C. L'OBJECTIF DES RAPPORTEURS : RELANCER LA RÉFORME EN LA RECENTRANT SUR LES POINTS CONSENSUELS

Les rapporteurs partagent le constat de la nécessité d'une réforme du droit de la responsabilité civile, dont les méandres, liés au développement de la jurisprudence, en font aujourd'hui une matière d'une grande complexité, qui ne satisfait plus au besoin de sécurité juridique des victimes de dommages comme des personnes qui sont censées en être les responsables.

La réflexion menée depuis bientôt vingt ans leur semble suffisamment aboutie sur les points majeurs pour que la réforme ne soit pas différée encore pour une décennie supplémentaire .

Prenant comme base de leur travail le projet de texte présenté par la Chancellerie, dont ils ne peuvent que regretter l'enlisement, les rapporteurs ont entendu dégager les points les plus consensuels de la réforme qui pourraient être inscrits rapidement au sein du code civil, le cas échéant, grâce au dépôt et à l'examen rapide d'une proposition de loi sénatoriale .

À cette fin, il leur a semblé nécessaire d' exclure certaines modifications , à leurs yeux ni urgentes ni abouties , mais de nature à bloquer un projet nécessaire à la lisibilité et l'accessibilité du droit de la responsabilité civile.

1. Des innovations controversées

Les rapporteurs ont pu constater qu' un certain nombre d'innovations ne pourraient pas figurer dans une réforme à court terme du régime de la responsabilité civile , dès lors que, âprement discutées, elles sont de nature à empêcher, à ce stade, son adoption rapide.

Tel est le cas, en particulier, de :

- la création d'une amende civile « à la française » ( article 1266-1 du projet ).

Le projet de la Chancellerie, s'inspirant d'une disposition déjà prévue dans l'avant-projet Catala 16 ( * ) , ouvrirait la possibilité d'une condamnation au paiement d'une amende civile pour sanctionner les fautes lucratives , c'est-à-dire les fautes commises délibérément avec l'intention de réaliser un profit (« faute [commise] en vue d'obtenir un gain ou une économie ») dont l'ampleur serait supérieure à la somme à laquelle serait condamné le responsable si on lui applique le principe de la réparation intégrale du dommage. La condamnation interviendrait à la demande de la victime ou du ministère public , par une décision spécialement motivée du juge.

Contrairement aux dommages et intérêts punitifs 17 ( * ) , le montant de l'amende, qui ne pourrait être supérieur au décuple du montant du profit réalisé ou à 5 % du chiffre d'affaires réalisé en France pour une personne morale, ne serait pas versé à la victime du dommage, mais à des fonds d'indemnisation en lien avec la nature du dommage ou, à défaut, au Trésor public . Elle devrait être proportionnée à la gravité de la faute commise, aux facultés contributives de l'auteur et aux profits qu'il en aura réalisés. Ce « risque » ne serait pas assurable.

Il s'agirait ainsi d'une voie intermédiaire entre la voie civile classique - centrée sur la réparation des dommages - et la voie pénale - axée sur la sanction des comportements, l'objectif étant de prévenir les fautes qui laissent à leur auteur une marge bénéficiaire suffisante pour qu'il n'ait aucune raison de ne pas les commettre.

L'Institut national de la consommation et les associations de consommateurs 18 ( * ) , ainsi que l'association France Victime, approuvent le principe de cette innovation, même s'ils souhaiteraient plutôt une affectation spéciale du produit des amendes au budget du ministère de la justice, dédiée à l'aide aux victimes. Mais une partie de la doctrine (dont François Terré) et surtout les acteurs économiques, ne sont pas convaincus par cette idée d'introduire un mécanisme à forte connotation pénale au sein de la matière civile. Ils souhaitent le maintien, sans aucun changement, du système actuel fondé sur l'alignement de la réparation sur le dommage.

