoins spécifiques des groupes sociaux marginalisés et vulnérables, notamment les migrants, les personnes déplacées et les réfugiés, les chômeurs et les personnes démunies, les minorités et les populations nomades, les personnes âgées et les handicapés.

Source : Engagement de Tunis , 2005

[Les États sont invités par l'OCDE à : ]

8. Faire en sorte que chacun soit armé des compétences nécessaires pour prendre part à l'économie et à la société numériques , en misant sur des politiques qui améliorent la capacité des systèmes éducatifs et de formation à appréhender la demande de compétences numériques générales et spécialisées et à y répondre ; faciliter le relèvement du niveau des qualifications et la reconversion professionnelle par le biais de la formation tout au long de la vie et en cours d'emploi ; et favoriser la littératie numérique et l'utilisation inclusive et efficace des TIC dans l'enseignement et la formation.

Déclaration ministérielle sur l'économie numérique (« Déclaration de Cancún »)
21-23 juin 2016

À l'approche du Sommet de l'OCDE sur la transformation numérique , tenu à Paris les 11 et 12 mars 2019, l'organisation, qui a lancé en 2012 une Initiative pour la croissance inclusive puis un Cadre d'action pour les politiques de croissance inclusive, pour « enrayer le creusement des inégalités » 134 ( * ) , publie un rapport « Vers le numérique : forger des politiques au service des vies meilleures », qui prône « une utilisation de l'internet plus sophistiquée pour tous » et encourage les administrations à abandonner le modèle de l'administration électronique « au profit d'une approche plus globale de l'administration numérique, qui place l'utilisateur en son centre ». Pour l'OCDE, l'inclusion numérique est une question de montée en compétence (« Les individus devraient posséder la bonne panoplie de compétences pour utiliser en toute efficacité les technologies numériques dans la vie quotidienne et dans le contexte professionnel ») 135 ( * ) .

Cette approche conduit l'OCDE à inviter les États à :

• repenser les systèmes éducatifs :

En plus du rôle central des compétences de base que sont la maîtrise de l'écrit et les mathématiques, chaque élève/étudiant devrait avoir accès à un enseignement des compétences TIC et complémentaires nécessaires, notamment des compétences de résolution de problèmes dans des environnements à forte composante technologique, pour évoluer dans un monde (du travail) tourné vers le numérique. Les programmes, en particulier dans l'enseignement supérieur, devraient intégrer une offre suffisante de formations de spécialistes des TIC et des données et permettre d'acquérir des compétences complémentaires clés, qu'il s'agisse de compétences sociales, en communication ou en gestion. L'acquisition de certaines compétences importantes commence dès l'enseignement de la petite enfance, auquel il convient de s'intéresser afin de garantir un accès égal aux compétences clés pour tous.

• repenser la formation professionnelle :

Des incitations pourraient être nécessaires afin d'encourager les entreprises et les individus à proposer ou suivre des formations, qu'elles soient publiques ou privées, dispensées en cours d'emploi ou en dehors des heures de travail. Bien que la formation des travailleurs hautement qualifiés puisse favoriser la diffusion des technologies, les travailleurs peu qualifiés sont ceux qui en tireraient les effets les plus bénéfiques. Ces derniers sont en général plus exposés au risque d'automatisation et présentent les besoins de formation les plus marqués. L'avantage marginal de la formation des travailleurs peu qualifiés en termes d'adoption des technologies s'avère d'ailleurs deux fois plus élevé que celui observé pour les travailleurs hautement qualifiés. Par conséquent, les mesures en faveur de la formation des travailleurs peu qualifiés sont susceptibles d'agir sur deux fronts : la productivité et l'inclusivité.

Les conclusions du Sommet de Paris de 2019 appellent à investir dans les compétences :

Favoriser une utilisation de l'internet plus sophistiquée pour tous

Promouvoir la pratique d'activités en ligne plus complexes ; si aujourd'hui, 74 % des personnes utilisent l'Internet pour l'envoi et la réception de courriers électroniques, elles ne sont que 9 % à suivre des cours en ligne.

Combler l'écart considérable entre les personnes ayant un niveau d'études élevé et les individus plus faiblement qualifiés, pour ce qui est de la pratique de nombreuses activités essentielles en ligne, telles que les services bancaires sur l'Internet.