Au-delà de son principe même, tous les universitaires, les organisations syndicales de magistrats et la plupart des professionnels entendus (Conseil supérieur du notariat, association française des juristes d'entreprises, principaux représentants des avocats et des entreprises), mettent en doute la constitutionnalité, voire la conventionalité d'un tel dispositif . S'apparentant à une véritable peine, l'amende civile devrait respecter les différents principes constitutionnels applicables à la loi pénale, et notamment les principes de légalité des délits et des peines et de nécessité et de proportionnalité des peines , résultant de l'article 8 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen.

De plus, il est douteux que le dispositif soit efficace en l'état 19 ( * ) : la victime n'aurait pas véritablement intérêt à demander au juge de prononcer cette amende car elle serait reversée à divers fonds d'indemnisation ou au Trésor public ;

- la reconnaissance d'une responsabilité « collective » en cas d'impossibilité de déterminer l'auteur d'un dommage parmi un groupe de personnes, parfois aussi appelée « causalité alternative » ( article 1240 du projet ) ;

S'inspirant de l'article 1348 de l'avant-projet Catala, la Chancellerie souhaite consacrer - pour les seuls dommages corporels 20 ( * ) - le principe de la responsabilité solidaire des personnes identifiées agissant de concert ou exerçant une activité similaire pour un dommage causé par une personne indéterminée parmi elles. Chaque personne en répondrait pour le tout, à moins de démontrer qu'elle ne peut l'avoir causé. Les « responsables » contribueraient ensuite entre eux « à proportion de la probabilité que chacun ait causé le dommage ».

La jurisprudence n'a, à ce jour, reconnu cette causalité alternative que dans certains cas bien ciblés d'activités de loisirs (accidents de chasse) ou sportives (comme le rugby) pratiquées collectivement et comportant des dangers pour l'entourage, ou dans le domaine de la santé (cas du distilbène 21 ( * ) , par exemple).

La rédaction proposée va donc bien au-delà de la jurisprudence et suscite d'importantes réserves . La Cour de cassation, de même que les syndicats de magistrats et le Conseil national des barreaux, sont très critiques sur ce principe qu'ils assimilent à une véritable responsabilité collective , contraire au principe de personnalisation de la faute . La Cour de cassation relève que les hypothèses reconnues par la jurisprudence sont très diverses et ne peuvent être réglées par un principe général de ce type.

La mission d'information sénatoriale de 2009 était également opposée à la généralisation d'un tel principe , dérogatoire à l'exigence de la preuve d'un lien de causalité entre le fait générateur et le dommage. Des personnes entendues à l'époque avaient d'ailleurs relevé qu'un tel mécanisme pourrait porter atteinte à l'exercice de libertés publiques constitutionnelles comme le droit de grève ou de manifester, sous couvert d'indemnisation des conséquences dommageables qu'il pourrait en résulter.

De plus, il n'est pas assuré que ces dispositions soient conformes à la Constitution . En effet, le Conseil constitutionnel juge traditionnellement qu'il résulte des dispositions de l'article 4 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 l'exigence constitutionnelle « qu'en principe tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Par dérogation à ce principe de responsabilité directe pour faute, le Conseil constitutionnel admet que « la loi peut prévoir l'engagement de la responsabilité d'une personne autre que celle par la faute de laquelle le dommage est arrivé à la condition que l'obligation qu'elle crée soit en rapport avec un motif d'intérêt général ou de valeur constitutionnelle et proportionnée à cet objectif » 22 ( * ) ;

- une définition spécifique de la faute des personnes morales ( article 1242-1 du projet ) ;

La Chancellerie envisage de définir cette faute comme résultant d'une faute de ses organes ou d'un défaut d'organisation ou de fonctionnement pour adapter le droit de la responsabilité civile aux spécificités des personnes morales. La Cour de cassation et certains auteurs y sont favorables. Le ministère de la justice demeure toutefois hésitant sur l'opportunité d'insérer dans le code civil cette disposition issue de l'avant-projet Terré en raison de nombreuses inquiétudes exprimées par les entreprises.

L'Association française des juristes d'entreprises (AFEP) alerte sur le manque de précision de la définition : un manquement d'une société fille pourrait ainsi être imputable à la société mère sans que cela soit forcément l'intention des rédacteurs. Le Conseil supérieur du notariat relève également le flou de la définition en l'absence de précision quant aux « organes » susceptibles d'engager la responsabilité de la personne morale. Il estime difficile de définir une règle générale concernant les personnes morales qui prennent des formes très diverses.

Par ailleurs, selon les principales organisations représentatives des entreprises, la rédaction retenue, ambigüe, semble donner une définition spécifique de la faute de la personne morale, alors que l'intention des auteurs serait plutôt de préciser les conditions de son engagement. Relevant que les dispositions relatives à la responsabilité civile s'appliquent déjà tant aux personnes physiques qu'aux personnes morales, le Haut comité juridique de la place financière de Paris (HCJP) suggère de supprimer cette disposition 23 ( * ) . Le groupe de travail de la Cour d'appel de Paris est également favorable à sa suppression 24 ( * ) : la jurisprudence n'a pas attendu de définition générale de la faute civile des personnes morales pour condamner celles-ci à réparer les dommages commis par leur fait personnel .

2. Une réécriture non consensuelle de certains régimes spéciaux

Le projet de la Chancellerie a aussi l'ambition d'intégrer dans le code civil les dispositions de la loi Badinter relatives à la responsabilité du fait des véhicules terrestres à moteur 25 ( * ) et de retoucher les dispositions existantes relatives à la responsabilité du fait des produits défectueux.

- S'agissant de la responsabilité du fait des véhicules terrestres à moteur , la Chancellerie propose deux innovations : l'amélioration de l'indemnisation du conducteur fautif et l'extension du régime spécial à tous les accidents impliquant un chemin de fer ou un tramway circulant sur une voie propre, jusqu'à présent hors du champ de la loi Badinter. Ces deux nouveautés auraient un impact très important sur le système assurantiel et, lors des auditions, les réactions des professionnels ont été critiques. S'agissant des trains et des tramways, les dispositions proposées risquent de bouleverser l'économie des réseaux de transports en commun gérés par les collectivités territoriales en renchérissant substantiellement le coût de leurs assurances. La RATP considère que ce projet modifierait de manière importante le rôle de la faute de la victime et par conséquent, la sinistralité. La SNCF, très opposée au projet mais consciente de la nécessité d'unifier le régime des victimes d'accidents de train, réfléchit de son côté à une solution alternative consistant en la création d'un fonds de garantie spécifique dédié aux accidents de train, de métros ou de tramways.

- Quant à la responsabilité du fait des produits défectueux , qui est régie actuellement par les articles 1245 à 1245-17 du code civil, le projet prévoit notamment d'étendre l'exception à l'exonération du producteur pour risque de développement . Aujourd'hui valable pour les seuls éléments du corps humain ou produits issus de celui-ci, cette exception pourrait aussi concerner les produits de santé à usage humain. Concrètement, un laboratoire pharmaceutique ne pourrait plus s'exonérer de sa responsabilité en cas de dommage, au motif que les connaissances scientifiques et techniques ne permettaient pas de déceler l'existence d'un défaut au moment de sa mise en circulation.

Cette extension de l'exception est contestée par les acteurs économiques au nom de la défense de la compétitivité et en raison du transfert de risque opéré sur l'assurance. À l'inverse, plusieurs personnes entendues (professeurs de droit et associations de victimes) souhaiteraient aller plus loin et interdire toute exonération du producteur pour risque de développement , puisque la directive européenne dont est issue ce régime spécial le permet 26 ( * ) . Bien qu'elle soit difficile à faire valoir avec succès, la cour d'appel de Paris est favorable à son maintien dans le secteur du médicament. Elle considère que son abandon pourrait « nuire à l'innovation, comme l'a d'ailleurs souligné la Commission européenne dans les différents rapports publiés [...] en application de l'article 21 de la directive » 27 ( * ) .