Concrétiser le potentiel de l'administration numérique

Passer d'une administration électronique à une approche de l'administration numérique globale et axée sur l'utilisateur, tout en continuant à améliorer les services publics en ligne ; moins de 60 % des habitants des pays de l'OCDE se rendent sur les sites Internet de leurs autorités publiques ou entrent en contact avec elles par ce biais.

Veiller à une utilisation cohérente des technologies numériques et des données dans tous les secteurs et à tous les échelons de l'administration, et stimuler l'innovation dans le secteur public et l'engagement civique.

(...)

Mobiliser les compétences pour permettre aux citoyens, aux entreprises et aux gouvernements de prospérer à l'ère du numérique...

Veiller à ce que tout le monde dispose des compétences requises dans un monde axé sur le numérique ; à l'heure actuelle, 31 % des adultes seulement sont dotés d'aptitudes en résolution de problèmes suffisantes pour s'adapter à des environnements à forte composante technologique...

Revoir les systèmes d'éducation et de formation pour donner les moyens aux citoyens de réussir et aux travailleurs de s'accomplir professionnellement, et tirer un meilleur parti des possibilités offertes par les ressources pédagogiques numériques.

Source : Vers le numérique : Forger des politiques au service de vies meilleures , OCDE, 26 février 2019

2. Un objectif pour l'Europe

L'Union européenne inscrit également dans son agenda politique la réduction de la fracture numérique, sans toutefois détailler des politiques publiques d'inclusion, lesquelles relèvent, il est vrai, des États en application du principe de subsidiarité.

Le 30 juin 2004 une « Charte européenne pour l'inclusion numérique et sociale » 136 ( * ) pour un « environnement d'e-learning socialement inclusif », est proclamée dans le cadre de l'action « eLearning for eInclusion » soutenue par « l'Initiative eLearning » de la Commission européenne et animée en France par le GRETA du Velay et l' Enesad 137 ( * ).

La « culture numérique » est définie en décembre 2006 par le Parlement européen et le Conseil de l'Union européenne comme l'une des huit compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie 138 ( * ) .

La communication de la Commission du 29 mai 2010 « Une stratégie numérique pour l'Europe » estime ainsi « essentiel de former tous les Européens à l'utilisation des TIC et des médias numériques » et recommande d'« accroître sur les plans qualitatif et quantitatif les compétences en matière de TIC et de commerce en ligne, c'est-à-dire les compétences numériques nécessaires à l'innovation et à la croissance ».

Cette exclusion est due à un manque de compétences, notamment en matière d'outils et de médias numériques, qui a une incidence sur la capacité d'apprendre, de créer et de participer mais aussi de faire preuve de confiance et de discernement dans l'utilisation des médias numériques. L'accessibilité et la fonctionnalité peuvent aussi constituer des difficultés pour les personnes handicapées. La réduction de la fracture numérique peut permettre d'intégrer les membres des catégories sociales défavorisées dans la société numérique au même titre que les autres citoyens (et notamment leur donner accès aux services qui les intéressent directement, tels que l'apprentissage, l'administration et la santé en ligne) et les aider à augmenter leurs chances d'accéder à l'emploi pour sortir de leur condition défavorisée. La compétence numérique fait donc partie des huit compétences clés qui sont considérées comme fondamentales pour un individu vivant dans la société de la connaissance.

Source : Communication de la Commission au Parlement Européen, au Conseil, au Comité Économique et Social Européen et au Comité des Régions COM(2010)245 final.

L'Union européenne dresse une cartographie des acteurs de l'inclusion numérique avec le projet « MIERIA » ( Measuring the Impact of eInclusion actors on Digital Literacy, Skills and inclusion goals of the Digital Agenda for Europe ). Une première partie de l'étude a consisté à recenser l'ensemble des télécentres, bibliothèques et autres acteurs de l'inclusion numérique en Europe. Une seconde étape 139 ( * ) présente « un modèle conceptuel et un cadre opérationnel avec des lignes directrices pour l'auto-évaluation des pratiques, avec une attention particulière aux interventions visant à l'utilisation des TIC pour améliorer l'employabilité des groupes menacés d'exclusion ». Le rapport estime qu'un soutien devrait être apporté à la mise en place d'expérimentations sociales qui se concentrent sur les différentes dimensions de l'inclusion numérique. Il appelle à des recherches plus approfondies, qui ne seront pas conduites.