Selon Jean-Sébastien Borghetti, professeur à l'Université de Paris II, « remettre en cause les contours actuels de l'exonération pour risque de développement crée le risque de relancer le débat sur cette question ( qui avait retardé de près de dix ans l'adoption de la loi de transposition de la directive de 1985 ) et de bloquer l'adoption de la réforme » 28 ( * ) .

3. Une intégration inutile des dispositions sur le préjudice écologique

La Chancellerie envisage d'intégrer - à l'identique - dans son projet ( articles 1279-1 à 1279-6 du projet ) les dispositions issues de la loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, récemment inscrites dans le code civil, dans ses articles 1246 à 1252. Son objectif est de procéder à une renumérotation globale de tous les articles du sous-titre II consacré à la responsabilité civile.

Ces dispositions relatives au préjudice résultant d'un dommage environnemental figurent déjà dans le code civil et ont été votées récemment .

Dans ces conditions, les rapporteurs considèrent qu'il n'y a pas lieu de les intégrer dans le projet de réforme.

Les rapporteurs ont ainsi fait le constat que la forte ambition du projet initial a malheureusement conduit à multiplier les interlocuteurs et à freiner son avancée . Ils jugent donc souhaitable d' exclure ces sujets dans l'immédiat pour faire aboutir le coeur de la réforme , le socle commun de la responsabilité civile.

Proposition n° 1 :  Déposer une proposition de loi sénatoriale pour assurer une concrétisation législative rapide de la réforme de la responsabilité civile.


* 16 Article 1371.

* 17 En 2009, la mission d'information de la commission des lois du Sénat avait refusé une application généralisée des dommages et intérêts punitifs, tout en préconisant leur introduction en matière de faute lucrative, de la même manière que ce que propose de faire aujourd'hui le projet de réforme de la Chancellerie. Dans la proposition de loi déposée ensuite par Laurent Béteille, les dommages et intérêts punitifs étaient plafonnés au double du montant des dommages et intérêts compensatoires. La proposition de loi prévoyait par ailleurs que ces dommages et intérêts soient versés pour moitié à la victime et pour moitié à un fonds d'indemnisation et, à défaut d'existence d'un fonds, au Trésor public.

* 18 Association Consommation Logement Cadre de Vie (CLCV), Association Familles de France, Confédération nationale des associations familiales catholiques (CNAFC), UFC-Que Choisir.

* 19 Audition de Patrice Jourdain, professeur de droit privé à l'université de Paris I.

* 20 Cette restriction est critiquée par Geneviève Viney, professeur honoraire à l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne.

* 21 Cour de cassation, 1 ère Chambre civile, 24 septembre 2009, n° 08-16.305.

* 22 Conseil constitutionnel, décision n° 2015-517 QPC du 22 janvier 2016, Fédération des promoteurs immobiliers [Prise en charge par le maître d'ouvrage ou le donneur d'ordre de l'hébergement des salariés du cocontractant ou du sous-traitant soumis à des conditions d'hébergement indignes].

* 23 Haut comité juridique de la place financière de Paris, rapport sur « L'introduction de règles spécifiques aux personnes morales dans le droit de la responsabilité extracontractuelle », 1 er octobre 2018. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

https://www.banque-france.fr/sites/default/files/rapport_23_f.pdf

* 24 Cour d'appel de Paris, rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », avril 2019. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.justice.gouv.fr/art_pix/Rapport_CA_PARIS_reforme_responsabilite_civile.pdf

* 25 Loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l'amélioration de la situation des victimes d'accidents de la circulation et à l'accélération des procédures d'indemnisation.

* 26 Article 15 b) de la directive 85/374/CEE du Conseil du 25 juillet 1985 relative au rapprochement des dispositions réglementaires et administratives des États membres en matière de responsabilité du fait des produits défectueux.

* 27 Rapport sur « La réforme du droit français de la responsabilité civile et les relations économiques », groupe de travail de la Cour d'appel de Paris, avril 2019.

Ce rapport est consultable à l'adresse suivante :

http://www.justice.gouv.fr/art_pix/Rapport_CA_PARIS_reforme_responsabilite_civile.pdf

* 28 Idem supra .

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