Toutefois, la communication de la Commission du 6 mai 2015, « Stratégie pour un marché unique numérique en Europe » réduit la fracture numérique à l'écart « entre zones urbaines et zones rurales » qu'il convient de combler par des « efforts particuliers ».

Le 1 er décembre 2016, la Commission lance une « coalition en faveur des compétences et des emplois dans le secteur du numérique », afin de contribuer à répondre à la forte demande de compétences numériques en Europe, qui sont devenues indispensables sur le marché du travail et dans la société. Le volet français (« french digital skills & jobs coalition » ) est lancé en décembre 2017. L'un des objectifs est de proposer des « compétences numériques pour tous » en « fournissant à tous les citoyens le bagage nécessaire pour accéder à l'information, être connectés dans les domaines de la vie courante ».

Enfin, la dernière communication, en date du 19 février 2020, « Façonner l'avenir numérique de l'Europe » constate un retard de formation des salariés européens au numérique : plus de 90 % des emplois exigent déjà au moins des compétences numériques de base, mais 43 % des citoyens européens et plus d'un tiers de la main-d'oeuvre de l'Union européenne ne disposent pas de ces compétences. Elle préconise donc une « amélioration de l'éducation et des compétences » car « les entreprises européennes ont besoin d'employés maîtrisant les technologies numériques pour prospérer sur le marché mondial des technologies. Les travailleurs ont quant à eux besoin de compétences numériques pour réussir dans un marché du travail de plus en plus numérisé et en évolution rapide ».

Un « Plan d'action en matière d'éducation numérique » devrait être annoncé pour l'automne 2020 et comporter 11 actions :

Priorité n° 1 : améliorer l'utilisation de la technologie numérique à des fins d'enseignement et d'apprentissage :

Action 1 - Connectivité dans les écoles

Action 2 - Outil d'autoréflexion SELFIE et système de parrainage pour les écoles

Action 3 - Titres certifiés numériquement

Priorité n° 2 : développer les compétences et aptitudes numérique :

Action 4 - Plateforme pour l'enseignement supérieur

Action 5 - Compétences en matière de science ouverte

Action 6 - Semaine européenne du code dans les écoles

Action 7 - Cybersécurité dans l'éducation

Action 8 - Favoriser les compétences numériques et entrepreneuriales chez les filles

Priorité n° 3 : améliorer l'éducation par une meilleure analyse des données et une meilleure prospective :

Action 9 - Études sur les TIC dans l'éducation

Action 10 - Intelligence artificielle (IA) et analyse

Action 11 - Prospective stratégique


* 132 Venezky, R.-L., The Digital Divide within Formal School Education: Causes and Consequences , in OCDE, Schooling for Tomorrow: Learning to Bridge the Digital Divide, 2000, p. 51-62.

* 133 Toujours plus d'inégalités : pourquoi les écarts de revenus se creusent , OCDE, 2012.

* 134 L'un des trois domaines principaux sur lesquels les pays devraient cibler leurs efforts est « d'investir dans les personnes et les territoires laissés de côté, en particulier pour les enfants vivant en situation de précarité, grâce à des services ciblés et de qualité pour l'accueil de jeunes enfants, des politiques de la petite enfance et un apprentissage tout au long de la vie ; un accès à des soins de santé, une éducation, une justice, des logements et des infrastructures de qualité ; et une gestion optimale des ressources naturelles au service d'une croissance durable ».

* 135 « Les individus présentant un niveau d'instruction plus élevé sont plus nombreux que ceux qui sont peu qualifiés à mener à bien des activités sur l'internet. Les individus dotés de connaissances cognitives solides, notamment en mathématiques, maîtrise de l'écrit et résolution de problèmes dans des environnements à forte composante technologique sont généralement plus nombreux à s'adonner à un éventail d'activités en ligne plus divers, notamment à des activités plus complexes/sophistiquées ».

* 136 Consultable sur : http://charte.velay.greta.fr/pdf/Charte%20pour%20l'inclusion%20num%E9rique%20et%20sociale%20(FR).pdf

* 137 L'Institut national supérieur des sciences agronomiques, de l'alimentation et de l'environnement ou Agrosup Dijon.

* 138 Recommandation du Parlement européen et du Conseil du 18 décembre 2006 sur les compétences clés pour l'éducation et la formation tout au long de la vie (2006/962/CE).

* 139 Consultable sur :

https://publications.jrc.ec.europa.eu/repository/bitstream/JRC89462/jrc89462%20-%20main%20report.pdf

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